Revue Romane, Bind 25 (1990) 1

Quelques hypothèses sur les constructions hypothétiques

par

Marianne Hobæk Haff

I. Introduction

Comme le suggère le titre de cet article, c'est avec une certaine prudence que nous abordons notre sujet. C'est que nous nous permettons de remettre en question la présentation quasi unanime des grammairiens français en la matière. L'objet de notre travail est d'examiner les schémas hypothétiques qui font autorité en français moderne1. Nous nous demandons en effet s'ils ne sont pas à la fois incomplets et trop rigoureux.

Seuls les systèmes hypothétiques ayant une proposition conditionnelle introduite par si seront abordés ici. Nous avons ainsi laissé de côté les constructions où la condition est exprimée soit par une proposition principale, soit par un syntagme nominal ou prépositionnel, soit par une conjonction autre que si.

Pour décrire les constructions hypothétiques en français moderne, les
grammairiens donnent trois schémas principaux, à savoir

A. Si + le présent -I- le verbe principal au futur simple (au présent ou à
l'impératif) = Si + PR + FUT.

Ce système exprime une hypothèse qui se rapporte soit au présent2, soit à
l'avenir. La réalisation de cette hypothèse est considérée comme probable.
Soit les exemples (1) et (2):

(1) Si je suis malade, docteur, dites-le-moi.

(2) Si j'ai le temps, je t'aiderai.

B. Si + l'imparfait + le verbe principal au conditionnel présent = Si +
IMP + COND PRES.

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Ce schéma se laisse interpréter de trois façons différentes. Il signifie, en
premier lieu, l'irréalité liée au présent. Utilisée ainsi, la construction s'appelle
l'irréel du présent. Soit l'exemple (3):

(3) Si j'étais plus jeune, je vous accompagnerais.

Ce système marque, en deuxième lieu, une hypothèse qui porte sur l'avenir. Si la réalisation de cette hypothèse est considérée comme possible, elle n'est pas donnée comme probable. C'est ce qu'on appelle le potentiel. Soit l'exemple (4):

(4) Si, demain, je recevais sa réponse, je vous la transmettrais.

Comparons (4) et (5):

(5) Si, demain, je reçois sa réponse, je vous la transmettrai.

Dans les deux cas, il s'agit d'une hypothèse sur l'avenir. Ces exemples se
distinguent cependant par le degré de probabilité de l'hypothèse, la probabilité
étant forte dans (5) et faible dans (4).

Si + IMP + COND PRES peut donner lieu à une troisième interprétation, à savoir la possibilité (par défaut d'information) d'un procès en cours. C'est Robert Martin qui présente cette analyse intéressante (cf. Martin 1971) que nous n'avons trouvée nulle part ailleurs. Il donne comme exemple:

(6) S'il était là - je ne sais s'il est là ou non - nous serions sauvés. (Martin,
Temps et aspect p. 131)

Pour formuler une hypothèse réalisable qui porte sur le présent, on a
donc, semble-t-il, le choix entre deux constructions, qui ne se distinguent que
par le degré de probabilité, comme le montrent (7) et (8):

(7) S'il est là, nous serons sauvés.

(8) S'il était là, nous serions sauvés.

Le rapport entre (7) et (8) nous rappelle celui qui existe entre (5) et (4). Dans les deux cas, si + PR + FUT traduit une probabilité forte, et si + IMP + COND PRES une probabilité faible. Si, dans cet ordre d'idées, le verbe de la protase est imperfectif, l'hypothèse porte sur le présent; si, par contre, ce verbe est perfectif, l'hypothèse porte sur l'avenir. C'est grâce à Martin que nous avons découvert ce parallèle intéressant.

Beaucoup de phrases sont ambiguës et marquent aussi bien le potentiel que l'irréel, tel l'exemple (8). Hors du contexte, (8) se prête aux trois interprétations différentes de ce schéma. Un complément circonstanciel de temps ou d'autres éléments contextuels permettent cependant de lever l'ambiguïté:

(9) S'il était là demain, nous serions sauvés.

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Le type de verbe utilisé dans la proposition conditionnelle peut également être décisif pour l'interprétation. En effet, si le verbe de la protase est perfectif, l'hypothèse porte nécessairement sur l'avenir (cf. note 2). Soit l'exemple (10), qui marque le potentiel:

(10) Si elle venait, elle aurait une surprise.

Par contre, si le verbe de la protase est imperfectif, ce n'est pas celui-ci qui
pourra lever l'ambiguïté . Soit (11), qui traduit soit l'irréel soit le potentiel:

(11) Si j'avais le temps, je t'aiderais.

C'est avant tout le troisième schéma qui nous intéresse, et qui sera au
centre de la discussion dans ce qui suit, à savoir

C. Si + le plus-que-parfait + le verbe principal au conditionnel passé = Si
+ PQP + COND PASSE.

Ce système hypothétique signifie, selon les grammaires, une hypothèse
irréalisable qui porte sur le passé. On l'appelle l'irréel du passé. Soit l'exemple

(12) Si j'avais eu le temps hier, je t'aurais aidé.

Ce schéma est univoque dans ce sens qu'il exprime toujours l'irréel. Ceci, il faut bien le souligner, est dû à la combinaison de la protase et de l'apodose en question, car séparément, elles acceptent, dans certains cas, une autre interprétation. En effet, si + le plus-que-parfait peut signifier le potentiel, si l'on combine la protase avec un conditionnel présent:

(13) Et si demain vous aviez échoué, recommenceriez-vous? (Baylon/Fabre,
Grammaire systématique de la langue française, 119)

(14) Si j'avais retrouvé votre livre à 7 heures, je vous l'apporterais. (Mauger,
Grammaire pratique du français d'aujourd'hui, 248)

Le conditionnel passé aussi peut marquer le potentiel, si l'apodose se
combine avec une protase à l'imparfait:

(15) Si l'on me confiait (un jour) cette affaire, je l'aurais vite réglée. (Mauger,
Grammaire pratique, 250)

Revenons au schéma si + PQP + COND PASSE. Si celui-ci signifie toujours l'irréel, la question est de savoir si l'irréalité est liée au passé, au présent ou à l'avenir. Selon l'écrasante majorité des grammaires françaises, il n'y a qu'une seule interprétation, à savoir l'irréel du passé. La Grammaire pratique du français d'aujourd'hui de Mauger constitue cependant une exception à cet égard. Au § 517, on trouve l'exemple (16), pourvu du commentaire suivant: «Le conditionnel passé peut, cependant, se rapporter au présent ou à l'avenir:

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(16) Si j'avais eu vingt ans de moins, je vous aurais accompagné (maintenant ou
demain).

Ici, c'est un irréel...» La condition exprimée par la protase porte sur le
présent; on a donc affaire à l'irréel du présent dans (16).

La possibilité d'avoir ce que nous appelons un «irréel de l'avenir» est évoquée par Robert Martin dans son Temps et aspect: «Cette valeur d'irréalité obtenue au moyen du COND passé, peut, par transposition, se rapporter à l'avenir (s'il avait pu venir demain, nous serions sortis ensemble - mais je sais qu'il n'est pas libre de venir); ainsi, la répartition entre le COND simple et le COND composé obéit, dans l'expression du fait conditionné, à une règle complexe que l'on peut résumer comme suit:

- le fait conditionné serait en cours ou à venir au moment où l'on parle: il
s'exprime au COND simple;

- ce même fait y serait déjà dépassé ou, dès le présent, il est comme
dépassé parce que, de toute manière, on sait qu'il ne se reproduira pas: il
s'exprime au COND passé» (p. 131).

A notre avis, non seulement la présence d'un complément circonstanciel de temps, mais le type de verbe utilisé dans la protase sont très importants à la fois pour l'interprétation et l'acceptabilité de cette construction, problèmes que Martin ne soulève ni dans Temps et aspect ni dans Pour une logique du sens, où il analyse pourtant les systèmes hypothétiques. Ainsi, si l'on modifie l'exemple de Martin, cité ci-dessus, en supprimant le verbe pouvoir, l'acceptabilité restera-t-elle la même? Soit (17) et (18):

(17) S'il avait pu venir demain, nous serions sortis ensemble. (Martin, Temps et
aspect, 131)

(18) S'il était venu demain, nous serions sortis ensemble.

Voilà une question que nous avons voulu étudier de plus près en soumettant
(17) et (18), parmi d'autres, à un groupe d'informateurs.

Les remarques peu orthodoxes de Martin et de Mauger ainsi que les quelques exemples que nous avons relevés ont éveillé notre curiosité. Le système hypothétique si + PQP + COND PASSE peut-il marquer l'irréel du présent et l'irréel de l'avenir, et éventuellement dans quelles conditions? Le français serait-il plus souple que ne le laissent croire la quasi-totalité des grammaires, pour lesquelles l'irréalité liée à l'avenir n'existe pas, et qui ne donnent qu'une seule interprétation du schéma en question, à savoir l'irréel du passé? Tels sont les problèmes que nous allons tenter d'élucider.

La rareté des exemples authentiques nous a obligée à avoir recours à des informateurs. Aussi avons-nous forgé des exemples qui ont été soumis à une vingtaine de locuteurs natifs. Vers la fin de nos analyses, nous avons présenté deux autres questionnaires à des groupes de contrôle.

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II. L'irréel du présent et l'irréel de l'avenir en français moderne

A
Soit quelques exemples de notre corpus :

(19) Si je n'avais pas eu ce rendez-vous demain, je t'aurais accompagné.

(20) Si j'avais eu un jour de congé demain, je serais allée à la plage.

(21) Si j'avais été disponible demain, je serais venue.

Presque tous les informateurs, sauf un ou deux, les acceptent. Dans ces phrases, la protase au PQP exprime une hypothèse sur l'avenir, ce que montre l'adverbe demain. Le verbe de la protase est imperfectif, nous y reviendrons. Ces exemples signifient l'irréel de l'avenir, terme inventé, qui complète la panoplie de l'irréel. Certains diront peut-être que c'est là une notion contradictoire, alléguant qu'une hypothèse qui se rapporte à l'avenir, ne peut pas, par définition, être irréalisable, étant donné que l'on n'est jamais sûr de ce qui va arriver. Il existe, cependant, des hypothèses sur l'avenir qui n'ont aucune chance de se réaliser, tel l'exemple norvégien (22):

(22) Hvis det hadde vaert sondag i morgen, kunne vi ha tatt en tur sammen.

Or, la notion d'irréel de l'avenir ne vise pas seulement l'irréalité incontestable, mais également les hypothèses que le locuteur considère comme irréalisables. C'est le cas justement des phrases (19)- et de l'exemple (23), que nous avons relevé dans le Monde:

(23) M. Le Pors séjournera aux Etats-Unis du 17 au 26 mars. (...) M. Le Pors a
obtenu un visa parce qu'il est ministre. Mais que se serait-il passé, si, victime
d'un remaniement, il ne l'avait plus été le 17 mars? (Le Monde 17/3/83 p. 7)5

Certes, dans (20) on pourrait imaginer que le locuteur aura exceptionnellement une journée de congé supplémentaire, et dans (23) un remaniement ministériel n'est pas tout à fait exclu. A notre avis, il s'agit quand même de l'irréel de l'avenir, étant donné que le locuteur juge ces hypothèses irréalisables. Le fait évoqué est «comme dépassé», comme dit Martin.

Soit les exemples (24) à (27), que la plupart des interrogés jugent inacceptables:

(24) Si tu avais envoyé cette lettre demain, la secrétaire aurait pu te répondre
avant l'expiration du délai.

(25) Si, demain, la France avait décidé de retirer ses troupes, c'aurait été une
catastrophe.

(26) Si, demain, il avait plu, j'aurais eu une bonne excuse pour ne pas emmener
les enfants au zoo.

(27) Si, la semaine prochaine, j'avais gagné un million à la loterie nationale,
j'aurais acheté une belle voiture.

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Si, dans l'ensemble, les informateurs les rejettent, c'est, nous semble-t-il, qu'il est difficile de les interpréter comme relevant de l'irréel. Dans (24), par exemple, on ne peut pas être sûr que l'interlocuteur n'envoie pas la lettre. De même, dans (26), le sujet parlant ne peut pas considérer comme certain qu'il ne pleuvra pas. Dans ces exemples, il y a une sorte d'incompatibilité qui explique leur inacceptabilité: D'un côté, le schéma si + PQP + COND PASSE impose, per se, l'interprétation d'irréel, de l'autre, on a des difficultés à considérer l'hypothèse de ces exemples comme irréalisable - celle-ci relève plutôt du potentiel. 7 informateurs sur 22 acceptent cependant (24), 4 d'entre eux soulignant qu'ils présupposent que la lettre n'est pas envoyée. Ceci montre, à notre avis, qu'en ce qui concerne l'avenir, il peut être difficile de distinguer le potentiel et l'irréel. Que faut-il, en fait, pour que l'on considère un procès futur comme irréalisable?

Les exemples (28) et (29) montrent que la place de l'adverbe temporel,
dans la protase ou dans l'apodose, est importante à la fois pour l'interprétation
et pour l'acceptabilité. Soit (28) et (29):

(28) Si Israel avait signé cet accord demain, les hostilités auraient pris fin.

(29) Si Israël avait signé cet accord, les hostilités auraient pris fin demain.

(28), où l'hypothèse porte sur l'avenir, est à ranger avec (24)-(27); cet exemple est donc inacceptable pour les mêmes raisons. (29), par contre, est accepté par tous les informateurs sauf un. Selon eux, la condition de la protase porte sur le passé, alors que la conséquence, irréalisable, porte sur l'avenir. Voilà une possibilité d'emploi que les grammaires ne mentionnent pas.

Le type de verbe utilisé dans la protase semble jouer un rôle important pour l'acceptabilité. Dans les exemples (19) à (21), que tous les informateurs approuvent, le verbe de la protase est imperfectif. Il en est de même pour les exemples de Martin (cf. Temps et aspect p. 131) et pour (23), notre seul exemple authentique. Les exemples (24)-(27), par contre, qui sont rejetés par presque tous les interrogés, ont, respectivement, trois verbes perfectifs {envoyer, décider, gagner) et un verbe imperfectif (pleuvoir). L'imperfectivité du verbe de la proposition conditionnelle semble donc être un facteur importantpour que ce schéma soit accepté comme irréel de l'avenir. Si tant d'exemples à verbe perfectif sont jugés inacceptables, cela ne peut pas être dû au hasard; la perfectivité du verbe de la protase en est sans doute largementresponsable. Les verbes perfectifs expriment le passage d'un état à un autre, le dépassement d'un seuil de rupture sémantique. Quand la constructionporte sur l'avenir, le fait même que ces verbes signifient l'idée d'un dépassement futur de leur seuil interne explique, à notre avis, que l'on ait tendance à interpréter ces exemples comme relevant du potentiel plutôt que de l'irréel. Que l'on compare (21) et (24). Dans (21), où le verbe est imperfectif,la

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fectif,lapersonne sait déjà qu'elle n'est pas disponible le lendemain, et l'hypothèse qu'elle soit libre se laisse facilement interpréter comme irréalisable.Dans (24), par contre, où le verbe de la protase est perfectif, on ne peut pas conjecturer sur l'avenir de la même façon, étant donné que le seuil interne, propre aux verbes perfectifs, n'est pas franchi au moment présent. On ne peut pas être sûr du non-envoi de la lettre, et cela nous invite à y voir du potentiel. Ceci dit, l'imperfectivité du verbe ne semble pas être une conditiontout à fait nécessaire, comme en témoigne (18), approuvé par 14 informateurssur 20. Or, si (18) est plus largement accepté que les autres exemplesà verbe perfectif, il est nettement moins bien accepté que les exemples à verbe imperfectif6. (26) met en évidence que l'imperfectivité n'est pas une condition suffisante. En fait, ce qui est décisif pour l'acceptabilité, c'est que l'hypothèse relève de l'irréel. On ne peut jamais être sûr du temps qu'il fera, et cela explique que (26) signifie le potentiel plutôt que l'irréel. Bref, si l'imperfectivité du verbe de la protase n'est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante, elle n'en constitue pas moins un élément important pour l'acceptabilité.

Si + PQP + COND PASSE, schéma de l'irréel par excellence, semble avoir franchi encore une frontière. En effet, celui-ci semble pouvoir signifier non seulement l'irréel de l'avenir, mais également l'irréel du présent7, comme en témoignent les deux exemples authentiques (30) et (31):

(30) Si, aujourd'hui, la France avait refusé d'appuyer la double décision de I'OTAN (quoi que l'on pense des aspects proprement militaires du déploiement des Pershing-II et des missiles de croisière), elle aurait sûrement contribué à élargir la fissure entre l'Europe et les Etats-Unis. (Le Monde 1/10/83 p. 4)

(31) (...) Non, j'aime mieux les Grecs. Et si j'avais voulu vivre à une certaine
époque, cela aurait été plutôt au temps de Périclès ou au temps d'Alexandre
le Grand. J'aurais aimé être Onésicrate. (Le Nouvel Observateur 1983)

Dans cet emploi, il est cependant fortement concurrencé par le schéma si + IMP + COND PRES, qui, selon les grammaires à la fois normatives et descriptives, traduit l'irréel du présent en français. S'il se trouve, cependant, que le français possède deux schémas pour marquer l'irréel du présent, la question est de savoir si ceux-ci se distinguent par une nuance de sens. Que l'on pense à la nuance de sens très subtile qui sépare le conditionnel passé et l'imparfait dans les cas où celui-ci est un équivalent approché de celui-là8. Soit les exemples (32) et (33), qui expriment tous les deux l'irréel du passé:

(32) Sans le signal, le train déraillait. (Martin, Temps et aspect, p. 99)

(33) Sans le signal, le train aurait déraillé.

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En est-il de même pour les deux systèmes hypothétiques signifiant l'irréel du présent? Autrement dit, l'irréel du présent est-il envisagé différemment avec si + IMP -I- COND PRES et avec si + PQP + COND PASSE? Pour répondre à cette question, nous avons fait appel à notre groupe d'informateurs. Nous leur avons présenté les phrases qui suivent, en leur demandant de préciser s'il y a une différence de sens entre a) et b) de chaque exemple:

(34a) Si j'avais eu moins de travail maintenant, je serais allée en France.

(34b) Si j'avais moins de travail maintenant, j'irais en France.

(35a) Si je n'avais pas été malade en ce moment, je t'aurais aidé.

(35b) Si je ne n'étais pas malade en ce moment, je t'aiderais.

(36a) Si le général de Gaulle avait vécu aujourd'hui, la France aurait eu plus de
prestige dans le monde.

(36b) Si le général de Gaulle vivait aujourd'hui, la France aurait plus de prestige
dans le monde.

(37a) Si j'avais été un homme, vous n'auriez pas osé m'insulter comme vous le
faites maintenant.

(37b) Si j'étais un homme, vous n'oseriez pas m'insulter comme vous le faites
maintenant.

Le jugement des informateurs n'était pas unanime. Quelques-uns ne voyaient pas de différence entre a) et b), alors que d'autres pensaient que a) et b) se distinguent par leur niveau de langue; nous y reviendrons. Plusieurs informateurs ont suggéré qu'avec si + PQP -I- COND PASSE il s'agit d'un «irréel clos», d'un irréel «sans perspective future», tandis qu'avec si + IMP -I- COND PRES on peut espérer un changement de la situation, celle-ci n'étant pas close, ce qui signifie que celui-là possède un degré d'irréalité supérieur à celui-ci. Ainsi, un des informateurs a noté à propos de (35b) que cette phrase «laisse ouverte la possibilité que je l'aide par la suite», à l'opposé de (35a), où cette possibilité d'assistance ne se dessine pas. C'est sans doute cette absence de perspective future qui confère aux phrases a) une nuance de regret/souhait, signalée par plusieurs informateurs. L'idée qu'il y aurait en français deux variétés d'irréel du présent, un irréel clos opposé à un irréel non clos, est à la fois nouvelle et intéressante. Si une telle analyse ne dit pas tout sur la différence de sens entre les deux schémas de l'irréel du présent, du moins semble-t-elle valable dans bon nombre de cas.

En ce qui concerne le jugement d'acceptabilité, les réactions sont diversifiées. Alors que (34a) et (35a) sont approuvés par presque tous les informateurs, ceux-ci sont un peu plus réticents vis-à-vis de (37a), accepté par 15 informateurs sur 20. Quant à (36a), 8 interrogés sur 20 le boudent. Soit les exemples suivants:

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(38) Si j'avais voulu rester à présent, je l'aurais fait.

(39) S'il avait fait chaud en ce moment, on aurait pu se baigner.

(40) Si je l'avais aimé à présent, tu ne m'aurais pas trouvé ici.

Tandis que (38) et (39) obtiennent le même score d'acceptabilité que (34a) et (35a), (40) subit le même sort que (36a) avec le refus de 8 informateurs sur 20. Comment expliquer ces différences de jugement, qui, sans être énormes, méritent quand même d'être examinées? Soulignons tout de suite que nous n'avons pas de réponse satisfaisante pour l'instant. Nous ne voyons pas pour quelle raison (36a) semble moins acceptable que (34a) et (35a). En fait, (36a) n'est pas sans ressemblance avec (16), l'exemple de Mauger. Plusieurs informateurs nous ont fait part de leur hésitation vis-à-vis de certains exemples, et un informateur nous avoue qu'il trouve bizarre sa réaction de refus devant l'exemple (36a). La faible fréquence de la construction y est certainement pour quelque chose; il est normal que les locuteurs hésitent devant une construction peu répandue, qui, en plus, n'a pas la caution des grammairiens. En dehors de ce fait, il y a peut-être des restrictions liées à cet emploi de si + PQP + COND PASSE, restrictions qui ne touchent pas le schéma normalement utilisé, si + IMP + COND PRES.

Quand si + PQP + COND PASSE est utilisé en tant qu'irréel du présent,
le verbe de la proposition conditionnelle est obligatoirement imperfectif
(cf. note 2). Soit l'exemple (41):

(41) S'il était entré dans mon bureau à l'instant même, il aurait eu une surprise.

(41) est certes acceptable, mais il ne s'agit pas d'un irréel du présent. Le verbe perfectif de la protase nous oblige à y voir un irréel du passé (ou éventuellement un irréel de l'avenir). Il s'agit évidemment d'un passé le plus récent possible, mais d'un passé quand même. En ce qui concerne les exemples authentiques que nous avons relevés, le verbe est imperfectif dans (31) (vouloir), et dans (30) une interprétation imperfective du verbe refuser s'impose. Sans contexte, on aurait pu interpréter avait refusé soit perfectivement avec le sens de «si la France avait pris la décision de refuser», soit imperfectivement avec le sens de «si la France n'avait pas voulu appuyer...». Vu le contexte de cette phrase, c'est la dernière interprétation qui est la bonne.

Les avis sont partagés en ce qui concerne le niveau de langue des exemples.La moitié des informateurs pense que (19) et (20), par exemple, sont acceptables dans la langue familière, alors que l'autre moitié les approuve dans le français standard. Pour ce qui est de (21), 16 informateurs sur 22 l'acceptent dans le français standard. Quant à l'emploi de si + PQP + COND PASSE comme irréel du présent, une majorité d'informateurs considèrentces exemples comme acceptables dans le français standard, si tant est qu'ils les approuvent. Etant donné que ces emplois n'ont pas l'approbation

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des grammairiens, on aurait pu penser que les informateurs, dans la mesure où ils ne les rejettent pas carrément, les marquent du moins de l'estampille «français familier». Or, comme nous venons de le voir, il n'en est pas ainsi. Serait-ce le signe que les grammairiens soient en retard, dans ce domaine, sur l'évolution de la langue?

III. Conclusion

Selon nos matériaux, le schéma si + PQP + COND PASSE peut marquer, en français moderne, non seulement l'irréel du passé, comme nous le laissent croire la plupart des grammaires, mais également l'irréel du présent et l'irréel de l'avenir. L'irréalité étant indissolublement liée à ce schéma, celui-ci semble avoir été transposé au présent et à l'avenir. Si tant est que ce système hypothétique soit en train d'élargir son domaine, quelles pourraient en être les raisons?

On pourrait être tenté de justifier l'intrusion de ce schéma dans le domaine réservé à si + IMP + COND PRES par un désir de désambiguïsation. L'irréel du présent s'exprime normalement à l'aide de si + IMP + COND PRES. Or, cette construction signifie aussi bien le potentiel que l'irréel. Si, pour exprimer l'irréel, on la remplaçait par si + PQP + COND PASSE, il n'y aurait plus d'équivoque, étant donné que ce dernier schéma traduit toujours l'irréel. Un tel changement de système, s'il avait lieu, entraînerait cependant une nouvelle ambiguïté: la question de savoir si l'irréalité est liée au passé ou au présent. Ainsi, seul le type d'ambiguïté (potentiel vs. irréel) changerait, le nombre d'ambiguïtés restant le même. Par conséquent, un tel argument ne tient pas debout. A notre avis, l'emploi de si + PQP + COND PASSE en tant qu'irréel du présent s'explique plutôt par un désir d'exprimer une nuance de sens que l'autre schéma n'a pas, à savoir un irréel clos, sans perspective future. En ce qui concerne son utilisation en tant qu'irréel de l'avenir, il en est autrement. La transposition s'explique sans doute par un besoin de remplir un trou, le français n'ayant pas d'autre schéma pour rendre l'irréalité future.

Si ce système hypothétique est en train de gagner du terrain, force est de constater que, pour le moment, les exemples authentiques n'abondent pas, et ce fait nous dicte une certaine prudence. Ceci dit, les grammairiens ne devraientpas passer sous silence des emplois qui, bien que rares, sont attestés. L'irréel de l'avenir mériterait une place à côté des notions consacrées d'irréel du passé et d'irréel du présent. Et sous la rubrique d'irréel du présent, on devrait admettre le schéma de l'irréel par excellence, qui, semble-t-il, traduit

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des nuances dont l'autre schéma est dépourvu. Quant au destin réservé à ces
emplois, il nous semble prématuré d'en juger.

Marianne Hobœk Haff

Agder distriktshogskole, Kristiansand



Notes

1. Notre collègue Francine Lomheim s'est intéressée aux mêmes problèmes dans un article non publié: «Remarques sur l'emploi du conditionnel passé dans les phrases hypothétiques se rapportant au présent ou à l'avenir», Kristiansand 1984.

2. Si le verbe de la protase est perfectif, l'hypothèse ne peut pas porter sur le présent, quel que soit le temps de la protase.

3. Selon les auteurs de Gruppegratnmatik, il s'agit de l'irréel du présent si le verbe de la protase est imperfectif: «Ved imperfektive verber udtrykkes en hypotese om nutiden, der strider mod virkeligheden: Si seulement j'avais moins de fièvre, je réfléchirais plus vite» (tome 11, p. 244). Notre exemple (11) montre, cependant, qu'avec un verbe imperfectif, l'hypothèse peut également porter sur l'avenir.

4. Tous les exemples sans référence sont des exemples forgés qui ont été soumis au jugement de nos informateurs.

5. Pour la bonnne interprétation de cet exemple, nous rappelons qu'à cause de la datation particulière du Monde, le journal daté du 17 mars paraît en réalité le 16 mars.

6. Pour que l'exemple soit accepté à l'unanimité, l'imperfectivité du verbe de la protase semble donc nécessaire. En ce qui concerne le score relativement bon de (18), on peut se demander si l'auxiliaire être du verbe de la subordonnée n'y est pas pour quelque chose.

7. Robert Martin n'évoque pas cet effet de sens dans ses ouvrages. Au cours d'une conversation, il a fini cependant par admettre qu'un tel emploi est possible.

8. Robert Martin évoque cette différence de sens de la façon suivante: «Devenu concurrent du COND passé, I'IMP s'en distingue cependant par une nuance de signification, qui, pour être subtile, n'en est pas moins réelle. Bien qu'il soit frappé d'inefficience, le chronotype œ, par sa présence obligée dans l'image verbale de I'IMP en langue, suggère l'idée que le procès est si proche de sa réalisation au moment considéré que l'illusion peut naître de sa réalité. KIMP fournit du procès une image plus vivante que ne le fait le COND passé, qui se borne de son côté à le déclarer irréel» (Temps et aspect p. 99). Leiv Flydal aussi commente ce couple dans son article «Signes et symboles dans les grandeurs les moins complexes du plan du contenu». Ces deux linguistes éminents traitent cependant le même phénomène différemment. Pour Martin, il s'agit d'un des effets de sens de l'imparfait, alors que Flydal voit dans cet emploi de l'imparfait «une symbolisation du contenu».

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Résumé

Lobjet de cet article est de remettre en question l'analyse des constructions hypothétiques en français moderne telle qu'elle nous est présentée, de façon quasi unanime, par les grammaires. A notre avis, il faudrait non seulement introduire la notion d'irréel de l'avenir, mais compléter la description de l'irréel du présent.

Bibliographie

Flydal, L.: Signes et symboles dans les grandeurs les moins complexes du plan du
contenu, in Proceedings of the Ninth International Congres of Linguists. Cambridge.
U.S.A., 1962.

Gettrup, H. et alii: Gruppegrammatik 11. Akademisk forlag, Kobenhavn, 1974.

Lomheim, F.: Remarques sur l'emploi du conditionnel passé dans les phrases se
rapportant au présent ou à l'avenir, article non publié. Kristiansand, 1984.

Martin, R.: Temps et aspect. Essai sur l'emploi des temps narratifs en moyen français.
Klincksieck, Paris, 1971.

Martin, R.: Pour une logique du sens. PUF, Paris, 1983.

Mauger, G.: Grammaire pratique du français d'aujourd'hui. Hachette, Paris, 1968.