Revue Romane, Bind 25 (1990) 1

Lecture janséniste de Manon Lescaut

par

Anne Loddegaard

1. Remarques préliminaires

La passionnante Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut a fait couler tant d'encre depuis sa parution en 1731 qu'on croirait le sujet épuisé depuis longtemps. Or, on persiste à publier des livres et des articles consacrés à l'abbé Prévost en général, et à Manon Lescaut en particulier. Aussi M. Jean Sgard se demande-t-il dans son dernier livre sur Prévost, à propos de Manon Lescaut: «Que dire qui n'ait été dit et redit?» (Sgard, 1986, p. 5).

Il semble néanmoins que toute une dimension de l'œuvre ait été négligée par l'ensemble de la critique, à savoir sa signification religieuse. La plupart des analystes se penchent sur les tendances modernes des romans et saluent en l'auteur le philosophe des Lumières ou le préromantique, tandis que les thèmes religieux sont attribués à l'usage conventionnel que ferait de la théologie un prêtre défroqué.

Mais si l'on analyse à fond cet aspect religieux, on verra au contraire qu'il fournit la clé d'une lecture radicalement différente, surtout en ce qui concerne Manon Lescaut. Le présent article étudie en détail la nature et la fonction de la religion dans Manon Lescaut, et il en propose une lecture permettant de situer ce roman du XVIIIe siècle dans le courant des idées du XVIIe siècle, comme étant une manifestation du grand mouvement religieux de ce siècle: le jansénisme.

Apparemment, une interprétation janséniste du roman ne trouve pas d'adhérents parmi les critiques d'aujourd'hui; il est vrai que la question «roman janséniste ou pas?» se pose de temps en temps dans le débat littéraire - question inévitable à cause d'une phrase centrale du roman où le protagoniste exprime sa sympathie pour le jansénisme! - mais sans entrer dans une analyse sérieuse de cette déclaration, on rejette le jansénisme du héros en se contentant d'observations éparses (j'y reviendrai).

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Dans la présente analyse, je vais essayer de démontrer que le héros, des Grieux, parcourt trois phases religieuses: une phase initiale moliniste (3.1.), une phase mediale janséniste où il se croit condamné (3.2.), et finalement une phase janséniste où il peut espérer avoir reçu la grâce (3.3.). - Dans le roman, le jésuite/moliniste Tiberge forme un contraste dialectique avec des Grieux, et pendant leurs discussions théologiques les deux amis manient avec précision les termes molinistes et jansénistes. En dehors de ces confrontations, des Grieux, aussi bien le je narré que le je-narrateur, a volontiers recours aux termes et aux références théologiques pour décrire sa propre situation.

Une distinction entre la conviction religieuse du je-narrateur et celle du je narré (3.4.) nous permettra de déterminer la conviction religieuse supérieure qui, d'une part, structure l'ensemble du récit, et qui, d'autre part, se manifeste comme le message idéologique conscient de Prévost lui-même.

Or, avant d'aborder la lecture proprement dite, il convient de rappeler brièvement les idées principales du jansénisme et du molinisme, dont la connaissance, y compris celle de la terminologie, s'impose pour apprécier à fond le conflit religieux du roman.

2. Jansénisme et Molinisme.

On sait que l'impossible coexistence entre la toute-puissance divine et le libre arbitre humain constitue le fond de la polémique entre jansénistes et molinistes au XVIIe siècle, polémique qui tourne autour de concepts tels que le péché originel, la nature et la volonté de l'homme déchu, la conception de la grâce divine et la prédestination.

Pour les jansénistes, héritiers spirituels de saint Augustin, l'homme déchu est infailliblement porté vers le mal (l'amour de la créature, non l'amour de Dieu), et son salut dépend entièrement de la grâce efficace, accordée aux seuls prédestinés. Or, comme cette prédestination ne dépend en rien des mérites de chacun, le nihilisme de cette doctrine est un risque latent qu'il faut essayer de conjurer en vivant comme si on était élu. Nous retrouverons ce nihilisme dans la phase mediale de l'évolution de des Grieux.

Pour les molinistes, la chute d'Adam n'a pas entièrement corrompu l'humanité : une grâce suffisante étant accordée à tous, il dépend de chacun de choisir le bien et, partant, de mériter ce salut qui, pour les jansénistes, était gratuit.

Voyons maintenant comment la confrontation de ces deux tendances
constitue le drame spirituel et affectif vécu par des Grieux.

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3. Lecture.

3.1. La conviction religieuse initiale.

Pour des Grieux, le choix d'une carrière ecclésiastique est motivé par les nombreuses louanges que suscitent ses dons intellectuels (la proposition de l'évêque etc., p. 53 (la pagination renvoie à l'édition Folio, 1972)). Après sa première chute avec Manon, les escapades à Paris, et la trahison de sa maîtresse (p. 54-64) il est confiné dans la maison paternelle, où son ami Tiberge, jésuite bon teint, lui rend visite. Après maints efforts, Tiberge réussit à faire renaître l'enthousiasme de des Grieux pour la vertueuse vie ecclésiastique:

II me flatta si adroitement sur la bonté de mon caractère, et sur mes inclinations,
qu'il me fit naître (...) une forte envie de renoncer comme lui à tous les
plaisirs du siècle (...). (p. 73)

Tiberge, en bon jésuite/moliniste, souligne l'aptitude évidente de son ami à faire le bien: «il n'y a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable» (p. 72). Si un homme doué de telles qualités se soumet librement à l'influence de la grâce suffisante, il ne manquera pas d'obtenir la grâce efficace. Ce raisonnement apparaît très clairement quand Tiberge parle de son propre cas:

(...) je ne vous dis rien quineine soit solidement vrai, et dont je ne me sois convaincu par un sérieux examen. J'avais autant de penchant que vous vers la volupté; mais le Ciel m'avait donné en même temps du goût pour la vertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits de l'une et de l'autre et je n'ai pas tardé longtemps à en découvrir les différences. Le secours du Ciel s'est joint à mes réflexions. J'ai conçu pour le monde un mépris quinain'a point son égal (...) Je connais l'excellence de votre coeur et de votre esprit; il n'y a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable, (p. 72 - ici, comme partout ailleurs, c'est moi qui souligne)

Ainsi, le moliniste Tiberge s'est servi de sa raison pour comparer le bien au mal; la grâce suffisante l'a mis à même de se concentrer intensément sur le bon choix et, en coopérant avec cette grâce, il a pu mettre à profit ses propres efforts pour faire effectivement le bon choix. Des Grieux sera capable de faire de même, car lui aussi a une bonne tête et un bon cœur.

Tiberge l'amène à ses desseins. Des Grieux a besoin de cet optimisme, et il se représente de nouveau les perspectives prometteuses de la voie cléricale;les motifs proprement pieux jouent un rôle étrangement secondaire dans cette décision («La piété se mêlaaujsi dans mes considérations», p. 73). Il rêve: il mènera une vie simple et chrétienne (p. 74) en s'occupant de ses études et de la religion - par ordre d'urgence - pour s'empêcher de penser

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aux plaisirs temporels; bref, il s'installera dans une petite maison confortable à la campagne, entouré d'amis. La table humble, mais bien fournie, y sera toujours prête. Dans cette vision de bonheur, l'ombre de Manon réapparaît un moment; elle seule rendrait le bonheur parfait - signe prémonitoire de l'échec de la bonne volonté. Mais ni des Grieux ni Tiberge ne conçoivent de soupçons. A Saint-Sulpice, où le chevalier commence ses études théologiques,Tiberge se réjouit de la «conversion» de son ami, dont il se flatte d'être la cause. Des Grieux est un disciple remarquable:

(...) on me félicitait déjà sur les dignités (...), mon nom fut couché sur la
feuille des bénéfices. La piété n'était pas plus négligée! J'avais de la ferveur
pour tous les exercices, (p. 75)

3.2. La conviction religieuse mediale.

La deuxième chute avec Manon - cette fois fatale - se produit après une année passée à Saint-Sulpice. Manon fait son apparition après l'exercice public réussi qui est une étape importante dans la carrière du héros. Le narrateur commente ainsi sa capitulation:

(...) quand je pense à la sainteté de celles [i.e. les résolutions] qui m'avaient conduit à Saint-Sulpice, et à la joie intérieure que le Ciel m'y faisait goûter en les exécutant, je suis effrayé de la facilité avec laquelle j'ai pu les rompre, (p. 75)

La «formule moliniste» était donc fausse, et le narrateur nous donne rétrospectivement
l'explication théologique/existentielle de l'échec de cette doctrine:

S'il est vrai que les secours célestes sont à tous moments d'une force égale à celle des passions, qu'on m'explique donc par quel funeste ascendant l'on se trouve emporté tout d'un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentir le moindre remords, (p. 75)

Le caractère radical de sa chute produit sur lui une impression ineffaçable. Il envisage désormais sous un angle différent «les secours célestes» (= «le secours du Ciel» (p. 72)), c'est-à-dire la grâce suffisante moliniste: des Grieux étant irrémédiablement vaincu par sa criminelle passion, malgré sa décision sincère, la théologie de Tiberge ne peut, dès maintenant, que lui paraître fausse. Comme Tiberge, il a essayé avec ardeur de laisser faire sa bonne volonté, dirigée par la grâce suffisante; il a raisonné, comparé la vertu au vice à la lumière de la foi, choisi, étudié, prié, nié la chair. Mais malgré tous ses efforts sincères, il n'a pas reçu le secours de cette grâce qui lui donnerait une «force égale à celle des passions», lui permettant de choisir le

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bien et d'être sauvé. Il se demande «par quel funeste ascendant» (p. 75) le mal a toujours le dessus. Cette expression de «ascendant» se trouve dès la p. 55; les jansénistes utilisaient souvent le terme astrologique «ascendant» pour désigner la force irrésistible de la passion (voir Manon Lescaut, l'édition Folio 1972, note 14 (notes par S. de Sacy)).

Après tous ces efforts, des Grieux se retrouve donc devant cette fameuse grâce suffisante qui ne suffit pas, dont parle Pascal dans la deuxième Provinciale; cet échec ne manque pas de le pousser vers le jansénisme qui lui offre justement une explication logique de son état: même un homme de cœur, croyant par raisonnement, est incapable d'obtenir la vraie foi («sentiment de cœur»), à moins que Dieu ne l'ait prédestiné à la grâce - la seule grâce du jansénisme, qui était par contre toujours efficace, une fois accordée. Pascal dit à ce sujet:

(...) ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment de cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais ceux quineine l'ont pas nous ne pouvons la [leur] donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n'est qu'humaine, et inutile pour le salut. {Pensées, Lafuma, fr. 110, Brunschvicg, fr. 282)

Aussi arrive-t-il à la conviction fondamentale que sa théologie et sa vision du
monde antérieures sont fausses au moment même de sa capitulation devant
Manon à Saint-Sulpice:

Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu'on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimèreJe vais perdre ma fortune, et ma réputation pour toi, je le prévois bien (...) tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations (...). (p. 78)

Lisant dans ses beaux yeux son destin, à savoir qu'il est prédestiné à la damnation, il doit renoncer à tout espoir de choisir le bien librement. Comme le dit Paul Hazard: «II est faux de dire, suivant la doctrine orthodoxe telle qu'on l'enseigne à Saint-Sulpice, que notre volonté conserve la faculté de choix» (Hazard, 1929, p. 67).

Or, comme les opinions sont extrêmement partagées quant à la portée religieuse de cette scène, il est pertinent d'examiner l'avis contraire, exprimé entre autres par Jean Sgard. Celui-ci conclut qu'en réalité des Grieux exprimeune vision du monde païenne-fataliste et que, d'ailleurs, tout lui est bon qui peut lui servir d'excuse: «S'agit-il de jansénisme? Evidemment pas...». Si Prévost multiplie les termes théologiques dans l'œuvre - entre autres «grâce» et «délectation» - c'est dans le seul but de souligner l'abus qu'en fait le personnage principal. En même temps, si l'on peut parler de christianisme dans les réflexions du chevalier, il s'agit plutôt, selon Sgard, du quiétisme - qu'il qualifie d'«orientation nouvelle et perverse du jansénisme...»,et

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nisme...»,etil ajoute que dans cette œuvre Prévost confronte jansénistes
avec jésuites (Sgard, 1968, p. 245-47).

Il est clair que si Sgard rejette l'impact janséniste dans ce roman, c'est, entre autres, qu'il considère les termes «fatalité», «ascendant» etc. comme non-chrétiens, appartenant par exemple au fatalisme tragique de l'antiquité. En comparant le fatalisme antique à la notion du libre arbitre réel soutenue par le christianisme en général, il fait abstraction du fait qu'une des thèses principales du jansénisme est justement l'asservissement réel de la volonté. Pour cette raison, les expressions fatalistes font partie du vocabulaire janséniste, sans pour autant indiquer le paganisme. Sgard (1968, p. 247-48) s'appuie aussi sur la préface de Manon Lescaut, Avis de l'auteur (fictivement écrite par l'Homme de Qualité, celui qui nous lègue le récit du chevalier), où Prévost affirme explicitement que son protagoniste se lance dans le malheur «volontairement». Sgard voit dans ce mot la réfutation de l'idéologie janséniste, mais il faut s'entendre sur le sens de ce «volontairement», qui n'est nullement étranger à la terminologie de Port-Royal.

Prévost dit dans le passage en question: «J'ai à peindre un jeune homme aveugle, qui refuse d'être heureux pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes...» (p. 42). Nous retrouvons exactement le même ordre d'idées (et les mêmes termes) chez Pascal, par exemple dans le passage suivant, tiré des Ecrits sur la grâce:

La concupiscence (...) a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit [voir «aveugle» ci-dessus] (...). [Le libre arbitre choisit le mal], volontairement et très librement et avec joie comme l'objet où il sent sa béatitude. (Pascal, 1963, p. 317-18)

Pour les jansénistes, la volonté n'est libre qu'en principe; étant déréglée, elle choisit nécessairement - mais toujours librement - le mal, à moins que l'homme ne soit élu. En employant le mot «volontairement», Prévost ne suggère donc pas une interprétation anti-janséniste du thème, mais exprime au contraire la tradition janséniste. Quand l'auteur remarque que des Grieux refuse d'être heureux, il fait allusion au bonheur céleste, à la différence du bonheur terrestre: la volonté du héros étant corrompue, il se range parmi les non-élus; donc, il n'est pas heureux.

N'ayant pas la force de suivre ses bonnes inclinations, ayant perdu son Dieu des Grieux fuit le monde ecclésiastique avec Manon (p. 80-107). Afin de pouvoir fournir de l'argent à sa maîtresse extravagante, il se voit réduit aux rôles successifs de souteneur, de comploteur, et de voleur, et finalement les amants sont emprisonnés. Pendant toute cette période, des Grieux abuse insolemment de la patience de Tiberge tout en contemplant presque

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constamment avec horreur et remords toutes ses actions. Il regrette l'état
d'innocence perdu:

Par quel espace immense n'étais-je pas séparé de cet heureux état! (...) une ombre qui s'attirait encore mes regrets et mes désirs, mais qui était trop faible pour exciter mes efforts. Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel? (p. 101) (Voir aussi les exclamations de remords et de honte par exemple aux pages 90,92,95,99,104.)

La visite de Tiberge à Saint-Lazare (où des Grieux est tenu prisonnier) est l'occasion d'une discussion dialectique, au cours de laquelle des Grieux explore plus avant sa prise de conscience à Saint-Sulpice. La patience de Tiberge a été admirable, et typiquement jésuite, puisque conforme à la confiance moliniste en la capacité humaine d'accomplir la Loi - malgré des chutes, considérées par les molinistes comme des faiblesses guérissables, des affaiblissements momentanés de la capacité d'utiliser la grâce suffisante. La réflexion théorique n'incline donc pas Tiberge à attribuer aux fautes répétées de des Grieux la même signification fatale que le ferait un janséniste. Certes, Tiberge condamne son ami moralement, car le péché est le péché, mais avant - et dans une large mesure après - la rencontre à Saint-Lazare, il fait en réalité preuve d'une patience exceptionnelle, gardant toujours l'espoir de voir des Grieux se racheter en coopérant avec Dieu (et Tiberge) par le biais de la grâce suffisante.

Tiberge ne sait pas encore que des Grieux, par contre, se condamne
beaucoup plus sévèrement lui-même, puisqu'il se croit perdu: ses chutes morales
répétées sont pour lui le signe de la damnation irrévocable.

Le début de l'entretien (p. 116-20) concerne l'aspect logique de la question. Psychologiquement, Tiberge peut comprendre l'attirance d'une vie heureuse dans le péché (bien que faussement heureuse), mais le fait qu'un homme qui s'avoue malheureux en péchant puisse persister dans une situation aussi complètement irrationnelle le laisse perplexe. Des Grieux lui répond que cela n'est pas plus contradictoire en soi qu'une vie vertueuse malheureuse, la vertu étant liée à «mille peines» - et dans le cas de la vie vertueuse, le but du bonheur (le salut) est même lointain et incertain, à la différence des plaisirs de l'amour, ceux-là proches et certains. Tiberge objecte qu'il y a incontestablement une différence de qualité entre les deux buts. Des Grieux admet que la vertu et le salut sont naturellement «infiniment supérieur[s]» à l'amour terrestre, mais que sa parallélisation des deux buts visait à en démontrer l'attirance relative chez l'homme pécheur («des cœurs tels que nous les avons», p. 119), et les peines liées à leur réalisation - et non pas à les mettre sur le même plan éthique/religieux.

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Raymond Picard trouve choquante la comparaison dialectique/psychologique du chevalier entre le bonheur céleste et le bonheur terrestre, la considérant comme l'expression d'une «religion de l'amour et du plaisir» (Picard, 1961, p. 90-92). Alan J. Singerman regarde clairement l'entretien comme une discussion dialectique savante entre deux théologiens, et nous renvoie à un modèle classique de cette comparaison - la théologie psychologique de Malebranche, qui traite les penchants humains de manière réaliste: les hommes d'Eglise ne doivent pas fermer les yeux sur le fait que l'espoir des récompenses à long terme dans l'au-delà ne peut pas d'emblée chasser le pouvoir des plaisirs profanes, ceux-là proches (Singerman, 1979, p. 212 et note 84).

Rassuré par cet hommage à la vertu, Tiberge compte maintenant sur la
coopération du pécheur avec la grâce, comme le fait Malebranche dans sa
doctrine. Mais des Grieux confesse:

(...) c'est mon devoir d'agir comme je raisonne; mais l'action est-elle en mon
pouvoir? De quel secours n'aurais-je pas besoin (...)? (p. 119)

Le jésuite, qui entend l'écho de la doctrine janséniste, est saisi d'épouvanté:

Dieu me pardonne (...) je pense que voici encore un de nos jansénistes.
(p. 119)

Des Grieux justifie son alarme:

Je ne sais ce que je suis (...) et je ne vois pas trop clairement ce qu'il faut
être, mais j'éprouve la vérité de ce qu'ils disent, (p. 119-20)

Voici, sinon un janséniste à titre officiel (il fallait mesurer ses paroles), du
moins un janséniste de cœur - et n'oublions pas que c'est un théologien qui
situe ainsi la vérité du côté janséniste!

La seule phrase «De quel secours n'aurais-je pas besoin...» présuppose la conviction de l'existence d'une seule grâce prédestinée, et des Grieux n'aurait pas mis tant de désespoir dans ses paroles, s'il s'agissait du secours moliniste, toujours disponible à l'homme un tant soit peu coopératif. Aussi Tiberge pose-t-il son diagnostic au moment même de la déclaration de cette phrase.

La grande majorité des commentateurs ne peut pas (ou ne veut pas) admettre ce jansénisme, bien qu'il soit formulé après de longues discussions théoriques entre deux théologiens qualifiés, dans une œuvre créée par un théologien. Henri Busson va jusqu'à dire que Tiberge étant celui qui prononcele mot «janséniste» à Saint-Lazare, et non des Grieux lui-même, on ne peut pas prendre au sérieux ce dernier. Si des Grieux a recours à la théologie et aux termes jansénistes dans son égarement, ce n'est qu'une «gaminerie».

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Sans donner d'arguments précis, Busson conclut brièvement à propos de
Prévost (implicitement de des Grieux): «II n'est pas janséniste» (Busson,
1962, p. 223-24).

Jeanne R. Monty avance la même opinion sommaire: des Grieux se sert du jansénisme pour excuser sa faiblesse; certes, il emploie des expressions jansénistes, «mais le sens qu'il leur donne est tout à fait différent». Malheureusement, Monty ne donne aucun exemple précis de ce détournement de sens, et sa conclusion est un simple postulat: «Tiberge compare ici son ami aux Jansénistes. Il se trompe» (Monty, 1970, p. 56).

Le scepticisme de Herbert Josephs est plus fondamental: selon lui, le jansénisme dans l'œuvre «hardly constitutes (...) a religious conviction; it serves instead as another form of rational explanation for thè power of the irrational». Ce point de vue me semble soulever les questions suivantes: comment définirait-on le jansénisme sans y inclure son contenu religieux? Et pourquoi le jansénisme ne donnerait-il pas comme les autres courants religieux une compréhension logique de la vie - tout en restant une religion pour les croyants sérieux? Cette critique - et l'absence d'arguments - semble indiquer que ce qui intéresse Josephs au fond n'est pas tant la question de savoir s'il y a du jansénisme dans l'œuvre, mais plutôt de déterminer si le jansénisme est vrai en soi (Josephs, 1968, p. 189).

Cette attitude se manifeste sous une forme un peu différente chez Picard, pour lequel le jansénisme du héros - «très momentané» - sert d'excuse à sa faiblesse: «Tout lui est bon, qui peut excuser son impuissance». Selon Picard, le héros agit de manière franchement jésuite/casuistique en utilisant le jansénisme comme simple prétexte - et Prévost avait d'ailleurs, de par sa formation et sa connaissance psychologique, développé «une morale de l'irresponsabilité»; le jansénisme de des Grieux est «caricatural», dans ce sens qu'il prétend défendre les crimes d'un coquin en invoquant son manque de grâce (Picard, 1961, p. 98-99, et p. 615). (Le point de vue de Sgard est pratiquement le même; voir Sgard, 1968, p. 246.)

Picard me semble négliger quelque peu le fait que le jansénisme est une réalité concrète, malgré certains points contestables dans son idéologie : bien que certains jansénistes aient prêté à une caricature grossière et que d'autres se soient eux-mêmes inquiétés des dangers inhérents à leur doctrine, les jansénistes convaincus existaient bel et bien à l'époque. Et l'on ne saurait suivre Picard quand, pour ainsi dire, il entre en discussion avec des Grieux: celui-ci s'excuse en évoquant le manque de grâce, oubliant que «les réprouvésn'en sont pas moins réprouvés» (Picard, 1961, p. 99). Ici Picard néglige apparemment le fait que la possibilité, et même la probabilité, d'être réprouvédevait toujours faire partie de la conviction de chaque janséniste et que, pour des Grieux, il n'est pas seulement probable, mais presque certain que son âme sera condamnée - ce qu'il exprime entre autres par les exclamations

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répétées de remords (on trouve presque le même exposé que celui de Picard
dans la préface de l'édition Deloffre-Picard, Garnier Frères, p. cxxv-cxxx).

Aussi Singerman s'élève-t-il explicitement contre Picard en ce qui concerne la sincérité du remords chez des Grieux: «le désir de se justifier relève, bien évidemment, du besoin de se disculper, donc d'un sentiment qui se rapporte à la culpabilité (Singerman, 1979, p. 216). C'est que le roman ne traite pas uniquement de l'amour de Manon, mais aussi d'«un autre amour (...) tout aussi essentiel à la structure thématique de l'ouvrage (...) la «charité» [i.e. l'amour de Dieu] (...). L'angoisse morale dont fait preuve des Grieux ne peut s'expliquer sans l'existence de cette force sous-entendue qui fait contrepoids à sa passion pour Manon» (Singerman, 1979, p. 201). Les nombreux faux-fuyants moraux du héros «traduisent un besoin profond de démentir l'évidence de sa déchéance, d'échapper au sentiment douloureux de sa culpabilité» (Singerman, 1979, p. 210). Et Singerman définit avec précision la nature de cette déchéance:

Le problème de la volonté (...) est au centre de la doctrine augustinienne (...). Dérèglement de la volonté, dérèglement volontaire, association d'idées facile: le comportement de des Grieux sert visiblement à souligner la corruption de sa volonté et, partant, à évoquer sa condition métaphysique. (Singerman, 1979, p. 217-19)

(...) le dilemme de des Grieux relève indubitablement d'une conception théologique de la situation de l'homme dans ce monde. Hazard voit très clairement la fonction essentielle de des Grieux, qui est d'incarner l'homme moyen succombant aux passions déréglées, conséquence du péché originel. (Singerman, 1979, p. 203)

Singerman qualifie la conviction du protagoniste $ augustinienne (son insistancesur la nécessité de la grâce, entre autres). Pour une raison quelconque il ne veut pas définir sa conviction comme spécifiquement janséniste. C'est que sa définition de l'augustinisme est si large qu'il y inclut à la fois les jésuites, les jansénistes, et les réformés (Singerman, 1979, p. 202-03). Plus loin, il modifie toutefois sa définition: se référant au Dictionnaire de théologie catholique, il situe le conflit entre saint Augustin et les Pélagiens à l'origine de toutes les controverses sur la grâce, donc non seulement entre catholiques et protestants, mais également entre jansénistes et jésuites. J'ajoute pour ma part que si l'église romaine représentait officiellement saint Augustin dans les matières de la grâce, elle s'en était officieusement écartée de manière si évidente que là se trouvait la raison principale des réactions protestantes, puis jansénistes. Et cet écart s'appelait précisément molinisme. Comme déjà mentionné, Singerman a bien vu l'essentiel du problème, et son analyse se base dans une large mesure sur une interprétation de l'augustinisme qui, en pratique, est parallèle à sa version janséniste (en d'autres termes à «Paugustinismeoriginai»).

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nismeoriginai»).Or, comme sa distinction entre les deux conceptions de la grâce est moins rigoureuse sur le plan des détails, Singerman a du mal à expliquer pourquoi Tiberge réagit avec tant d'épouvanté devant ce qui ne serait que de l'augustinisme courant, pratiqué par l'Eglise (cf. la définition de Singerman lui-même).

L'analyse de Singerman est plus approfondie et, d'une certaine manière, plus savante que celle de Hazard. Mais quand Singerman estime que Hazard «eut tort (...) de tant insister sur le côté «janséniste» du roman» (Singerman, 1979, p. 202), cette critique est justement fondée sur sa définition trop floue de la notion d'augustinisme. Parmi les commentateurs cités, il me semble que Hazard est celui qui comprend le mieux l'ensemble et la cohérence de l'œuvre et qui traite l'élément janséniste avec le plus de sérieux: il ne confond pas la question de la «vérité» du jansénisme avec celle de sa présence dans l'œuvre, et il maintient la notion de jansénisme en tant que telle sans en modifier le sens; cela ne l'empêche pas de voir que, de temps en temps, la conviction sincère de des Grieux lui sert de pretexte pour s'abandonner à la faiblesse. Mais pour Hazard il n'y a pas de doute que, à Saint-Lazare, «Tiberge a flairé l'hérésie», et que des Grieux a admis franchement avoir vu la vérité du jansénisme: «Voilà pourquoi l'on peut dire qu'il y a du jansénisme dans Manon Lescaut» - une idéologie dont on peut détecter les traces dans l'œuvre entière (Hazard, 1924, p. 638-39). La seule autorité contre laquelle le protagoniste ne se révolte jamais, c'est la loi divine: «Qu'on suppose une conception épicurienne de la vie, et le roman changera de caractère; il ne sera plus qu'un hommage à la passion triomphante»; aussi, «à chaque détour de l'histoire, le sentiment religieux réapparaît, pour compliquer le sentiment de l'amour, (...) pour l'enrichir de douleur et de remords» (Hazard, 1924, p. 626). Il est juste de dire que le développement mental du héros l'expose psychologiquement: «(...) privé de la grâce, que peut-il faire?» Et après la première génération de jansénistes d'autres sont venues: «de la croyance de Pascal, elles font une excuse pour la volupté». Mais le jugement de Hazard est toujours le même: ce qui préoccupe Prévost ici, comme dans tous ses romans, c'est la force fatale des passions; la conviction religieuse de des Grieux, et sa philosophie de la vie, ont ses racines dans le jansénisme classique; ses plaintes sont «ces plaintes qui ont échappé quelquefois aux Jansénistes les plus convaincus» (Hazard, 1924, p. 636-39).

Franz Pauli a donné la même interprétation (publiée dès 1911, mais un peu négligée par les critiques modernes). Il commente ainsi le passage de la confrontation à Saint-Lazare, où Tiberge somme des Grieux d'agir selon sa reconnaissance de la vertu comme le bien suprême: «Das ist aber gerade der springende Punkt in Prévosts jansenistisch gefàrbter Weltanschauung: Der Mensch ist ja unfàhig, im Kampfe mit der «passion» so zu handeln, wie es ihm die «raison» vorschreibt» (Pauli, 1911, p. 70). Pour Pauli, l'œuvre prévostienneest

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vostienneestincompréhensible, à moins de prendre en considération sa relation avec le jansénisme, et il ajoute: «An seinem Hauptwerk, der Manon Lescaut, hat sich dies in besonderem Masse gezeigt» (Pauli, 1911, p. 2-3) - «Manon Lescaut ist im selben Sinne ein jansenistisches Werk wie Racines Phaedra» (Pauli, 1911, p. 51).

Dans la scène de Saint-Lazare, nous venons de voir «un chrétien auquel manque la grâce» (Hazard, 1929, p. 66). Dans la lutte entre la vertu et la passion nous avons rencontré, à chaque phase décisive, les termes et les raisonnements théologiques de la grande lutte religieuse contemporaine, et nous voyons que des Grieux a pris une position très nette dans cette lutte - une position ayant son origine non seulement dans la pure spéculation, mais aussi dans ses expériences amères de la vie. Pour des Grieux, le jansénisme est plus qu'une théorie, il incarne les données fondamentales de sa propre existence.

D'ailleurs, cette conviction le mène à une sorte de calme d'esprit - le calme au centre de l'ouragan - qui influencera le reste du drame, et qui exprime, non pas un abus conscient de la doctrine, mais le nihilisme propre au jansénisme, que craignaient en effet beaucoup de ses adhérents: selon toutes les apparences, je suis prédestiné à la perdition, à une vie dans le péché irréparable; je veux au moins jouir pleinement de mes péchés, car je n'ai rien à perdre. Cette attitude est exprimée dans plusieurs passages:

Je la [i.e. Manon] tiens du moins (...) elle est à moi; Tiberge a beau dire, ce
n'est pas là un fantôme de bonheur, (p. 134)

J'avais perdu (...) tout ce que le reste des hommes estime, mais j'étais le
maître du cœur de Manon, le seul bien que j'estimais, (p. 196)
O Dieu! m'écriai-je, je ne vous demande plus rien; je suis assuré du cœur de
Manon (...). (p. 202)

Ce n'est pas seulement dans les passages centraux qu'on trouve le jansénisme
et sa doctrine de la prédestination. On relève en effet, disséminées dans le
récit, des remarques du genre:

Je représentais [la passion à Tiberge] comme un de ces coups particuliers du
destin (...) dont il est (...) impossible à la vertu de se défendre» (p. 90)

Pauli interprète ainsi ce passage: «Wiederum die jansenistische Auffassung von der «passion», die nicht von der «raison» besiegt werden kann ohne die «gratia efficax», die aber diesem Ungliicklichen von der Vorsehung verweigert worden ist» (Pauli, 1911, p. 61-62).

Ou encore:

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la malignité de mon sort (p. 91) - amour fatal (p. 92) - Par quelle fatalité (...) suis-je devenu si criminel? (p. 101) - fatale tendresse (p. 116) -je reconnus qu'il fallait plier sous le poids de ma fortune (p. 174) - Je n'attends plus rien (...) de la fortune (...) il ne me reste plus que de m'y soumettre. Ainsi je ferme les yeux à toute espérance (p. 193) -je ne vois point le moindre jour à l'espérance, il faut que je me soumette à toute la rigueur de mon sort(p. 50).

La pensée de des Grieux n'est jamais celle d'un libertin, mais celle d'un
janséniste désespéré; il est immoral, jamais amoral:

je n'étais pas (...) de ces libertins outrés, qui se font gloire d'ajouter l'irréligion
à la dépravation des mœurs, (p. 203)

Mais il s'abaisse continuellement, ne reculant pas devant les crimes les plus graves; il est très fort en charme perfide et en tromperie, même vis-à-vis de son père et de Tiberge. Après les escroqueries, emprisonnements, et évasions, le père de des Grieux s'allie aux autorités pour se débarrasser de Manon. Le seul choix qui reste à des Grieux (acquitté quant à lui) est de suivre sa maîtresse en déportation, après avoir imploré en vain le Lieutenant de Police et son père.

Dans cette phase, des Grieux exprime le désir de mourir; pour lui, la punition céleste est préférable à la perte de Manon. Celle-ci désire la mort pour eux, lors de l'embarquement pour l'Amérique; et le père, en déclarant qu'il aimerait mieux voir son fils mort que sans honneur, contribue à cette hantise de la mort qui, désormais, imprégnera la tragédie. Des Grieux est sur le point de libérer Manon par une attaque à main armée et l'idée l'effleure de tuer les amants de celle-ci (G... M..., père et fils) et même son propre père. Lorsque le navire met à la voile, tous les signes de la perdition extérieure se sont joints à sa conviction de la perdition intérieure.

Ici la question se pose de savoir si des Grieux a raison de s'estimer perdu seion toute vraisemblance; on peut se tromper non seulement au sujet de son salut, mais également au sujet de sa perdition. Il est vrai que la prédestination exclut un changement de la volonté divine, et que, par conséquent, un homme condamné à un moment de sa vie et sauvé à un autre est naturellement inconcevable selon cette doctrine. Mais l'inspiration de la grâce peut être prédestinée à ne se produire qu'après les premières grandes épreuves de la vie. Dans un tel cas, même l'élu peut se croire perdu pendant une certaine période - et plus tard trouver des points d'appui pour changer d'avis. Les signes permettant l'espoir de la grâce se manifestent à n'importe quel moment de la vie. L'homme lui-même ne peut ni hâter ni retarder le don de la grâce par de bonnes œuvres. Comme l'a dit Pascal:

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Consolez-vous! ce n'est pas de vous que vous devez l'attendre, mais au
contraire, en n'attendant rien de vous, que vous devez l'attendre. (Pensées,
Lafuma, fr. 517, Brunschvicg, fr. 202)

En effet, la dernière phase religieuse dans la vie du héros se modèlera sur le fait que les actions humaines ne peuvent ni hâter ni retarder le don (éventuel) de la grâce. Ce n'est qu'après le point culminant de la tragédie - la mort de Manon - qu'il croit trouver les signes d'une élection possible à la grâce.

Josephs (1968, p. 194-97) n'est pas satisfait de ce dénouement qui, à son avis, surprend le lecteur. Cette impression renforce Josephs dans l'opinion qu'on ne peut prendre au sérieux ni l'élément janséniste ni le dénouement. L'auteur aurait dû nous préparer graduellement au don de la grâce. Mais ici Josephs suppose que des Grieux, en faisant des progrès par paliers, a mérité la grâce «à la moliniste». Comme le remarque fort justement Josephs, la grâce n'est pas méritée par le protagoniste, mais en estimant que ce fait coupe le fil narratif et rend improbable le thème religieux, Josephs néglige le fait que c'est justement ce trait qui prouve qu'il s'agit de la grâce gratuite janséniste, le nœud idéologique de l'œuvre.

Que la grâce soit gratuite est illustré dès avant la fin du roman, de la manière suivante: les malheureux reprennent courage pendant la traversée; leur amour s'approfondit et Manon, devenue plus douce et tendre, reconnaît être responsable de leurs mésaventures. Les nouvelles conditions en Amérique leur permettent de réaliser le désir de légitimer devant Dieu leur amour:

le [i.e. notre bonheur] faire approuver du Ciel (...) et que nous (...) sanctifions
notre amour par des serments que la religion autorise, (p. 204)

Mais cette intention de faire une bonne action - nourrie «des remords que je
ne devais point étouffer» (p. 205) - ne saurait ébranler la volonté divine:

je gémis de la rigueur du Ciel à rejeter un dessein que je n'avais formé que
pour lui plaire, (p. 205)

Au contraire, des Grieux voit les malheurs culminer sous l'effet direct de cette tentative sincère pour faire une bonne action: leur initiative ayant révélé que les prétendus époux ne sont pas mariés, Manon doit se soumettre aux dispositions du gouverneur en se mariant avec le neveu de celui-ci. Il en résulte un duel, la fuite et la mort de Manon.

3.3. La conviction religieuse finale.

Des Grieux désire la mort. Mais une péripétie se produit dans sa situation.
Le texte de l'édition de 1731 décrit ainsi sa nouvelle conviction:

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Mais le Ciel (...) avait dessein de me rendre utiles mes malheurs et ses
châtiments. Il m'éclaira des lumières de sa grâce, et il m'inspira le dessein de
retourner à lui par les voies de la pénitence, (p. 214-15)

Bien que sa vie après la perte de Manon soit «languissante, et misérable» (p. 212), il est capable de s'abandonner aux «exercices de piété», inspiré par la grâce, et, de retour en France, il mène «une vie sage et régulière», retiré à la campagne (p. 215). Ainsi le Ciel lui accorde d'abord la grâce, la grâce gratuite qui lui donne l'inspiration de l'amour de Dieu, et ce don seul lui permet - indépendamment de sa volonté et de ses propres forces - de suivre la voie divine, de résister aux passions, et d'accomplir une grande partie des commandements.

C'est pourquoi on a du mal à suivre l'interprétation de Picard (1965) qui présente Tiberge comme la personnification de la grâce, en d'autres termes comme celui qui amène continuellement des Grieux à acquérir peu à peu la grâce efficace, par le truchement de la grâce suffisante. Bien au contraire, le roman montre de façon systématique l'impuissance de Tiberge, qui incarne précisément l'insuffisance de la grâce suffisante! Et le laps de temps même met en évidence cette impuissance, puisqu'il n'apparaît qu'après le grand changement dans la vie de des Grieux. Aussi ce dernier précise-t-il que c'est «pour lui causer une joie [que] (...) je lui déclarai que les semences de vertu qu'il avait jetées autrefois (...) commençaient à produire des fruits» (p. 216). Voir aussi son commentaire sur ce même sujet, p. 54.

Ainsi, en quelques phrases courtes, conformes au «programme» janséniste, le protagoniste/narrateur déclare qu'après avoir été janséniste sans espoir de grâce, il sent maintenant l'inspiration de la vraie foi, de l'amour de Dieu, et il est donc aussi près de la certitude d'être élu que peut l'être un janséniste.

Cette partie centrale de la fin (p. 214-15) fut modifiée par Prévost dans
l'édition de 1753 (voir l'édition Garnier par Deloffre-Picard, p. 202, et Sgard,
1986, p. 202-11) - ainsi que dans une réédition en 1759:

1731

Mais le Ciel après m'avoir poursuivi avec tant de rigueur, avait dessein de me rendre utiles mes malheurs et ses châtiments. Il m'éclaira des lumières de sa grâce, et il m'inspira le dessein de retourner à lui par les voies de la pénitence. La tranquillité ayant commencé à renaître un peu dans mon âme, ce changement fut suivi de près*) par ma guérison, je me livrai entièrement aux exercices de piété...

*) de près sera remplacé par depuis en 1759. (sur depuis, voir plus loin)

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1753

Mais le Ciel, après m'avoir puni avec tant de rigueur, avait dessein de me rendre utiles mes malheurs et ses châtiments. Il m'eclaira de ses lumières, qui me firent rappeler des idées dignes de ma naissance et de mon éducation. La tranquillité ayant commencé de renaître un peu dans mon âme, ce changement fut suivi de près par ma guérison. Je me livrai entièrement aux inspirations de l'honneur...

Dès 1911, Pauli avait remarqué que la version de 1731 «ist noch pràgnanter in der Sprache der Jansenisten gehalten» que la version de 1753 (Pauli, 1911, note p. 84). C'est que Prévost, en 1753, modifia le caractère janséniste du passage en supprimant «grâce» et «il m'inspira» (et «voies de la pénitence») dans la deuxième des phrases citées; restait un modèle quasi moliniste de la récupération des valeurs aristocratiques, provisoirement oubliées, par la grâce suffisante - ou peut-être une «conversion» rationaliste/déiste («lumières, qui me firent rappeler des idées dignes de ma naissance et de mon éducation (...) inspiration de l'honneur»).

Hazard souligne aussi le caractère janséniste de la transformation de des Grieux, selon l'édition de 1731: «Elle vient enfin, cette grâce si longtemps refusée. Des Grieux a soin d'indiquer, de la manière la plus expresse, qu'il n'arrive à se convertir que par le secours du ciel» (Hazard, 1924, p. 637-38) - et Hazard considère la suppression postérieure de «grâce» comme une atténuation manifeste du contenu janséniste originel (ibid.; voir aussi Hazard, 1929, p. 68-69).

Dans son Prévost romancier, Sgard ne s'attache pas particulièrement à la signification des différences entre la version de 1731 et celle de 1753; apparemment il se borne ici à une lecture religieuse générale de la fin des deux éditions sans en faire une distinction nette (Sgard, 1968, p. 251). Par contre, dans Labyrinthes de la mémoire, il estime comme Pauli et Hazard que les corrections de 1753 sont une sécularisation du changement clairement religieux dans l'original de 1731: «la conversion ultime du chevalier [est] d'ordre moral ou social, et ne [doit] plus rien à la grâce (...); un dieu éclairé qui ressemble au dieu de Voltaire lui conseille simplement de vivre selon la loi de sa classe sociale» (Sgard, 1986, p. 210). Mais ses analyses des deux dénouements ne prennent pas en considération l'inspiration soudaine et gratuite de la grâce dans l'édition de 1731 et ne s'interrogent point sur le caractère spécifiquement janséniste, ou non, de la conviction finale de des Grieux dans cette première version.

Comme Sgard, Deloffre-Picard et Josephs parlent d'une laïcisation du texte de 1753, sans pour autant entrer dans une discussion sur l'élément janséniste du texte de 1731. Mais comme ces commentateurs réfutent le rôle central de la religion dans l'ensemble du roman (voir plus haut la discussion

Side 108

de leur point de vue à ce sujet), ils estiment que la fin de la première version était une erreur narrative fâcheuse de la part de Prévost (Josephs parle de «a deceptive structural flaw» (Josephs, 1968, p. 195)) et que les corrections de 1753 sont davantage en accord avec le prétendu ton areligieux du roman. Donc, pour Deloffre-Picard «ces corrections sont heureuses» (Deloffre-Picard,1965, note p. 202). Josephs pense que le passage de 1753 est «the only clear évidence of the author's delayed récognition that the religious héritage of the former seminarían was too weak to supply a controlling pattern for his expérience» (Josephs, 1968, p. 195). Pourtant, en utilisant l'expression «controlling pattern» Josephs admet indirectement que la fin de 1731 indiqueen fait une structure idéologique du texte.

Se penchant sur la pensée religieuse des dernières œuvres de Prévost, Berenice Cooper utilise les corrections de 1753 dans le but de démontrer que l'auteur, à l'âge mûr, désapprouvait le jansénisme (Cooper, 1952, p. 189 et note 2). Mais ce raisonnement implique, inversement, que la version de 1731 était en effet janséniste, et que Prévost, à cause de ses convictions postérieures, attachait une grande importance à la suppression des traits jansénistes que contenait la fin de l'édition de 1731.

Autrement dit, l'analyse de Cooper a indirectement renforcé les mises en évidence faites par Hazard et Pauli du caractère janséniste de la fin de l'édition originale, et nous pouvons donc considérer les corrections non seulement comme une atténuation (Hazard) et une variation de quelque chose de «noch pràgnanter» (Pauli), mais aussi comme un effacement fait à dessein des traces d'une doctrine que Prévost n'appréciait plus, mais qui avait dominé l'édition de 1731.

Comme indices supplémentaires de la présence du jansénisme dans l'œuvre, j'ajouterai pour ma part deux corrections terminologiques de 1753 - dont la première citée ci-après semble complètement négligée par les critiques. Quant à la deuxième, sa signification passe inaperçue.

La dernière phrase du chevalier à Saint-Lazare (p. 120): «j'éprouve la vérité de ce qu'ils disent» (1731) fut transformée en (l'édition Garnier, p. 93): «je n'éprouve que trop...» etc. (1753); la négation de la dernière phrase est une réserve subtile, mais significative - une certaine inquiétude en constatant que son raisonnement mène justement à cette vérité-là, l'indication d'une hésitation, le préparant à un changement d'avis ultérieur. La deuxième correction est la suppression de «m'inspira» dans la fin de 1731. Les commentateurs n'ont pas prêté attention à la signification du mot «inspirer», qui est pourtant un terme essentiel du vocabulaire janséniste. Voir par exemple les Pensées de Pascal:

La religion chrétienne (...) n'admet pas pour ses vrais enfants ceux qui
croient sans inspiration (...) [les] inspirations, qui seules peuvent faire le vrai
et salutaire effet (Lafuma, fr. 245, Brunschvicg, fr. 808)

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C'est Dieu lui-même qui les incline à croire (...) un de ces Chrétiens qui
croient sans preuves (...) est véritablement inspiré de Dieu, quoiqu'il ne pût le
prouver lui-même (Lafuma, fr. 287, Brunschvicg, fr. 382)

Je [i.e. Jésus] te suis présent (...) par les inspirations (Lafuma, fr. 553, Brunschvicg,
fr. 919; Le mystère de Jésus).

En d'autres termes, «m'inspira» a la même signification que «grâce». L'élimination des deux mots doit être interprétée au même niveau; et plus il y a de corrections dans ce sens, plus la signification de chaque correction - et a fortiori de l'ensemble des corrections - devient forte.

Finalement, je voudrais attirer l'attention sur une autre correction - celle de 1759 mentionnée plus haut (également négligée, semble-t-il). Cette correction peut, elle aussi, être interprétée comme une atténuation du jansénisme: le remplacement de «de près» par «depuis» rend plus long l'intervalle entre le secours du ciel et la guérison de des Grieux. De cette manière, Prévost rend la guérison opérée par la grâce moins immédiate, donc moins «janséniste». Singerman commente ainsi le mot «guérison»:

l'emploi des expressions «maladie» et «guérison», accompagné de la notion de grâce divine, évoque irrésistiblement l'œuvre d'un certain évêque d'Ypres [i.e. Jansen] intitulée Augustinius, ou la doctrine de saint Augustin sur la santé, la maladie et la guérison de la nature humaine... (1640). C'est ainsi que Jansen caractérisa les grandes étapes de la doctrine augustinienne du péché originel et de la grâce: la santé est l'innocence d'avant la chute; la maladie est l'état de péché; la guérison est le retour vers Dieu par voie de la grâce. Simple coïncidence? Le contexte admet difficilement cette hypothèse. (Singerman, 1979, p. 223)

Prévost a conservé le mot «guérison» dans toutes les éditions postérieures à
1731. Mais en remplaçant «de près» par «depuis» en 1759, il a voilé le ton
janséniste de «guérison», achevant ainsi sa correction de 1753.

Comme j'ai essayé de le démontrer dans ce qui précède, Manon Lescaut de 1731 est une œuvre où le protagoniste est janséniste dans les phases mediale et finale, et où ce que Pauli nomme «la langue du jansénisme» (Pauli, 1911, note p. 84) est manifeste, non seulement dans les passages essentiels, mais jusque dans les détails. J'estime donc mal fondées les analyses de Cooper (1952, p. 189) et de Picard (1961, p. 99), qui limitent à quelques rares passages les manifestations du jansénisme. Pour la première, certains commentateurs «hâve connected him [i.e. Prévost] with Jansenism, partly on the basis of a few passages» du roman; pour le second, le jansénisme du chevalier est «très momentané».

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3.4. Le jansénisme du héros: le message idéologique de l'auteur?

Que la conviction finale de des Grieux soit janséniste est confirmé par une analyse de sa fonction de je-narrateur. parvenu à la situation finale, des Grieux raconte son passé tout en le commentant rétrospectivement selon une idéologie janséniste plus ou moins explicite. Ce jansénisme se manifeste par exemple dans les réflexions suivantes (dont seulement une ou deux - de la phase mediale - ont été citées plus haut):

[les bonnes œuvres ne peuvent pas produire la grâce]: la rigueur du Ciel à
rejeter un dessein queje n'avais formé que pour lui plaire (p. 205).

[la prière non plus ne peut pas déclencher la grâce]: la fortune avait rejeté
impitoyablement mes vœux (p. 192).

[le thème de la prédestination]: j'étais né pour les courtes joies, et les longues douleurs. La fortune ne me délivra d'un précipice que pour me faire tomber dans un autre (p. 104) - C'est quelque chose d'admirable, que la manière dont la Providence conduit les événements (p. 133) - par un tour bizarre de mon sort (p. 150) - Notre mauvais génie travaillait pendant ce temps-là à nous perdre (p. 170) - ma mauvaise destinée l'aurait peut-être emporté sur tous mes efforts (p. 182) - par une étrange disposition de mon mauvais sort (p. 197) - le sort qui voulait hâter ma ruine (p. 208) - l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte (p. 55).

[l'absence de volonté]: quand je pense (...) je suis effrayé de la facilité avec laquelle j'ai pu (...) S'il est vrai que les secours célestes sont à tous moments d'une force égale à celle des passions, qu'on m'explique donc par quel funeste ascendant (p. 75) - asservi fatalement à une passion que je ne pouvais vaincre (p. 205).

Quant aux deux avant-dernières citations, ces commentaires rétrospectifs se réfèrent même à des scènes qui ont lieu avant la première remarque janséniste du je narré (le passage sur la liberté à Saint-Sulpice, p. 78): la première rencontre avec Manon (p. 55) et le prélude de «la deuxième chute» avec Manon à Saint-Sulpice.

Il en résulte premièrement que le je-narrateur se solidarise avec le je narré janséniste, et deuxièmement que le je-narrateur donne en outre une interprétation janséniste des expériences du je narré moliniste («la conviction initiale»). On peut en conclure que des Grieux, dans sa phase finale, maintient la vision du monde acquise par le je narré dans la phase mediale; mais cette solidarité établie, on peut poser la question suivante: l'auteur réel se solidarise-t-il aussi avec son protagoniste?

Side 111

Que le je-narrateur soit janséniste indique que le message idéologique de l'auteur est également janséniste ou fort jansénisant, vu la technique narrative: comme le roman est écrit à la première personne, Prévost n'a aucun moyen d'y placer ses propres commentaires, dans lesquels il pourrait se distancer des convictions du protagoniste s'il ne les partageait pas; et il a également renoncé à faire exprimer des réserves par le premier narrateur, l'Homme de Qualité, et par le deuxième narrateur, des Grieux lui-même - seul moyen de distanciation explicite que lui laisse cette forme de récit (et qu'il exploite effectivement dans Clevelandl). Quant à une éventuelle valorisation négative implicite - des Grieux se démasquant malgré lui - celle-ci relève évidemment d'une interprétation, qui aurait de toute façon pour effet de nous rendre des Grieux-narrateur totalement antipathique, ce qui ne semble guère être le cas.

Donc, dans le récit même, l'auteur ne se distance pas, ni explicitement, ni implicitement, du jansénisme du héros. Et comme YAvis de l'auteur - où Prévost lui-même a la parole (s'abritant derrière l'identité de l'Homme de Qualité) - avance aussi une interprétation janséniste de la situation de des Grieux (voir la discussion plus haut), il faut en conclure que le jansénisme est aussi le message idéologique de Prévost.

Si l'on considère la vie de Prévost, on peut en outre se demander quel sens attribuer au fait que l'univers de son roman est entièrement dominé par la conviction du personnage principal, alors que cet auteur est un théologien, dont la vie est pleine de crises religieuses, qui introduit avec précision les termes jansénistes dans une «polémique» - et une polémique victorieuse - avec la doctrine adverse, et qui fait en sorte que le héros finisse par acquérir, selon toute probabilité, la grâce janséniste? Les propos de Pauli à ce sujet semblent probants: «Die Lehre [i.e. le jansénisme] kannte er als Theologe ganz genau». Et dans Manon Lescaut «finden wir (...) deutlich, wie die Lehre Port-Royals (...) auf ihn eingewirkt hat» (Pauli, 1911, pp. 12 et 50-51).

Que Prévost ait pu écrire un roman contenant un tel message n'a rien d'étonnant si l'on considère sa biographie: - A) II avait appartenu à l'ordre des Bénédictins de 1720 à 1728, l'ordre monastique le plus influencé par le jansénisme de la France contemporaine (Hazard, 1929, p. 63-64), et Sgard nous informe que tous les monastères bénédictins où Prévost séjournait, étaient de tendance janséniste (Sgard, 1968, p. 61). - B) II appartenait même à l'ordre de St. Maur qui comptait un nombre exceptionnel de religieux jansénisants; «la grande majorité (...) refusait d'accepter la bulle [i.e. la bulle Unigenitus du pape contre le jansénisme]» (Hazard, p. 64). - C) II passa ses dernières années comme religieux dans les monastères de St. Maur les plus jansénistes: 1) Les Blancs-Manteaux, «à cette époque (...) un foyer de jansénisme...»(Harisse, 1903, p. 29), où on surveillait les rebelles les plus encombrants,2)

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combrants,2)Saint-Germain-des-Prés, qui avait la même réputation (Harisse,1903,
p. 29).

Prévost ne reste pas passif dans ce milieu: il aide entre autres un ami janséniste de l'ordre (Le Cerf de la Viéville) à publier en Hollande une édition clandestine d'un pamphlet satirique; Sgard remarque à ce sujet: «Prévost aime les écrivains satiriques et jansénistes...» (Sgard, 1968, p. 59). Prévost lui-même travaille à cette époque en secret à une traduction de Historia sui temporis de de Thou, connu pour son esprit critique et gallican (comme on le sait, les jansénistes avaient des opinions très gallicanes); on avait interdit la traduction de cette œuvre pour empêcher la diffusion de son compte rendu critique sur les circonstances précédant la publication de la bulle Unigenitus (Sgard, 1968, p. 59-60). Tout porte à croire que ce qui incite Prévost à quitter l'ordre de façon dramatique, c'est l'autoritarisme du nouveau général de l'ordre, Dom Thibault, qui exige de tous les religieux qu'ils acceptent Le Formulaire/La Constitution (un décret de Louis XIV qui condamne cinq propositions tirées de Augustinus par Jansenius). Un autre motif est sans doute les accusations portées contre lui pour déloyauté, entre autres à l'occasion de la traduction de de Thou (ces deux circonstances sont mentionnées par Sgard, 1968, p. 61-62). Avant sa fuite, Prévost se plaint dans une lettre aggressive à Dom Thibault qu'on le traite comme une personne dangereuse et suspecte à qui on n'ose pas confier un travail religieux, et il confirme lui-même ces soupçons en rappelant au général que puisque ce dernier était partisan de la bulle, il valait peut-être mieux faire une contremanœuvre dans le style des Provinciales de Pascal (Harisse, 1903, p. 28 et note 3). Hazard conclut que Prévost était contre la bulle et pour Pascal (Hazard, 1929, p. 65).

Prévost est censé avoir embrassé le protestantisme dans la période qui suivit sa fuite; cela ne peut que renforcer l'idée de son antimolinisme et de sa sympathie pour le jansénisme, puisque le protestantisme et le jansénisme partagent les notions essentielles de grâce et de prédestination. Après deux ans d'exil en Angleterre (1728-30) dans l'illusion de liberté et de bonheur, l'auteur se réfugie en Hollande, où il subit une crise religieuse profonde pendant laquelle il écrit Manon Lescaut.

L'attitude des contemporains de Prévost envers Manon Lescaut et son auteur se traduit par la mise à l'index en France de la première édition française du roman (1733). Une nouvelle édition (1735) est saisie également, cette fois pour cause d'immoralité et de «tendance janséniste»! (voir Mathé, 1970, p. 15 et 18, et l'édition Folio du roman, 1972, p. 224). Les contemporains étaient sans doute les mieux placés pour flairer la nature dangereuse des thèmes religieux chez un tel auteur.

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4. Conclusion.

Au terme de cette analyse de l'impact du jansénisme sur l'univers de Manon Lescaut, nous constatons que les données fondamentales de ce mouvement religieux nous fournit une compréhension précise des passages centraux, du personnage principal, et du caractère profond de son conflit: des Grieux ne peut pas garder sa conviction initiale (3.1.), puisque celle-ci est fondée sur le modèle moliniste, qui ne peut pas résoudre les problèmes de la passion; sa conviction mediale (3.2.) exprime à la fois les objections centrales jansénistes contre le molinisme et l'idéologie janséniste en tant que telle, cette idéologie lui donnant une explication logique de sa situation: le manque de volonté chez le non-élu à choisir le bien; sa conviction finale (3.3.) montre qu'il est confirmé dans cette explication, puisqu'il croit voir les signes de la grâce gratuite janséniste.

Ajoutons à cela que le soin pris par Prévost, à l'âge mûr, pour effacer les
traces jansénistes de l'original de 1731, corrections partiellement négligées
jusqu'ici, confirme que le thème de l'original était en effet janséniste.

Une analyse de la technique narrative (3.4) montre que le jansénisme est l'idéologie structurant l'ensemble du récit et que l'auteur se solidarise avec la conviction de son personnage principal: le je narré est janséniste à partir de sa phase mediale, et il garde cette vision du monde dans sa phase finale. Le narrateur, qui est identique au je narré de la phase finale, se solidarise avec le jansénisme du je narré, ce qui implique - vu le choix de forme narrative - que l'auteur se solidarise avec son protagoniste. On peut donc tirer la conclusion que le jansénisme est le message idéologique de Prévost. La biographie de Prévost rend d'ailleurs plausible une telle interprétation.

La grande majorité des commentateurs refuse d'accepter la validité de l'élément janséniste du roman, qu'ils considèrent comme accidentel, peu sérieux, voire inexistant. Souvent de telles attitudes vont de pair avec une fascination exclusive pour le thème de l'amour, menant à une lecture préromantiquede l'œuvre. Dans l'ensemble, les critiques hésitent à confronter l'élément théologique à ses propres prémisses; apparemment, une explicationde cette attitude ne réside pas toujours uniquement dans leur scepticismeà l'égard de la sincérité des motifs religieux du roman; chez certains commentateurs on sent une réserve sur la possibilité d'une lecture spécifiquementjanséniste. Ceci a pour résultat une définition si floue de la notion d'augustinisme que le jansénisme disparaît dans cette notion, se confondant avec le catholicisme/molinisme courant. On voit aussi des critiques confondrela question de la «vérité» du jansénisme avec la question de sa présence éventuelle dans l'œuvre; d'autres insistent sur une interprétation païenne ou quiétiste - mais pas janséniste - du thème de la prédestination, sans considérationpour la doctrine de prédestination janséniste; enfin, il y a ceux qui

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affirment - sans documentation - que le jansénisme a si peu de place dans le
roman qu'on peut le considérer comme non-existant ou comme ayant si peu
d'importance qu'il ne mérite pas un examen détaillé.

Dans le présent article, j'ai essayé d'envisager le contenu religieux du roman selon ses prémisses explicites, et j'espère avoir montré que le jeune Prévost est un penseur plus profond qu'on ne le croit souvent. Dans le cas de Manon Lescaut, le jansénisme lui donne un cadre rigoureux qui donne de la fermeté à la pensée, de la précision au récit et de la pureté au style. Ce qui explique peut-être la place tout à fait particulière de ce roman dans l'ensemble de l'œuvre.

En tout cas, les résultats de la présente analyse indiquent que sur le plan de l'histoire littéraire et idéologique, Manon Lescaut trouve sa place naturelle, non pas dans la période préromantique, mais dans le XVIIe siècle, exprimant l'idéologie du courant spirituel le plus retentissant dans la France de ce siècle: le jansénisme.

Anne Loddegaard

Université de Copenhague

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Résumé

Partant de la théologie janséniste, le présent article démontre comment celle-ci met son empreinte sur Manon Lescaut, ses termes et raisonnements pénétrant l'ensemble de l'oeuvre et soutenant les réflexions du héros dans les passages centraux. Le jansénisme se manifeste d'autant plus clairement que le molinisme s'oppose de manière dialectique à l'idéologie essentielle.

Le héros parcourt trois phases religieuses: D'abord, il rejette sa conviction initiale moliniste, incapable de résoudre les problèmes de la passion (3.1). Ensuite (3.2), il trouve dans le jansénisme une explication logique à sa situation : le manque de volonté chez le non-élu à choisir le bien. Sa conviction finale (3.3) confirme cette explication par son espoir d'avoir reçu la grâce gratuite janséniste.

Une analyse de la technique narrative (3.4) nous permet de conclure que l'auteur se solidarise avec son personnage et que, par conséquent, le jansénisme est aussi le message idéologique de Prévost lui-même. La biographie de l'auteur rend d'ailleurs plausible une telle lecture.

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