Revue Romane, Bind 24 (1989) 2Réponse à Morten Nøjgaard:Brynja Svane
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C'est avec engagement et énergie que Morten Nojgaard s'est jeté dans le débat concernant ma thèse sur Eugène Sue, et je lui en suis reconnaissante. Son intérêt profond pour la littérature en général et le roman populaire en particulier marque ses analyses et ses observations, de manière à communiquer aux lecteurs, non seulement une vue d'ensemble nuancée de mon ouvrage, mais aussi de nombreuses questions qui continuent à se poser quand il s'agit d'un auteur controversé tel que l'est Eugène Sue. Je ne saurais répondre définitivement à toutes ces questions, mais j'essaierai de mon mieux d'en commenter quelques-unes et de riposter à certaines remarques précises qui me semblent moins bien fondées que l'ensemble de la critique de Morten Nojgaard. Tout en donnant un résumé fidèle des méthodes et des objectifs de mon travail, MN entame un démonstration systématique des faiblesses de ce qu'il désigne comme la »thèse principale* de mon ouvrage: la cohérence thématique des romans de Sue. Il convient de constater d'abord qu'en réalité la cohérence thématique n'est qu'une des dimensions de l'ensemble que je m'efforce d'analyser dans les trois volumes, à savoir les rapports entre les intentions de l'auteur, le fond et la forme des ouvrages et les réactions des lecteurs. C'est justement en raison de la complexité de cette problématique que j'ai dû limiter les analyses textuelles détaillées à trois romans significatifs d'un changement qui s'opère dans l'œuvre de Sue et qui se manifeste en même temps sur chacun de ces trois niveaux: a) la vie matérielle de l'auteur change, b) il se tourne vers le socialisme et se jette dans le roman feuilleton, et c) son public se transforme. C'est là une totalité très intéressante que je me suis proposé d'analyser en appliquant différentes méthodes textuelles et sociologiques. La »cohérence thématique« joue un rôle dans l'ensemble des problèmes qui se posent, car elle permet de suivre une évolution lente et systématique dans la pensée d'un auteur qu'on a toujours accusé de légèreté et d'opportunisme. J'y attache donc une grande importance. Mais la question principale qui a guidé le travail est celle qui est présentée à la page 16 du volume III: Notre fil conducteur, dans le choix des romans et dans nos analyses, a été la
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naive des différences de classes et des conflits sociaux détermina le recrutement La démonstration de la cohérence thématique est une des étapes, seulement, Partant au contraire de l'idée que »le trait pertinent de l'évolution de Sue (est) son caractère discontinu*, MN entre dans une critique détaillée des exemples que j'ai utilisés pour montrer la cohérence thématique, évidente, à mon avis, dans les romans de Sue, dès les premiers romans maritimes jusqu'à la fin des Mystères du Peuple. Le scepticisme d'Arthur est une reprise de celui de Szaffie dans La Salamandre, comme la virilité féminisée de M. de Rochegune dans Mathilde prépare celle de Rodolphe, super-héros des Mystères de Paris. De même, l'athéisme d'Arthur et le portrait ironique des »jeunes chrétiens* dans le même roman préparent l'anticléricalisme du Juif errant, comme le réformisme des Mystères de Paris annonce le socialisme républicain (mais non révolutionnaire, dans le sens moderne du terme) des Mystères du Peuple. Parmi les exemples de cohérence contestés par MN se trouvent les passages d'Arthur où il m'a semblé justifié de voir un début (balbutiant, il est vrai) de l'engagement social d'Eugène Sue. Pour illustrer cette idée, je répéterai ici brièvement quelques-uns des arguments de mon analyse - en citant des exemples qui serviront, je l'espère, â écîaircir MN qui »avoue être totalement incapable de repérer les endroits sur lesquels BS base son interprétation*. Marie, la femme angélique qui réussit à apprivoiser l'amour du sceptique Arthur, n'appartiendrait pas, selon MN, aux petites gens parmi lesquels je la classe et, selon MN encore, l'auteur ne se serait pas intéressé au problème de la mésalliance. Il est vrai que ce problème ne se présente que comme un détail dans le roman, mais les passages que j'ai cités à la page 98 du volume 111 montrent qu'il est toutefois présent: Avec sa belle éducation, cette chère enfant ne pouvait épouser un paysan, et Eamitié n'est sûre, n'est possible qu'entre pareils, monsieur le comte, dit Certes, la paysanne Mme Kerouët, qui se préoccupe ici des amours et des amitiés de Marie, n'est pas la mère de celle-ci: comme je l'ai dit à la p. 70 du volume 111, Marie est une »orpheline déclassée, élevée par des paysans et vivant modestement à la campagne, bien que son père ait été officier*. Mais de prétendre que Sue n'ait pas été conscient, à ce moment de sa carrière déjà (1837), des aspects sociaux et des barrières" séparant les différentes classes me semble tellement faux que je ne peux m'empêcher de citer encore quelques lignes qui, à mon avis, s'inscrivent dans une pensée philantropique, annonçant presque directement le socialisme contradictoire des Mystères de Paris (1842-43).La misère des rues de Paris d'abord:
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Je ne m'étais jamais figuré l'effroyable tristesse des rues de Paris à cette heure; rien de plus lugubre que la pâle réflexion des réverbères sur ces pavés couverts d'une boue noire et fétide et dans l'eau stagnante des ruisseaux. En marchant ainsi au hasard, je pensais souvent à l'épouvantable sort d'un homme sans asile, sans pain, sans ressource, et errant ainsi que j'errais. Je l'avoue, quand ces idées venaient m'assaillir, si je rencontrais sur mon chemin, par ces nuits orageuses, quelque femme portant un enfant déjà flétri par la misère, ou un vieux mendiant tremblant et décharné, je leur faisais une riche aumône, et, quoique le vice eût sans doute plus de part à leur détresse que la destinée, j'éprouvais un moment de bien-être en voyant avec quelle stupéfaction ils touchaient une pièce d'or. Et puis alors se déroulait à ma vue l'effroyable tableau de la misère! non pas la misère isolée de l'homme qui, bâtissant une hutte de feuilles ou se blottissant dans le creux d'un rocher, pourrait au moins respirer un air vif et pur, et avoir pour consolation le soleil et la solitude; mais cette misère sordide et bruyante des grandes villes, qui se rassemble ou se presse dans d'infects réduits pour avoir chaud. (Arthur, XXVI, p. 215-216) Ensuite, le courage des petites gens qui surmontent leur pauvreté en soignant parfaitement leur demeure (comme Rigolette dans Les Mystères de Paris) ou qui souffrent sans se plaindre les douleurs de la misère (comme les Morel des Mystères de Paris): Rien de plus simple, de plus propre, et pourtant de plus pauvre, que l'intérieur de cette humble habitation; mais partout on y retrouvait les traces d'une prévoyance attentive pour son hôte principal (...); les meubles modestes de cette chambre reluisaient de propreté (...). (Arthur, II p. 28; c'est nous qui soulignons) Contre l'habitude peu soigneuse de nos fermiers, la cour de cette métairie était d'une extrême propreté: les charrues, les herses, les rouleaux, peints fraîchement d'une belle couleur vert olive, étaient symétriquement rangés sous un vaste hangar, ainsi que les harnais des chevaux de trait, ou les jougs des bœufs de labour. (Arthur, LXII, p. 418) Enfin, ces deux beaux jeunes gens sont si réservés, si nobles, si dignes dans Ceci dit, j'admets que ma tentative pour prouver la cohérence des romans de Sue a peut-être jeté un voile sur les énormes disparités qui s'y trouvent également. Mais j'ai trouvé celles-ci tellement évidentes, puisque tous les critiques ont insisté là-dessus depuis environ cent cinquante ans, que je n'ai pas cru devoir m'appesantir davantage sur cette faiblesse, bien que j'aie souligné à plusieurs reprises les nombreuses contradictions idéologiques de l'œuvre de Sue.
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Je ne terminerai pas sans dire quelques mots sur les remarques de MN concernant le réalisme de Sue. J'admets que les aspects théoriques des rapports entre divertissement et réalisme auraient pu être mieux définis. Cependant, j'insiste sur le caractère double du réalisme de Sue: il ne s'agit pas uniquement de descriptions minutieuses du quotidien, mais aussi d'un réalisme plus complexe et profond, s'appuyant sur un imaginaire de »types«, tels que Lukàcs les a conçus dans ses analyses du réalisme de Balzac. C'est un des aspects de mon ouvrage que je regrette de ne pas avoir approfondi. Or, même en insistant, je n'aurais sans doute pas trouvé une meilleure expression que celle de MN qui affirme que même si Sue se voyait comme un »popularisateur d'idées* et savait qu'il fallait amuser le public pour l'instruire, la grandeur de sa création romanesque était »qu'il parvienne à transcender cette dichotomie simpliste, en sorte que les éléments divertissants se muent en véhicules du message profond*. Selon MN, l'oeuvre de Sue »décrit, émeut et rêve, tantôt sur un mode 'réaliste', c'est-à-dire tout près de la réalité quotidienne des lecteurs, tantôt sur un mode 'frénétique' c'est-à-dire en ouvrant la voie au monde fantasmatique du subconscient*. C'est une formule très précise pour justifier la fascination qu'a exercée cette œuvre sur ses lecteurs et pour expliquer pourquoi le sujet mérite un intérêt qui va au-delà des résultats que j'ai obtenus dans mes analyses. Sans prétendre avoir épuisé mon sujet, je me permets de souscrire à ces réflexions de MN et d'exprimer mon espoir de voir d'autres chercheurs atteindre un niveau de perfection supérieur au mien en étudiant encore plus en profondeur le phénomène Eugène Sue et ses rapports avec l'histoire littéraire. Car je suis d'accord avec MN qui constate que dans ce domaine presque tout reste à faire: ce n'est qu'après de nombreuses analyses de l'homme, de l'œuvre et des lecteurs qu'on pourra définitivement déterminer l'originalité de Sue et son rôle dans l'histoire littéraire et culturelle de l'Europe. Université de Roskilde |