Revue Romane, Bind 24 (1989) 2

Naoyo Furukawa: L'article et le problème de la référence en français. Librairie-Editions France Tosho, Tokyo, 1986.256 p.

Kerstin Jonasson

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Dans cet ouvrage Naoyo Furukawa soulève un grand nombre des questions actuellement débattues concernant la sémantique et la pragmatique des syntagmes nominaux (SN). C'est un domaine de recherche en pleine effervescence, ce dont témoignent un grand nombre de travaux et de colloques réalisés autour de ce sujet durant les dix dernières années. Dans ce contexte, le travail de NF suscite naturellement un intérêt particulier, d'autant plus que l'étendue du savoir de son auteur ainsi que sa familiarité avec les questions sont incontestables. Si, finalement, on ne souscrit pas à toutes ses analyses, celles-ci contiennent cependant presque toujours des observations justes et perspicaces, ce qui est admirable dans un domaine aussi difficile que celui-ci.

L'ouvrage comporte deux parties, dont la première est intitulée »Les articles et les SN génériques«. Elle est d'inspiration nettement guillaumienne et traite de trois problèmes concernant l'emploi des articles. La seconde partie, »La référence et l'attribution«, développe dans diverses directions la distinction usage attributif/usage référentiel des SN définis proposée par Donnellan (1966).

Dans le premier chapitre, »Les SN dits génériques», NF cherche à mettre en relief les caractéristiques des formes dites génériques le N, les N et un N respectivement.En partant des notions guillaumiennes d'extension et d'extensité (^'extensionsur le plan du discours), NF discute des cas où l'extensité égale l'extension,c'est-à-dire

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sion,c'est-à-direles cas où les SN revêtent une valeur générale, couramment appeléegénérique. Des trois formes mentionnées, c'est au premier, le N, qu'est accordéle plus grand intérêt. Selon NF, la forme le N dite générique, comme l'homme dans L'homme est mortel, au lieu de référer à une classe, désignerait une entité abstraite, un concept. Cette idée rejoint celle de Martin (1986), selon laquellele générique intensionnel introduit par le se distingue du générique extensionnelde la forme les N, et paraît incontestablement défendable. Mais lorsque NF refuse de qualifier la forme le N de générique, l'appelant par la suite pseudogénérique,on n'est pas aussi enclin à lui donner raison. Cette exclusion de la forme le N des SN génériques se base sur des considérations comme les suivantes: un SN générique est »un SN impliquant la notion de classe (comportant) nettementl'idée de la pluralité de ses membres constituants* (p. 42), et »il faut bien voir que dans la forme le Addite générique est absente la notion du nombre, autrementdit la notion de classe« (p. 17). Il me semble pourtant que NF fait ici une assimilationillicite de la notion de classe ou nombre à celle de généricité, qui sont tout de même deux choses différentes. La notion de généricité s'applique aussi aux noms de masse, dont la notion de pluralité est également absente. A mon avis, NF, tout en rassemblant des faits en vue de soutenir son hypothèse de la non-généricitéde l'article le, met en évidence d'une façon beaucoup plus intéressante le caractère continu de la forme le N, qui me semble jusqu'ici ne pas avoir vraiment été remarqué et souligné. Etant donné le rapport postulé par NF entre la notion de généricité et celle de pluralité, ce sera la forme les N qui sera considérée comme la plus typiquement générique. Cette observation est juste dans la mesure où on n'envisage que le générique extensionnel de Martin (1986). Au sujet de la forme un N, NF observe la forte tendance de celle-ci »à rester au niveau d'un individudans la mesure où il n'y a pas d'élément linguistique qui lui permette de s'élever, si l'on peut s'exprimer ainsi, au niveau de la généricité« (p. 34). C'est une idée à laquelle je me range volontiers et que j'ai défendue à plusieurs endroits (Olsson-Jonasson 1986, Jonasson 1986).

Dans le chapitre 2, NF propose un «système chronologique des articles*. C'est ici que l'inspiration guillaumienne est la plus sensible, mais à l'opposé du cinétismede Guillaume, qui se situe au niveau de la langue, il s'agit ici d'une ordinationau niveau du discours. Elle comportera outre les divers degrés d'extensité, la notion de pré-extensité, jugée indispensable pour rendre compte des emplois communément appelés non-spécifiques des SN définis, tel l'hôpital dans Ma mère est morte à l'hôpital. Dans la mesure où la pré-extensité correspond à »un signifé ou concept pur de toute variation général/particulier* (p. 56), on s'attendra à la trouver sous la forme 0 N également, et en effet NF range tous les noms sans articledans cette catégorie: »elle est médecin«, »tu n'as plus de voiture«, »sur un lit ù'hôpitaU (p. 56). A la pré-extensité succède dans le système chronologique de NF l'extensité, à l'intérieur de laquelle l'ordre est le suivant: les générique, un générique,un non-spécifique, un spécifique, le particulier. Que cet ordre relève du discours se manifeste dans les tableaux dressés par NF pour schématiser son système.On est d'autant plus consterné de savoir que cet ordre chronologique »n'est pas nécessairement exprimé dans un contexte linguistique* (p. 71) et que »le fait que la relation chronologique ne s'exprime pas toujours linguistiquement montre qu'il s'agit là d'un système chronologique, non pas directement linguistique* (p.

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72). Avrai dire, le lecteur ne sait plus où situer cette successivité logique qu'est le système chronologique de NE Affirmer que la forme 0 N »vient en tête« et que le pseudo-générique »précède« les générique, équivaut peut-être à dire que l'expressionchat présuppose l'existence du concept »chat«, le chat celle d'une catégorieréférentielle homogène, les chats celle d'une classe (cf. Kleiber 1981), et soutenirque un spécifique »précède« le particulier revient peut-être à constater que un chat (spécifique) asserte l'existence d'un chat, existence qui est ensuite présupposéepar le chat (particulier), mais de telles précisions sont malheureusement absenteschez NE On voit difficilement comment ce système chronologique pourra rendre compte des divers emplois de l'article en français.

Le problème de savoir si on peut distinguer un article zéro parmi les cas de la forme 0 N, ou s'il s'agit toujours de l'absence d'un article, est posé dans le chapitre 3. A l'article zéro correspondrait selon NF »une fonction positive* ou une «unicité fonctionnelle dans divers emplois de l'absence d'article« (p. 83). Après avoir passé en revue des cas d'absence d'article tels que N + de + N (Zii d'hôpital, chapeau de paille), Prép. + N (avec courage, en ville), V + N (avoir faim, faire signe, crier grâce, etc.), N attribut (»je suis peut-être moins homme qu'il faudrait«, »s'il n'était un peu cheval lui même«) et N sujet (»justice a été rendue«, assistance a été prêtée«), NF conclut que ces cas «n'arrivent pas à constituer une unité fonctionnelle qui mérite d'être appelée la fonction de l'article zéro« (p. 99). A la fin du chapitre, NF critique, avec raison il me semble, les thèses de Picabia (1983) et d'Anscombre (1982), selon lesquelles l'absence d'article correspondrait à une fonction illocutoire précise.

Le point de départ de la deuxième partie de l'ouvrage, »La référence et l'attribution*,c'est la distinction classique de Donnellan (1966) entre la lecture référentielleet la lecture attributive du SN défini. En présentant la distinction, NF observeperspicacement qu'elle n'apparaît pas toujours avec la même évidence que dans le cas classique de l'assassin de Smith. Ainsi son apparition exigerait, selon NF, que le SN défini soit cataphorique et non anaphorique, cas dans lequel le SN serait toujours référentiel. Par SN défini cataphorique, NF semble entendre un SN dont le réfèrent se laisse identifier à l'aide du matériau lexical se trouvant à l'intérieur du SN même et non à l'aide du contexte ou du déixis. Voilà une acceptionpeu usuelle de ce terme mais NF néglige complètement de le définir, ce qui affaiblit considérablement son raisonnement. D'autant plus que les termes référentielet attributif subissent un glissement de sens: ayant désigné deux »sens« ou deux »usagcs«, c'est-à-dire un phénomène se situant au niveau pragmatique ou sémantique, ils s'appliqueront subrepticement à deux »parties« du SN, désignant ainsi des entités formelles. En quoi consistent ces deux »parties«? Cela n'est jamaisdit. Ce manque de précision sera d'autant plus gênant que l'auteur base le reste des observations du chapitre 4 sur la distinction entre les parties référentielle et attributive du SN au grand dam du lecteur qui se voit totalement perdu. A part ces défaillances terminologiques, l'hypothèse initiale de NF, selon laquelle la distinctionde Donnellan ne s'appliquerait qu'aux SN définis cataphoriques, ne paraît pas convaincante. Elle s'écroule, à mon avis, au moment de l'introduction de la notion de »cas virtuellement cataphoriques«: ceux-ci ne sont effectivement que des SN définis anaphoriques employés attributivement, comme la femme et le ministredans

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nistredansC'est la femme qui parle ou le ministre? dans le sens »C'est en tant que
femme ou en tant que ministre que vous parlez?*

Dans le chapitre 5, l'auteur propose de distinguer deux types de spécificité dans les SN indéfinis: la spécificité opaque et la spécificité transparente. En outre, il discerne deux cas intermédiaires où le SN indéfini n'est ni spécifique, ni nonspécifique: il s'agit d'une part d'un réfèrent hypothétique, d'autre part d'un SN en position d'attribut.

Le chapitre 6 présente l'intéressante hypothèse que le SN défini attribut, comme par exemple la capitale de la France dans Paris est la capitale de la France, peut assumer une fonction référentielle et qu'il le fait dans les énoncés d'identité référentielle (a = b). Ce chapitre contient également des observations fines sur l'emploi attributif des SN indéfinis référant aux participants de la communication linguistique, tels que une domestique désignant le locuteur dans Vous croyez qu'elle va écouter une domestique?

Le dernier chapitre porte sur divers problèmes concernant les propositions relatives, et l'intérêt se concentre autour de la distinction relative restrictive / relative appositive. Les observations de NF au sujet des rôles respectifs des deux types de relatives semblent justes: la restrictive, qui sert à l'identification du réfèrent du SN antécédent, aurait un but référentiel, alors que l'appositive, en ajoutant au contenu sémantique de la phrase, servirait un but attributif. Ce serait donc la suppression de l'appositive plutôt que celle de la restrictive qui risquerait de sévèrement modifier le contenu sémantique de la phrase par opposition à ce qui est traditionnellement reconnu.

Si la deuxième partie contient donc, elle aussi, des remarques et des réflexions intéressantes, c'est encore l'emploi que NF fait des termes adoptés qui prête le flanc à la critique. Il est à mon avis regrettable que NF essaie de mettre toutes ses observations perspicaces dans le même sac, à savoir la dichotomie usage référentiel / usage attributif. Ces termes ont été introduits par Donnellan afin de décrire deux usages (ou sens) du SN défini. Si on étend leur champ d'application à d'autres domaines, tels que le SN indéfini, l'article ou la relative, il me semble nécessaire de préciser chaque fois en quoi consiste la distinction qu'ils sont censés couvrir. Si on ne le fait pas, ils risquent de devenir trop imprécis, perdant ainsi leur valeur operative et explicative initiale.

Les problèmes soulevés par NF ne sont pas parmi les plus faciles qu'on puisse se choisir - au contraire, il reste beaucoup à faire dans le domaine du sens et de la référence du SN. Si on regrette, en lisant l'ouvrage de NF, qu'il ne se soit pas imposé une discipline plus rigoureuse dans la précision des termes et des notions utilisés, ainsi que dans l'argumentation, qui est souvent insatisfaisante, on se réjouit pourtant de l'érudition, de la perspicacité et de l'intuition certaines, dont NF fait preuve en analysant des exemples, dont l'authenticité vibrante augmente encore l'agrément. A cela il faudra ajouter des mérites plus palpables, tels la beauté du livre, sa reliure en cuir rouge portant le titre en lettres dorées, son agréable typographie et l'admirable mise en pages, dont le contenu est écrit dans un français irréprochable.

Université de Stockholm

Références

Anscombre, J.C. (1982): Un essai de caractérisation de certaines locutions verbales.
Recherches linguistiques. 10, p. 5-37.

Donnellan, K. (1966): Référence and definite descriptions. Philosophieal Review, 75,
p. 281-304.

Jonasson, K. (1986): L'article indéfini générique et la structure de l'énoncé. Travaux
de linguistique et de littérature, XXIV, a, p. 309-345.

Kleiber, G. (1981): Problèmes de référence: descriptions définies et noms propres. Paris.

Martin, R. (1986): Les usages génériques de l'article et la pluralité, in: Kleiber, G. &
David, J. (éds.): Déterminants: syntaxe et sémantique, Metz, p. 187-202.

Olsson-Jonasson, K. (1986): Larticle indéfini générique et l'interprétation des modaux,
in: Kleiber, G. & David, J. (éds.): Déterminants: syntaxe et sémantique, Metz,
p. 217-226).

Picabia, L. (1983): Remarques sur le déterminant zéro dans des séquences en il y a.
Le français moderne, 51, 2, p. 157-171.