Revue Romane, Bind 24 (1989) 2

Morten Nojgaard:

Morten Nøjgaard

Enfin une étude de fond sur la création romanesque du père du roman populaire! Tout le monde connaît les Mystères de Paris, même si peu en ont lu les nombreux volumes d'un bout à l'autre, mais la critique littéraire s'est obstinée à faire la fine bouche face à cette œuvre troublante et impure. Or, il est incontestable que si l'on veut vraiment connaître les goûts esthétiques d'une époque et sonder les reins et les cœurs du commun des mortels, rien n'est plus révélateur que la lecture favorite du grand public. A cet égard, les romans d'E. Sue qui, vers le milieu du siècle dernier, soulevaient des tempêtes de passion, ne peuvent nous laisser indifférents. Leur étude nous fait entrer de píain-pied dans l'esprit des contemporains et met à nu la matière dont est faite la grande littérature, je veux dire celle qui traduit les préoccupations des masses.

On peut aborder l'étude d'une telle littérature de deux points de vue. Si l'on se place du côté des lecteurs, il faut appliquer les méthodes quantitatives de la sociologie littéraire. C'est ce que fait en partie BS dans le deuxième volume de son imposante trilogie, dont le premier offre une bibliographie complète de l'œuvre et des études qui en ont été faites. On sait que les lecteurs de Sue se sentaient tellement concernés par ses feuilletons qu'ils faisaient souvent part à Sue de leurs réactions passionnées, allant jusqu'à lui suggérer de modifier son intrigue. Comme beaucoup de ces lettres subsistent encore, BS a eu la bonne idée d'en éditer un certain nombre avec un commentaire sociologique et idéologique approprié.

Cependant, pour le gros de son travail, BS a choisi la seconde voie, celle de la critique proprement littéraire des grandes œuvres de Sue. Elle borne son étude à la période cruciale qui va de la publication & Arthur (1837) aux premiers fascicules des Mystères du peuple (1849), choix entièrement légitime puisque c'est au cours de ces quelques dix ans que le génie de Sue se développe, s'épanouit et, peut-être, s'essoufle. Le troisième volume de la thèse consiste ainsi en analyses serrées et détaillées d'Arthur, de Mathilde (1840), et des Mystères de Paris (1842), BS y joint quelques pages denses, mais forcément schématiques, sur le second grand succès international de Sue, Le juif errant (1844) et sur l'étrange série romanesque intitulée les Mystères du peuple (publiée en fascicules, et non pas en feuilletons, à partir du 1849).

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Ecartons d'emblée la question rebattue de la sincérité de Sue. A mon avis, BS montre sans réplique que la création romanesque de Sue était animée d'un souci authentique pour la question sociale; si on ne peut évaluer la mesure dans laquelle elle était orientée par la nécessité de vendre les feuilletons, rien ne permet de mettre en doute l'engagement humain d'où elle tire sa force de conviction. Dos lors, BS a tout à fait raison de poser la question essentielle, qui va orienter toute sa recherche: la création de Sue obéit-elle, durant la décennie qui nous occupe, à des préoccupations constantes en sorte que son évolution aboutit sans heurts ni mystères (ou spéculation) aux chefs-d'œuvre populaires. BS pense que oui, mais sa démonstration ne va sans doute pas convaincre tout le monde.

Pour prouver sa thèse, BS analyse les trois romans principaux selon un schéma assez rigide. Elle en examine d'abord la structure thématique, ensuite elle dégage les principes narratologiques et discute les traits plus ou moins réalistes de l'art de Sue, à quoi s'ajoutent des remarques succintes sur les éléments »divertissants«.

Cette division se justifie peut-être pour des raisons pratiques, mais il est bien évident qu'elle ne saurait prétendre à une valeur théorique. Ainsi on note qu'au chapitre des structures narratives. BS utilise surtout les modélisations schématiques de Greimas. Or, celles-ci ne sont rien d'autre que des hypothèses concernant l'agencement des thèmes, selon des rapports logiques, modèles qu'une certaine critique croit pouvoir appliquer également au déroulement de l'intrigue dans le temps, confusion que l'on retrouve chez BS. Elle n'échappe pas non plus à celle qui frappe la critique utilisant le terme de réalisme sans nous en préciser le sens. Tantôt BS semble entendre par là les descriptions, assez nombreuses chez Sue, de la réalité matérielle, tantôt elle applique aussi le terme au degré de vraisemblance des caractères psychologiques. Dans les deux cas, le prétendu réalisme constitue plutôt un aspect du monde thématique de Sue qu'une forme spécifique de sa représentation. Aussi bien voyons-nous que la psychologie est par ailleurs traitée au chapitre des thèmes.

Le concept reste d'autant plus nébuleux que BS prétend (p. ex. p. 56) distinguerrigoureusement entre réalisme et divertissement - tout en attribuant aux traits réalistes une valeur divertissante certaine (p. 273: »le réalisme des problèmestraités et l'exactitude des détails sont également une distractions rien ne rebute tant le lecteur populaire que les descriptions du monde physique détachées de la trame de l'intrigue!). Sue lui-même, qui se voyait comme un »popularisateur d'idées« (cit. BS, p. 273), savait fort bien que pour instruire le public, il fallait d'abordl'amuser (»mores castigare ridendo*). Or, la grandeur de sa création romanesqueest précisément qu'il parvienne à transcender cette dichotomie simpliste, en sorte que les éléments »divertissants« se muent en véhicules du message profond.En d'autres termes, il faut abandonner cette dichotomie au profit d'un modèlefonctionnel beaucoup moins simple si l'on veut comprendre la valeur esthétiquede l'œuvre de Sue: elle décrit, émeut et rêve, tantôt sur un mode »réaliste«, c.-à-d. tout près de la réalité quotidienne des lecteurs, tantôt sur un mode »frénétique«,c.-à-d. ouvrant la voie au monde fantasmatique du subconscient. A quoi s'ajoute le fait que Sue abandonne parfois la fiction pour se lancer dans la prédicationou la propagande, discours que BS isole excellemment sous le terme de didactique.BS ne prétend pas analyser à fond les éléments divertissants, mais je ne vois pas que les courtes pages qu'elle y consacre apportent quelque chose de bien

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nouveau: elle aurait pu avec avantage en faire l'économie. Elle se borne à des énumérations décousues; p. ex. les Mystères de Paris offriraient les effets divertissantssuivants, selon la p. 272: 1. personnages comiques; 2. horreurs des basfonds;3. passions exacerbées; 4. effets de langage: argot; 5. réalisme. Sans doute, mais le pathétique, l'ironie, le sarcasme, etc.? Pour ne pas parler d'effets plus subtilsliés à la technique narrative: suspense, répétitions plus ou moins variées, effets passés sous silence. Notons en passant l'énorme importance que joue le concept de hasard dans la construction des intrigues de Sue, alors que celui de méprise y brille par son absence. C'est là, à ma connaissance, un trait nouveau par rapport au roman populaire précédent (L'Astrée, Manon Lescaut, etc.) qui fait un emploi immodéré de la méprise pour justifier l'antagonisme de caractères essentiellement sympathiques. Rien de tel chez Sue, trait qui reste à interpréter.

Revenons à la thèse principale de BS: la cohérence thématique des romans, à partir d'Arthur (BS n'examinant pas les ouvrages antérieurs à 1837). De façon surprenante, BS (p. 112) y localise les amorces du »discours didactique« et de la »fiction prolétarienne«, dont la dernière surtout constitue la grande originalité des Mystères de Paris. J'avoue être totalement incapable de repérer les endroits sur lesquels BS base son interprétation. Trop souvent on a l'impression que BS sollicite les textes pour y trouver des arguments à l'appui de sa thèse. Ainsi elle prétend (p. 107) que »Arthur-Sue se libère des conventions pour créer des hommes féminisés et des femmes masculinisées*. Or, le fait est que, d'une part, le jeune dandy de Sue, Arthur, se conforme, quant à son comportement social, en tout point à l'idéal masculin dès longtemps intronisé dans la littérature (Vigny, Lamartine, Sand, Musset, etc.). D'autre part, Sue a pris soin de nous signaler la puissance sexuelle mâle de son héros, puisqu'il en fait, à un moment donné de l'intrigue qui nous a menés dans l'archipel grec, le sultan d'un harem de 12 esclaves, toutes fort contentes de leur seigneur et maître. Lorsqu'Arthur leur offre la liberté, pour rentrer lui-même en France, elles protestent violemment:

- Si tu veux t'en aller ou nous chasser d'ici! nous mettrons le feu à ton palais,
nous t'enlacerons dans nos bras et nous nous y brûlerons toutes avec toi!..

La majorité des révoltées sembla goûter singulièrement ce projet, car
toutes s'écrièrent avec une fureur croissante:

- Oui, oui, enlaçons le bon Franc dans nos bras, et brûlons-nous toutes avec lui dans son pa1ai5!...(...). Quoique la fin dont me menaçaient ces dames sentit fort son Sardanapale, et eût assez bon air, je jugeai à propos de m'en abstenir; désormais bien convaincu de l'affection que j'inspirais ici, bien certain, comme on dit, d'être adoré dans mon intérieur, j'annonçai que j'abandonnais mes projets de départ.

Ma modestie m'empêche de dire avec quelle effusion, avec quels transports
frénétiques cette nouvelle fut accueillie par ces bonnes filles, (éd. Deforges
p. 305)

Cf. Julien Sorel qui combine également le physique d'une jeune fille avec une puissance
erotique remarquable.

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En ce qui concerne la «fiction prolétarienne*, BS voudrait faire du dernier amour d'Arthur, Marie, une paysanne pauvre, représentant donc les basses classes. Or, cette »paysanne« a reçu l'éducation d'une demoiselle de la haute société, et Arthur fait sa rencontre alors qu'elle chante - adorablement, bien sûr - un air de Rossini, dans la métairie prise en bail par sa tante et où elle vit dans un véritable château:

Je voulus profiter de l'occasion, qui me conduisait près de la métairie, pour
voir ma nouvelle fermière.

La ferme des Près était dans une situation très pittoresque. Son bâtiment principal, entouré d'une vaste cour, s'adossait aux confins de la forêt. Cette habitation, jadis consacrée aux rendez-vous de chasse, était bâtie en manière de petit château, flanqué de deux tourelles. Une porte cintrée, surmontée d'un écusson de pierre sculptée, conduisait au rez-de-chaussée, (p. 417-18)

II est donc pour le moins tendancieux de qualifier cette famille de »gens pauvres« (p. 94): il s'agit de fermiers aisés. Ce qui intéresse Sue ici n'est pas l'opposition entre riche et pauvre - le problème de la mésalliance, évidente, ne joue même pas de rôle - mais celle entre pureté idéale (Marie) et scepticisme moral (Arthur), presqu'à la façon d'un Musset.

Arthur est un roman fort intéressant, sans doute le meilleur, avec les Mystères de Paris, parmi ceux qu'étudie BS. Il faut remercier l'auteur d'avoir attiré l'attention sur ce texte qui présente une variante inédite du héros romantique, doué de toutes les qualités, sauf celle, indispensable, de la confiance en lui-même. BS a tout à fait raison d'interpréter ce texte comme un roman de formation; dommage seulement qu'elle fasse de la fin une version du retour classique au point de départ (p. 115 ss): le caractère spécifique du roman d'éducation français est qu'il narre toujours l'histoire d'un échec, contrairement à son homologue germanique, et, à cet égard, Arthur est on ne peut plus français: Arthur ne reprend pas le domaine paternel, mais s'isole dans un coin perdu. Loin de toute activité sociale, en compagnie d'une femme mariée, c.-à-d. en flagrant adultère, anomie qui va causer sa mort, avec celle de sa maîtresse et de leur enfant. BS ne relève pas le fait étonnant que tous les amours d'Arthur, sauf la toute première femme, sont des femmes mariées (dont une veuve), élément évidemment capital pour l'interprétation du traumatisme dont souffre Arthur. Ici et ailleurs, le livre de BS montre la nécessité d'une étude à part de la psychologie romanesque de Sue, psychologie qui n'est rien moins que simpliste. Relevons à titre d'exemple le sentiment trouble qui pousse la fille de Mme de Fersen, qui est son avant-dernier grand amour, vers Arthur, à telles enseignes que sa santé ne survit pas au choc de la rupture entre les deux adultes: le thème de l'inceste funeste n'est jamais très loin lorsqu'on creuse les fantasmes erotiques des romantiques (cf. dans les Mystères la passion de Fleur-de-Marie pour son père Rodolphe).

La plupart des lecteurs d'aujourd'hui retiennent sans doute de Sue l'image d'un philanthrope anticlérical, ce qui convient parfaitement à sa position à partir du Juif errant. Pour justifer sa thèse de la continuité, BS s'efforce de trouver des traces d'anticléricalisme dans les œuvres antérieures, ce qui me paraît bien arbitraire.Il est remarquable que les ecclésiastiques des Mystères de Paris ne soient jamaisméchants

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maisméchantsni corrompus. Le curé de Bouqueval est le type même du saint
homme de Dieu tout à fait comme le curé qui recueille l'histoire d'Arthur, alors
que le curé du terrifiant Ferrand n'est qu'un doux dingue.

Tout en essayant d'introduire les thèmes sociaux et critiques dans Arthur et hfathilde (qui critiquerait l'institution du mariage, alors que le livre aboutit à une exaltation du couple marié), BS s'efforce de réduire les traits subversifs des Mystères du peuple toujours pour rendre plausible la thèse de la continuité. C'est ainsi qu'il »serait donc faux d'exagérer l'aspect révolutionnaire des Mystères dupeuple« (p. 295). Comme tous les petits romans dont se compose cette vaste œuvre prêchent l'insurrection, la révolte armée, la guerre de libération, l'extermination physique des tyrans et que tous les volumes portent l'épigraphe:

II n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n'aient
été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l'insurrection.

il me paraît à la vérité difficile d'exagérer la portée révolutionnaire de cette œuvre. BS voit la preuve de la »modération relative de ses idées politiques* (p. 294-95) dans l'alliance que prônerait l'ouvrage entre la classe ouvrière et la petite bourgeoisie: à part l'épisode initial, qui sert de cadre, tous les »bons« de ces romans sont esclaves, paysans, serfs ou artisans, alors que les »méchants« sont naturellement aristocrates d'origine germanique ou évoques et chanoines transfuges de classe. De petite bourgeoisie néant.

Ainsi il semble bien que le trait pertinent de l'évolution de Sue soit son caractère discontinu. Au départ, Sue auteur adopte l'attitude proprement réactionnaire, violemment antibourgeoise, du héros romantique dévoré par la nostalgie de la noblesse d'une aristocratie spirituelle (et purement imaginaire). Cette attitude persiste encore dans les Mystères de Paris et en explique l'inconsistance idéologique, qui choqua si violemment Karl Marx. A la fin de son étude (p. 301), BS relève fort correctement ce trait, parlant de P»idéologie régressive et élitaire« qui caractérise les premières œuvres de Sue. Pourquoi alors répéter en cours de route le cliché éculé d'un Sue défenseur des valeurs bourgeoises (v. p. ex. p. 236: »I1 ne faut pas oublier, cependant, que les valeurs idéologiques défendues, par ailleurs, dans le texte de Sue sont celles de la bourgeoisie plutôt que celle de l'aristocratie^? L'erreur est d'autant plus étonnante que BS (p. ex. p. 235) constate ellemême que Sue ne représente jamais un bourgeois sous les couleurs de l'idéalité: il s'agit de personnages ridicules (p. ex. le nouveau-riche à'Arthur Polimard, qui se fait appeler »d'Arancey«) ou carrément féroces (p. ex. le notaire Ferrand). Dès 1830 Stendhal donne, avec M. Valenod, le type même du futur grand bourgeois, et il voue à cette classe l'ensemble de son grand roman Lucien Leuwen; Mauprat de George Sand date de 1837, etc. Etrangement, BS passe d'ailleurs Monte-Cristo entièrement sous silence; il est vrai qu'il date de 1844 et qu'il est fortement influencé par les Mystères de Paris, mais, justement, les bourgeois enrichis y pullulent.

Manifestement, les Mystères de Paris représentent une étape de transition,
marquée par une idéologie de la réconciliation sociale (assez proche de celle de
Sand), mais qui souffre de l'immense défaut, par contraste avec l'analyse balzatienne,d'ignorer

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tienne,d'ignorerles réalités économiques et la dynamique profonde de l'évolutionsociale. Dès lors, on ne s'étonne guère qu'en désespoir de cause, Sue passe dans le Juif errant et surtout dans les Mystères du peuple à une attitude franchementrévolutionnaire mais de mauvais aloi: surtout dans la dernière œuvre, il succombeau mythe de la vertu purificatrice du bain de sang, l'extermination physiquede l'envahisseur germanique, ce qui mènera tout droit au racisme d'un Gobineauou d'un Renan.

Si, sur tous ces points, l'analyse de BS tourne court, j'ai l'impression que la raison en est qu'elle n'a pas poussé ses recherches historiques assez loin. Trop souvent elle s'est contentée de reproduire les idées reçues - et plus ou moins erronées. Voilà p. ex. pourquoi BS n'arrive pas à attribuer à l'idéal aristocratique de Sue sa juste valeur d'idéologie cohérente, mais déphasée. Pourquoi, p. ex., représenter (p. 179) la bienfaisance comme une »faille dans l'univers aristocratique», alors que l'idéal du chevalier chrétien comporte depuis le moyen âge l'obligation de venir en aide aux démunis, par l'exercice, entre autres, de la charité? On n'a d'ailleurs qu'à ouvrir les romans du 18e siècle pour rencontrer de bons nobles passant leur temps à adoucir les misères du peuple. Rodolphe ne fait donc à cet égard que respecter les obligations morales de sa classe. II est également fort étrange de retrouver sous la plume de BS le mythe, proprement bourgeois celui-là (on n'a qu'à penser à La Curée de Zola ou à A rebours de Huysmans), de la dépravation de l'aristocratie (p. 237): chez Sue, cette idée n'a pas cours - à moins d'interpréter le haut-mal du marquis d'Harville (des Mystères de Paris) comme un effet de la dépravation de la race. Bien sûr, on trouve chez Sue des aristocrates moralement dégénérés, tel le jeune comte de Rémy, ou le premier mari de Mathilde, mais ils ne servent que de repoussoir aux vrais aristocrates: le vieux comte de Rémy, Rodolphe, lord Falmouth, le second mari de Mathilde, les Fersen, etc., etc. C'est seulement dans les Mystères du peuple que les aristocrates sont corrompus par définition - en revanche ils y ont de la santé à revendre, éclatant de la force brutale de leur race (!). On s'étonne aussi que BS allie (p. 49) l'aristocratie à la haute bourgeoisie: le phénomène social pertinent pour l'interprétation de Sue reste le retrait de la vie publique que décide la vieille noblesse légitimiste sous Louis-Philippe, mouvement si bien décrit par George Sand (ou Stendhal), parce que c'est ce mouvement qui explique la position déphasée de l'idéologie réactionnaire du premier Sue.

C'est dans les analyses des trois œuvres principales que BS apporte vraiment du nouveau à notre connaissance de Sue. Il est certain que toute étude de ces œuvres passera désormais par le travail de BS. On peut dire que celui-ci soulève sans doute plus de problèmes qu'il n'en résoud, mais il rend enfin accessible au monde savant les éléments du débat. Ainsi BS qualifie fort heureusement la structure narrative adoptée dans les Mystères de Paris de »roman à voies« pour caractériser la façon dont Sue mène de front plusieurs intrigues simultanément. Reste à examiner le rapport de cette technique avec le roman à épisodes (p. ex. Louvet de Couvray, Le chevalier de Faublas) et le roman à tiroirs (d'Urfé, L'Astrée ou les romans de Mlle de Scudéry). Cf. le récit inséré de Gringalet, excellemment analysé, mais en dehors de toute perspective historique, p. 269 ss.

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BS va un peu vite en besogne lorsqu'elle pense que Sue a inventé un «nombre considérable des mécanismes qui font fonctionner, de nos jours, ces feuilletons découpés en petites tranches que publient les magazines« (p. 9, cf. p. 389). Que Sue n'ait rien inventé, était déjà l'opinion d'O.L.B. Wolff, professeur de léna, qui publia en 1850, dans la seconde édition de son ouvrage Allgemeine Geschichte des Romans, une analyse pénétrante et prophétique de l'œuvre de Sue:

Dieses Buch ist... nichts als eine Fortsetzung des alteren franzôsischen sogenannten Sittenromans mit der Wendung, die dieselbe gegen den Schluss des achtzehnten Jahrhunderts durch Prévôt in der Manon Lescaut, Choderlos de la Clos in den Liaisons dangereuses, Rétif (sic) de la Bretonne in seinem Paysan perverti und Louvet de Couvray im Faublas erhielt. Abgesehen von der consequentere und einfachere Characterzeichnung und den tieferen psychologischen Begründung und Durchführung haben diese Romane vor den Geheimnissen die grossere Natürlichkeit und Wahrheit der Erfindung voraus, wahrend die letzeren allerdings reicher an Einzelnheiten und drastisch wirkenden Scenen sind. (p. 702)

Mais qu'il ait trouvé une formule neuve, une espèce de potion magique dosant les vieux ingrédients selon une recette inédite, voilà qui saute aux yeux. Seulement la composition exacte de cette formule de magie littéraire continue à défier les analystes, dont BS. A mon avis, c'est d'ailleurs seulement à partir des Mystères de Paris qu'il serait justifié de parler d'originalité narrative. Arthur p. ex. est d'un bout à l'autre composé conformément aux règles du roman à épisodes successifs, dont le seul lien est le héros (cf. Marivaux, cité p. 68).

En ce qui concerne la place de Sue dans la tradition littéraire, presque tout reste à faire. Il est évident que les effets d'horreur proviennent du roman noir historique, de cette littérature de boue et de sang« qu'affectionnaient les contemporains de Sue. Les fins tragiques ont sans doute la même provenance, alors que les méandres compliqués de l'intrigue amoureuse (que BS attribue étrangement (p. 342) au conte) dérivent du roman héroïque. Mais quels sont p. ex. les rapports de Sue aux romans de l'Empire et de la Restauration du genre Ducray-Duminil? Il y a là un vaste champ de recherches qui ne fait que s'ouvrir.

BS joint à ses analyses un utile résumé de la vie d'Eugène Sue, ainsi que des réflexions sur le statut de la paralittérature à partir des idées de Adorno. Pour ma part, je regrette que BS n'ait pas trouvé le loisir de discuter les idées extrêmement suggestives de Marc Angenot qui définit à la p. 49 de son ouvrage sur le roman populaire celui-ci comme le »récit positif d'une quête prométhéenne de valeurs authentiques dans une société régénérée». En revanche, je trouve que BS (p. 306 ss) a tout à fait raison d'attirer l'attention sur l'intérêt qu'il y aurait à soumettre les œuvres de Sue à une lecture mythique. Ainsi il est évident que le mythe de l'enfant trouvé, qui a hanté les esprits de l'époque, se trouve à la base de l'intrigue des Mystères de Paris, où la plupart des protagonistes ne sont pas ce qu'ils paraissent. Là aussi s'ébauche un domaine immense de recherches nouvelles.

Ainsi les études de BS ne cessent de stimuler l'esprit et de nous convier à aller
plus loin. Peut-être pourrait-on résumer les acquis durables des recherches présentéesdans
cette thèse en trois points: la redécouverte d'un grand roman romantique,Arthur,

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tique,Arthur,qu'il faut désormais grouper avec, entre autres, Lélia (1833), Volupté(1834) et La Confession d'un enfant du siècle (1836), pour fixer la physionomie du héros romantique auto-destructeur, l'analyse comparée des idées directrices des œuvres de Sue de la grande époque, et la démonstration de la sincérité de l'engagement social ainsi que l'exactitude de la description des conditions sociales, particulièrement dans les Mystères de Paris, roman qui reste incontestablement l'œuvre maîtresse de Sue et dont BS est sur le point de nous convaincre qu'il s'agitd'un chef-d'œuvre authentique.

Université d'Odense