Revue Romane, Bind 24 (1989) 2Gustave Flaubert: Carnets de travail. Edition critique et génétique établie par Pierre-Marc de Biasi. Paris, Balland, 1988. 999 p. Anne Herschberg-Pierrot: Le dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Lille, Presses Universitaires de Lille, 1988.133 p.Hans Peter Lund
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L'ouvrage de Pierre-Marc de Biasi constitue un événement réel dans la recherche, par la masse formidable de documents mis à la disposition non seulement des spécialistes exigeants de scientificité, mais aussi, comme l'a voulu l'auteur, de tous les lecteurs de Flaubert. La présentation de tous ces brouillons et notes, et les commentaires qui les accompagnent ne sont pas moins impressionnants. L'écriture de Biasi est à la fois sérieuse, fine, et légère, humoristique parfois, chose rare chez un savant. Et Biasi est un vrai savant: ses investigations patientes dans un domaine plein d'embûches en témoignent, par leur envergure et leur précision. Pour les uns, son ouvrage sera le point de départ de nouvelles recherches, pour les autres une véritable introduction à Flaubert. Il a fallu repartir à zéro pour y arriver. Persuadé »qu'il existe potentiellement une nouvelle forme de lecture« de Flaubert (p. 14), Biasi, armé d'une solide formationdans l'école des études génétiques, où on retrouve les noms de Louis Hay, de Raymonde Debray-Genette, de Claudine Gothot-Mersh..., s'est mis à la recherchede »l'homme-plume« que fut Flaubert, de »celui par qui la littérature se pense et se cherche avant de se créer« (p. 13). Après de longues recherches au Musée Carnavalet et à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, où il a pu constater la disparition ou le vol de plusieurs carnets, Biasi a rétabli ce qui reste des notes de travail de Flaubert et qui a précédé à la création littéraire proprementdite, les notes, références, projets griffonnés par le romancier, bref l'avanttexte(cf. Jean Bellemin-Noël: Reproduire le manuscrit, présenter les brouillons, établir un avant-texte, Littérature, 28, 1977). Seule Marie-Jeanne Durry avait déjà tenté quelque chose de pareil (Flaubert et ses projets inédits, Nizet, Paris, 1950),
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alors que Louis Bertrand, l'ami de l'héritière de Flaubert, avait seulement publié des bribes (Revue des Deux Mondes, 1910, texte repris dans l'édition Conard), et que l'équipe de Maurice Bardèche avait donné, dans les Œuvres complètes aux éditions du Club de l'Honnête Homme (1973), un texte plein de fautes, »souvent désastreux* (p. 34). Biasi a redéfini le corpus, en écartant les «carnets de voyage« et en redistribuant par ordre de genèse et de catégorie les manuscrits (calepins d'enquête, carnets d'idées ou de projets). Il trace une voie souvent sinueuse, mais toujours claire à travers les manuscrits, et dresse finalement un schéma chronologique, catégoriel et répertoriel (c'est-à-dire comportant des références aux oeuvres de Flaubert préparées par les carnets) (p. 53). Suit une description des carnets, de leur contenu et apparence. Dans ces pages (p. 57-100), Biasi ne manque pas de relever telle ou telle information importante, par exemple le fait que le projet d'Hérodias est né déjà en 1868-1872, et non en 1876 (p. 93, cf. p. 117) ou de discuter la signification de cet »amoncellement« de documents dans lequel il faut bien reconnaître »un évident émerveillement de l'auteur devant la diversité et les couleurs du monde« (p. 98). La présentation des notes contenues dans les carnets suit un schéma fixe. L'auteur n'a pas, faute de place, procédé à une transcription diplomatique, mais il faut croire que ce choix a rendu la lecture des notes plus commode. Eédition suit l'ordre chronologique, les carnets qui s'étalent sur plusieurs années étant placés selon l'année où ils ont été commencés. Pour chaque carnet, Biasi donne une description, une datation, un synopsis du contenu (extrêmement utile pour le lecteur désireux de se retrouver rapidement dans ce magma d'informations), enfin le texte accompagné de nombreuses notes qui éclairent le rapport entre les carnets et l'oeuvre et reconstituent »le tissu culturel dont les carnets révèlent le canevas« (p. 116). Chaque carnet ou groupe de carnets se rapportant à une seule œuvre de Flaubert est précédé de quelques pages substantielles donnant des »points de repères chronologiques* ou «critiques et génétiques* relatifs à la rédaction de l'œuvre en question, et se terminant par une «bibliographie succincte*. Une grande bibliographie générale clôt le volume. On comprendra que l'ouvrage de Biasi n'est pas seulement une publication correcte des carnets de travail de Flaubert. Il est aussi une étude génétique complète qui réalise ce que les théoriciens préconisent depuis longtemps; citons, à titre d'exemple, Michafil Werner: »les études de genèse (...) n'analysent plus telle œuvre figée et close, mais un processus (...): l'analyse génétique se fonde sur les traces matérielles du processus de production (...) elle a affaire à un processus dynamique et non à un système stable* (Genèse et histoire, in: Leçons d'écriture, textes réunis par Almuth Grésillon et Michaël Werner en hommage à Louis Hay, Paris, Minard, 1985, p. 278-280). C'est de l'instable, de «l'inachevé* (cf. Claude Duchet: Notes inachevées sur l'inachèvement, ibid.), où tout est encore possible et déjà fixé par une finalité (cf. Biasi, p. 7-8), que Pierre-Marc de Biasi a réussi à nous donner une présentation parfaite et aussi stable que possible. Loin d'être de la même envergure que l'ouvrage de Biasi, l'étude d'Anne Herschberg-Pierrotdoit susciter l'intérêt de ceux qui travaillent sur l'avant-texte, puisquele Dictionnaire des idées reçues n'a jamais été édité par Flaubert et n'existe qu'en (trois) manuscrits. Le texte témoigne de l'inachèvement: AHP cite des
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exemples de «rubriques qui constituent le point de départ d'articles encyclopédiques,ainsi (...) «JOURNAL Son importance dans la société moderne. Ex. le Figaro»*(p. 75). On lit, de même, à l'article BANQUET cité à la page 99: «Diverses sortes de banquets, à développer (...)«. Et on peut constater, avec AHP, tout un jeu manuscrit autour de l'expression »Voir Naples et mourir« (p. 112-113), jeu qui implique les trois manuscrits et dont on voit difficilement la solution au-delà de cet avant-texte! Les idées reçues se trouvent représentées, chacun le sait, un peut partout chez Flaubert, depuis les socialistes de L'Education sentimentale (p. 41) jusqu'à Bouvard et Pécuchet (p. 33) dont le Dictionnaire est en quelques sorte le »musée« (p. 34). AHP a défini, ailleurs, le fait de »clicher« comme »un moyen de se rattacher à la norme« (Le cliché dans Bouvard et Pécuchet, in: Flaubert et le comble de l'art, Paris, SEDES-CDU, 1981, p. 36). Or, dans le Dictionnaire, qu'elle rattache au projet d'un «second volume« de Bouvard et Pécuchet (p. 53, cf. p. 73), la visée est autre, à vrai dire inverse, parce que Flaubert semble y dénoncer les clichés, la rhétorique qu'ils représentent et les «jugements préconstruits« qu'ils expriment (p. 25, cf. p. 30). C'est exactement ce que AHP démontre par son analyse des formes et des contenus de ce que Flaubert a retenu pour son Dictionnaire. Ce texte invertit le genre du «dictionnaire* qui triomphe à l'époque comme un «modèle de la parole sûre d'elle-même, de la croyance à la postitivité des savoirs« (p. 124). Mais le projet de Flaubert se situe, par sa «dimension citationnelle« (p. 59, cf. p. 92), dans le même champ que les «Sottisiers* parus alors, ou dictionnaires de ce qu'on dit, donc des clichés. On sait que Flaubert a glané dans le dictionnaire de Salgues, Des Erreurs et des préjugés répandus dans la société (1810-1813) Anne Green: Flaubert, Salgues et le «Dictionnaire des idées reçues«, RHLF, 1980, 5, p. 773-777). Mais tandis que les auteurs des Sottisiers font des commentaires sur les lieux communs, Flaubert ironise et démolit complètement la forme lexicographique, procédant à un ravage de l'intérieur. La structure de l'article du dictionnaire lui permet de séparer le thème de la prédication, mettant en relief celle-ci et dénonçant l'idée reçue qu'elle recèle, cf. «FONCTIONNAIRE Impose le respect, quelle que soit la fonction qu'il remplit* (cit. p. 80). A ces «constantes prédicatives« s'ajoutent, selon la typologie d'AHP, des «taxinomies restrictives*, forme ironique de langage classificatoire, et des «définitions* qui sont souvent autant de pseudo-définitions, ou encore des «citations* qui parfois ne disent strictement rien sur le thème («GRENIER Qu'on y est bien à vingt ans!«). Tout aboutit ainsi à une «modalisation ironique* dont AHP peut développer le jeu en repérant les contradictions d'une rubrique à l'autre, les redondances sous forme de circularité ou renvois d'une entrée à l'autre, les dissonances sous forme d'hétérogénéité à l'intérieur d'une même rubrique, et les non-sens explicites («HOMERE Célèbre par sa façon de rire: rire homérique*). Les idées reçues, les «discours en place* sont donc ridiculisés. On reconnaît là le Flaubert «antidémocratique* et antibourgeois (cf. p. 14-15), mais aussi un autreFlaubert impliqué dans la «bêtise* (cf. l'interprétation proposée par ChristopherPrendergast, The Order of Mimesis, Cambridge University Press, 1986, pp. 191-92, 210). La belle démonstration d'Anne Herschberg-Pierrot nous mène au
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cœur de l'écrivain travaillant à se dégager de la bêtise par le jeu superbe de son écriture. Université de Copenhague |