Revue Romane, Bind 24 (1989) 2

Ralph Sarkonak: Claude Simon Les carrefours du texte. Les Editions Paratexte. Toronto, 1986. 195 p.

Nils Soelberg

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Que le Prix Nobel y soit pour quelque chose ou non, l'œuvre de Claude Simon continue à attirer des exégètes du monde entier, ce qui semble à la fois naturel et surprenant: naturel dans la mesure où le texte simonien stimule autant qu'il défie toute recherche de cohérence, et surprenant dans ce sens que l'écrivain lui-même a maintes fois affirmé que son lecteur n'a pas à comprendre, mais simplement à prendre. Or, peut-on prendre sans avoir d'abord essayé (en vain) de comprendre! - Peut-on s'adonner au plaisir de (re)constituer la production langagière sans s'être heurté d'abord à une impasse totale au niveau de la cohérence narrative?

Telle est, me semble-t-il, la question essentielle qui sous-tend cette étude de Ralph Sarkonak. Répartie en deux grands chapitres: I Le langage mimétique; II Le langage producteur, elle retrace d'abord l'auto-destruction bien connue du langage référentiel pour se pencher ensuite sur le jeu du signifiant en tant que producteur de sens. En cela, dirait-on, rien de bien nouveau, tant il est vrai que le processus destruction-création a fait l'objet d'innombrables études sur l'œuvre de Claude Simon, depuis l'apogée du Nouveau Roman. Or, le propos de Sarkonak n'est pas, justement, ce processus qualifié naguère de révolutionnaire (destruction de l'ordre bourgeois, etc.), mais, bien au contraire, la tension inhérente à la coexistence inévitable et impossible du mimétisme et de la production dans le domaine du langage. Ainsi, la fonction des deux chapitres n'est pas de marquer les étapes d'une évolution (bien que l'évolution de l'œuvre fasse l'objet de maintes remarques), mais de nous assurer des points de vue diamétralement opposés sur un même phénomène contradictoire.

L'objet de l'étude est Xécriture simonienne, au sens de dimension matérielle du texte, dimension à la fois narrative et littérale; son objectif est la détermination des capacités génératrices du récit simonien, au niveau du signifiant, puis, inévitablement, à celui du signifié; son corpus est constitué par Histoire et La Bataille de Pharsale, et, à travers ces romans, par l'ensemble de l'œuvre, ce qui exclut d'emblée toute approche chronologique. Précisons en outre qu'aucun roman ne fait l'objet d'une analyse proprement dite, la fonction du corpus étant de fournir des exemples. C'est dire que, malgré la déclaration initiale qui prétend à une lecture immanente à laquelle la poétique n'aura fourni que les termes (p. 7), nous avons affaire à une étude structurée entièrement par une théorie préétablie, avec Lucien Dállenbach et Jean Ricardou comme principaux précurseurs.

Pour cerner ce conflit éternel entre le quelque chose à dire et le dire, le premier chapitre aborde le problème du côté de la mimesis, ou plutôt du statut problématiqued'une mimesis qui finit parse résorber dans l'acte d'écrire. Le mimétisme de l'écriture simonienne (production d'une ressemblance avec un réfèrent préexistantou censé l'être) est réparti en quatre catégories, allant d'un maximum de

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rapport possible (sinon confirmé) entre le mot et la chose jusqu'à la résorption
quasiment complète du réfèrent dans l'acte scriptural:

1. Au niveau thématique, le mimétisme référentiel pose - et conteste aussitôt - la notion d'une histoire à raconter. Nombreux sont les personnages simoniens qui constatent que la réalité hors-langage ne se laisse nullement capter par les mots, pour métaphoriques qu'ils soient; bien au contraire, c'est le mot-étiquette qui permet de faire abstraction du réel, et le parler constant n'assure aucune dominance intellectuelle, mais permet d'assouvir un besoin purement biologique: les parleurs/narrateurs admettent qu'ils parlent parce que c'est plus fort qu'eux!

2. Le mimétisme cratylien se réclame de la convention univoque pour s'appuyer sur le rapport signifiant-signifié. Or, pour Simon lui-môme, le travail d'écriture est la recherche sans cesse recommencée d'un signifié inaccessible. Par cette opacité du signifiant, le texte met en relief sa propre littérarité.

3. Le mimétisme graphique (insertion de mini-textes, de pictogrammes, etc, dans le corps du texte) incarne la résignation d'un scripteur qui montre ce qu'il est incapable de représenter. Par là, on arrive à un signifiant matériel, à un langage réifié qui n'est plus lisible, mais visible.

4. Le mimétisme auto-référentiel (mise en abyme) incarne au plus haut point le jeu du signifiant. S'inspirant des catégories de Dâllenbach (Le récit spéculaire, Seuil 1977), Sarkonak distingue entre les mises en abyme où le texte se désigne comme communication (auteur-lecteur), comme fiction et comme acte scriptural. On savait déjà que, par ces procédés, le texte dénonce l'illusion référentielle et se désigne lui-même comme langage, mais Sarkonak attire surtout l'attention sur le fonctionnement extrêmement complexe de ce jeu langagier par lequel le texte simonien explore le signifiant.

La recherche de l'histoire racontée aboutit donc à un vaste réseau de signifiants qui mettent à nu le fonctionnement de l'écriture. Or, pour qui se propose de suivre jusqu'au bout cette passionnante aventure, la dimension mimétique ne va pas tarder à réapparaître. Tel est le propos essentiel du deuxième chapitre, Le langage producteur.

Partant d'une série de schémas sur les traces productrices disséminées à travers
le texte (p. 92), Sarkonak énumère quatre catégories de travail producteur:

A. Le mot ludique, allant du simple lapsus au jeu conscient sur les homonymes et paronymes, fait bifurquer la ligne diégétique et sabote donc l'action en cours. La structuration se faisant ainsi à partir de mots et non de faits, le signifié revêt l'aspect d'un sous-produit, subissant des transformations incessantes.

B. La productivité des raccords comprend les différentes sortes de production de nouvelles séquences diégétiques à partir d'un double ou triple sens du mot (par exemple le gland dans La Route des Flandres). Ce rapprochement de sèmes distincts fait des mots de véritables carrefours, générateurs de la dimension narrative.

C. La productivité des correspondances concerne surtout les romans de la dernièrepériode, à partir de La bataille de Pharsale. Comme la chronologie narrée est désormais définitivement sabotée, les raccords analogiques et autres produisentune signifïance virtuelle permettant des parcours dans toutes les directions. Le lecteur est ainsi lancé à la recherche de correspondances au niveau du signifiant,cherchant constamment un ailleurs dans le temps narré et dans l'espace textuel.

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tuel.- D'où la tension constante lors de la lecture, car le rapprochement de deux
moments narrés exclurait celui de deux endroits textuels, et vice versa.

D. En dernier lieu, on arrive à h productivité d'un réseau textuel, résultant d'un véritable tissage de signifiants-générateurs. Ce réseau, qui évolue et se modifie pendant toute la durée de la lecture, entretient des rapports intéressants avec la diégèse, dans ce sens que de nombreux signes générés se trouvent actualisés dans des contextes où il est question de thèmes fondamentaux. On finit donc bien par rejoindre cette dimension diégétique où le langage représente des faits qui lui sont extérieurs, mais qu'il vient néanmoins de produire en tissant son vaste réseau de sens virtuels.

Comme le précise Sarkonak dans son chapitre de clôture: Reprise, court-circuits, convergences, le plaisir du texte simonien est la tension permanente entre la mimesis et la production langagière. Tel est le propos essentiel de toute son étude, et il faut lui rendre hommage de nous avoir montré qu'à chaque nouveau carrefour du texte, ce sont toujours les dimensions diégétique et littérale qui se croisent et s'occultent réciproquement. Or, comme la qualité de ce genre d'ouvrage doit toujours se mesurer à la discussion qu'il suscite, j'aimerais contribuer à son succès en soulevant deux ou trois problèmes qui, à mon avis, ont été traités de manière un peu superficielle.

Premièrement, le choix de Yécriture simonienne comme objet d'analyse (écriture au sens de dimension à ia fois narrative et littérale) est évidemment motivé par la tension que Sarkonak se propose de démontrer. Mais si l'analyste ne fait que puiser des exemples dans les textes constituant son corpus, il aura exclu d'avance cette cohérence narrative que, sous le nom de diégèse, il considère comme un des deux pôles de l'univers simonien. Dresser le tableau des constantes thématiques ou scripturales en se référant à l'œuvre entière, soit! Or, la cohérence narrative au sens propre ne se dégage pas d'une »intertextualité« plus ou moins restreinte, mais du récit en tant qu'unité isolée et (matériellement) achevée.

Sarkonak me répondra peut-être que cette cohérence présuppose l'existence d'une histoire déjà là (cf. p. 23), ce qui n'aurait guère de sens dans le cas de Simon. Mais ce qui fait défaut chez Simon, ce n'est pas un quelque chose à raconter (et qui préexiste à la narration), mais uniquement le déroulement propre au roman traditionnel. Prenons un exemple: à la fin de la section consacrée au mimétisme référentiel (p. 35-38), il est question de l'inaptitude du langage à reproduire une réalité extra-langagière: c'est le rapport du flou au flou, ce qui ressort de deux énoncés contradictoires, tirés de La Bataille de Pharsale. Or, cette juxtaposition de deux énoncés contradictoires évoque soit un énonciateur aux prises avec une réalité inexprimable, soit un narrateur utilisant délibérément la contradiction comme procédé narratif pour exprimer précisément le flou de la réalité. Dans ce dernier cas, le langage est un outil parfaitement adéquat, mais il faut aller plus loin dans ce sens et se demander si et comment le roman dans son ensemble raconte que la réalité est insaisissable. L'analyse de la dimension diégétique est à ce prix.

Deuxièmement, le concept de mise en abyme me semble difficilement applicableau
récit simonien. Sarkonak se réfère à juste titre à Dâllenbach, qui distingue
bien entre le passage reflétant l'ensemble et le jeu interne de miroirs, mais on sait

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que cette dernière acception a provoqué une inflation galopante: est mise en abyme tout énoncé commentant un autre énoncé. Dans le cas de Simon, la mise en abyme aurait pu confirmer le caractère délibéré du manque de cohérence narrative,mais si cette cohérence absente est en fait le souci constant du texte, tout devient mise en abyme, et ce terme perd toute valeur opérationnelle. C'est ce que Sarkonak semble confirmer indirectement dans le chapitre de clôture, où il suggèrede considérer l'évolution générale du récit simonien (depuis le désir mimétiqueangoissé des personnages-parleurs jusqu'au relatif apaisement subséquent du récit lui-même) «comme une mise en abyme globale et englobante de la transformationd'une mimesis pseudo-imitative en une mimesis réellement productrice« (p. 163; je souligne). Relation hautement significative entre deux aspects générauxde l'œuvre entière, soit. Mais que vient faire la mise en abyme dans cette galère?Si elle est globale et englobante, elle est tout, sauf une mise en abyme.

Troisièmement, tout le chapitre consacré au langage producteur repose, ajuste tire, sur l'interdépendance paradoxale des dimensions diégétique et littérale, et Sarkonak a sans doute raison d'affirmer (p. 90, par exemple) que le sabotage de la cohérence fictionnelle est indispensable pour attirer l'attention sur le travail producteur du langage. Mais lorsqu'il va jusqu'à suggérer (p. 171) que le récit traditionnel est produit selon un plan préconçu, donc sans »bricolage« langagier, on a du mal à le suivre. Prétendre que le travail scriptural producteur - et combien révolutionnaire! - ne saurait créer une cohérence narrative - oh, combien bourgeoise! - relève des fanfaronnades du nouveau roman militant; vingt ans après, on peut se permettre quelques nuances. Il est vrai que la cohérence traditionnelle occulte le travail langagier, mais il est tout aussi évident que ce travail a eu lieu et que la cohérence narrative est son produit. C'est justement un des mérites - et non le moindre, à long terme - de Claude Simon (entre autres) de nous avoir montré ce que le récit traditionnel occulte. Fort de cette expérience, l'analyste pourra essayer de déterminer la nature du travail langagier produisant une cohérence narrative qui dissimule son origine.

Répétons-le: c'est la compétence et la richesse de l'étude de Sarkonak qui incite à la discussion. C'est en attirant notre attention sur la tension constante de l'écriture simonienne que cette étude situe son objet dans une nouvelle perspective, qui devrait fournir matière à réflexion à tous les amateurs des jeux de langage.

Université de Copenhague