Revue Romane, Bind 24 (1989) 2

John Pedersen:

John Pedersen

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Eauteur a fait un choix judicieux en présentant ses abondants matériaux en trois volumes
d'importance sans doute inégale, mais constituant un ensemble équilibré qui
permet un débat selon les règles.

Le premier volume, consacré à des recherches bibliographiques, présente les fonds Sue de deux bibliothèques parisiennes, la Bibliothèque historique de la ville de Paris et la Bibliothèque de l'Arsenal. En ce faisant, l'auteur parvient à compléter, très utilement, les instruments de travail jusqu'ici disponibles, notamment le catalogue de la Bibliothèque Nationale et la bibliographie chronologique de René Guise, publiée en 1982 dans la revue Europe (numéro spécial Eugène Sue).

Les deux autres volumes se complètent de façon intéressante. Le deuxième étudie la réception des premiers lecteurs et, détail important, l'éventuelle influencede ces lecteurs sur le développement des Mystères de Paris au fur et à mesurede leur publication en feuilletons. Le troisième volume, de son côté, présente des analyses approfondies d'Arthur, de Mathilde et des Mystères de Paris, complétéespar des remarques sur Le Juif errant et Les Mystères du peuple, le tout étant

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coiffé d'une mise en perspective à la fois sociale et littéraire. Il convient de regarderde
près les contributions de ces deux volumes.

Le deuxième volume est intitulé Les lecteurs d'Eugène Sue, mais il faut préciser qu'il s'agit, presque uniquement, des lecteurs des Mystères de Paris. De la vaste correspondance que valut à Sue ce chef-d'œuvre des romans-feuilletons, on a gardé 420 lettres. Quoique, entre autres, Louis Chevalier et Rudolf Schenda aient déjà cité des extraits de cette correspondance, c'est la première fois que nous pouvons étudier un choix représentatif de ces lettres.

L'auteur nous présente et commente 24 spécimens, et il est évident que l'intérêt
principal porte sur les critères qui ont présidé au choix et à la classification de
ces lettres.

Il semble y avoir une petite difficulté à concilier deux points de vue opposés en ce qui concerne le choix des lettres. D'une part, l'auteur se fonde sur les raisons personnelles qui ont poussé les correspondants à lire Sue et sur leurs modes de lecture, mais en même temps, leur 'rôle social' est aussi considéré comme critère, ce qui ne manque pas de laisser le lecteur un peu déconcerté.

Trois types de lecture sont pris en considération: la lecture dite 'naïve', la lecture
référentielle et, enfin, une lecture appelée 'transférentielle', où les lecteurs
prennent Sue comme modèle ou comme figure protectrice.

On voit les problèmes que pose une telle classification. D'une part, les deux premiers types semblent difficiles à distinguer l'un de l'autre, d'autre part.le troisième type est fondamentalement différent des deux premiers. L'auteur me semble ici chevaucher entre une phénoménologie de la lecture (domaine à peine défriché dans l'état actuel des études) et une sociologie des lecteurs.

Il aurait été utile de pousser un peu plus loin les réflexions préalables sur ce que l'auteur appelle »la manière de lire« (p. 47). En discernant, par exemple, la fascination de la fiction et l'engagement politico-social émanant de la lecture; en différenciant entre lecture escapiste et lecture émancipatoire; et en tenant compte des motifs très différents qu'avaient les correspondants pour s'adresser à Sue (remerciements, souhaits pour la suite des feuilletons, propositions critiques, demandes d'aide, etc.).

La valeur du volume sur les lettres réside dans l'édition d'un choix intéressant
de lettres qui nous permettent de mesurer le statut de Sue auprès de ses lecteurs
et l'ampleur de la réception des Mystères.

La partie la plus importante de cette trilogie suélienne est sans aucun doute le troisième volume intitulé Si les riches savaient!. C'est là que l'auteur nous montre ses dons pour l'analyse littéraire, et cela vaut particulièrement pour les chapitres consacrés aux deux romans Arthur et Mathilde. Ce n'est pas le moindre mérite de Brynja Svane que de nous avoir restitué, à la place qui leur convient dans l'histoire littéraire, ces deux œuvres injustement méconnues. Regardons de plus près le chapitre sur Mathilde.

»Mathilde ou la condition féminine...« - dès le soustitre, les jeux sont faits. L'auteur nous avertit ouvertement de la perspective dominante de sa lecture. Cela est, bien entendu, fort légitime. Mais il convient toujours de se demander, à propos de l'optique choisie pour une analyse: A quel prix? Quels sont les éléments qui restent dans l'ombre quand l'œuvre est examinée sous tel ou tel angle?

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II me semble en tout cas que l'optique choisie par l'auteur risque de rendre le roman plus 'féministe' qu'il ne l'est en réalité. Est-ce vrai, d'ailleurs, que le roman est »connu pour son féminisme» (p. 155)? La question essentielle pour moi est cependant de savoir s'il est bien fondé de voir dans le roman une attaque contre le mariage, comme le fait l'auteur. A mon avis, le mariage comme institution n'est nullement mis en cause; autrement, la fin du roman n'aurait pas de sens!

A la page 176 du volume, l'auteur insiste sur le fait que le »discours fictionnel se double à plusieurs reprises d'un discours nettement non-fictionnel«. Cette façon de voir n'est peut-être pas évidente pour tous, et l'auteur aurait rendu de grands services à ses lecteurs en approfondissant un peu ces considérations. Elles s'expliquent sans doute par le soin qu'a l'auteur de relier Mathilde aux Mystères de Paris, œuvre réputée pour son riche 'niveau didactique'. Or, il aurait été intéressant de voir aussi Mathilde dans une autre perspective: celle du roman du 18e siècle. Plus d'une fois, le roman de Sue fait penser, par exemple, à La vie de Marianne.

Le thème de Cendrillon est très bien utilisé par l'auteur, qui en outre, dans cette analyse, excelle dans le traitement du thème de l'amour. Mais le thème de Cendrillon ne me semble pas déterminer la structure du roman, qui est trop complexe pour que le schéma bien connu des actants puisse rendre ici des services notables. Plus important, pour moi, est »la dichotomie entre le Bien et le Mal« dont il est question à la page 198. Car Sue est un grand moraliste, malgré sa réputation qui va souvent dans d'autres directions.

Le chapitre consacré aux Mystères de Paris est centré, avant tout, sur les structures narratives. L'auteur se réfère (p. 255) à l'article de W. Iser »Die Appelstruktur der Texte«; mais il est dommage que cet article ne soit pas utilisé à fond, car il aurait permis à l'auteur de discuter dans les détails certaines de ses propres positions, notamment concernant la façon dont un texte peut diriger les réactions du lecteur.

Selon une des thèses de Brynja Svane, il y a un rapport étroit »entre la thématique sociale du roman et l'exploitation habile de quelques-unes des structures narratives favorites du folklore* (p. 264). Pour moi, il y aurait lieu, aussi, de réfléchir sur les liens entre Yéthique et les structures narratives, ce que l'auteur semble confirmer à la page suivante. Le problème ici esquissé n'est pas sans importance, par exemple, pour la lecture de l'épisode Gringalet (p. 271-72).

Chaque analyse se termine par des remarques sur «Réalisme et Divertissemenu, c'est-à-dire, entre autres choses, sur le pouvoir de fascination qu'exercent les romans de Sue. On aurait aimé que l'auteur eût consacré plus de temps à ces problèmes (le privilège de l'intervenant étant de demander «Toujours plus!«). En tout cas, l'humour et l'ironie ne semblent pas avoir particulièrement intéressé l'auteur, ce qui une fois de plus, est parfaitement légitime. Ajoutons que c'est un peu dommage, car le récit-cadre de Mathilde aussi bien que de nombreux passages des Mystères, comportent de véritables morceaux d'anthologie.

Dans le dernier grand chapitre de son étude, l'auteur fait des efforts pour encadrerses
analyses dans des réflexions de portée plus générale sur des thèmes aussi

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différents que 'texte et communication', 'la notion de paralittérature', la biographiede
Sue et le mouvement ouvrier et les conditions sociales des années 1840.

On le voit: il y a ici matière à plusieurs volumes! Louons le courage de l'auteur et ne regrettons pas trop les limites qui lui ont été imposées par les cadres du travail. Mais il n'est pas possible de cacher le caractère hétéroclite du chapitre; peutêtre eût-il été fructueux de se concentrer sur un ou deux aspects, par exemple le mouvement ouvrier et la littérature contemporaine? Avec un tel choix, l'auteur aurait pu mieux se concentrer sur l'opposition Balzac-Sue sur laquelle, en effet, il est difficile de ne pas réfléchir. Peut-être que l'auteur aurait pu utiliser ses excellentes analyses des différents niveaux discursifs chez Sue pour souligner une des différences fondamentales entre Sue et Balzac. Celui-ci, en effet, opère une intégration des différents niveaux, alors que l'originalité de Sue pourrait résider en l'effort pour les tenir distincts.

Terminons sur quelques remarques 'obligatoires' concernant l'apparat critique de l'ouvrage. Il est pour le moins curieux que le troisième volume n'ait pas de pagination continue, et l'on s'étonne de ne pas trouver, dans la bibliographie, des ouvrages cités en cours de route. On note aussi une lacune: l'ouvrage de Walburga Hü\k,Als die Helde Opfer wurden (1985).

La tonalité plutôt critique de ces remarques fait partie de la règle du jeu: on connaît le rôle de l'intervenant lors d'une soutenance de thèse. Cependant, je m'en voudrais de ne pas terminer sur une note moins sévère en insistant sur le très grand travail engagé et sérieux qu'a accompli Brynja Svane pour porter à la lumière un Eugène Sue plus complet que celui que nous connaissions avant.

Université de Copenhague