Revue Romane, Bind 24 (1989) 2Réponse à John Pedersen:Brynja Svane
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La critique assez sévère de M. John Pedersen s'inscrit dans le cadre de l'institution doctorale du Danemark, où le rôle de l'intervenant est de souligner les points faibles ou peu convaincants d'une thèse, sa critique ayant pour but, entre autres, de constater si la thèse en question est assez sérieuse pour mériter une mention. Me pliant aux mêmes règles, j'admets la justesse de la critique, mais je me permets d'y répondre, tout en constatant que ma thèse a été reçue et que le débat écrit doit donc surtout attirer l'attention sur les aspects de la discussion censés avoir un intérêt plus général pour les recherches en cours dans le domaine du roman populaire du 19e siècle. La critique de John Pedersen se concentre d'abord sur mon analyse des lettres de lecteurs, dans le second volume de la thèse, et c'est surtout à cette critique que je répondrai, parce que cette partie de mon analyse est très importante pour l'ensemble de la thèse. Les remarques critiques sur la méthodologie utilisée pour l'analyse des lettres sont pertinentes, étant donné le caractère disparate du corpus que j'ai voulu analyser: la diversitédes lettres semble invalider au préalable toute approche sévèrement exclusive, ce qui ne facilite pas, évidemment, une recherche scientifiquement méthodologique.
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Mais c'est pour être fidèle au caractère hétérogène du corpus que j'ai choisi une méthodequi combine plusieurs points de vue et qui laisse une certaine place à l'approche intuitive, mal vue, il est vrai, dans les sciences, mais sans laquelle on n'aura jamais accèsau sens profond de lettres aussi personnelles et variées que celles dont il est question. JP s'arrête surtout au fait que le choix des lettres ait été dicté par deux points de vue différents: d'une part les raisons personnelles des correspondants et leurs modes de lecture, d'autre part la position sociale des correspondants, le »rôle social* qu'ils s'attribuent eux-mêmes. JP relève également les problèmes que pose la classification choisie pour distinguer entre trois types de lecture: la lecture naïve, la lecture référentielle et la lecture transférentielle pratiquée par un groupe de correspondants que j'ai désigné comme une sorte d'intelligentsia ouvrière. J'admets que le troisième groupe est différent des deux premiers, car les correspondants de ce groupe parlent plus que les autres de leur propre identité sociale et s'adressent à Eugène Sue, non seulement pour exprimer leur enthousiasme ou pour commenter des faits sociaux, mais aussi pour faire directement appel à son aide professionnelle. Car il était déjà le »Roi« du roman feuilleton, c'est-à-dire des médias de l'époque, tandis qu'ils n'étaient, eux, que des typographes autodidactes qui se considéraient en quelque sorte comme les apprentis intellectuels de cet Eugène Sue célèbre, désirant manifestement aider la presse ouvrière naissante, notamment la Ruche Populaire à laquelle collaboraient la plupart de ces correspondants. li y a donc, entre Eugène Sue et les correspondants du troisième groupe, un lien matériel et intellectuel qui n'existe pas dans le cas des deux premiers groupes. Dans le chapitre quatre du troisième volume (»Eauteur et ses contemporains»), je pousse plus loin l'analyse de ce lien permettant de situer Eugène Sue et Les Mystères de Paris par rapport à un contexte médiatique et social très peu connu mais essentiel pour la compréhension du rôle historique de ce roman. Je regrette cependant de ne pas avoir suffisamment clarifié, dans le deuxième volume, la nécessité d'analyser parallèlement les différents modes de lecture et l'appartenance sociale des lecteurs qui les pratiquent. Si j'ai discuté les possibilités de désigner la lecture de l'intelligentsia ouvrière comme une lecture »transférentielle« (terme psychanalytique qui caractérise leur manière de lire), c'est justement pour souligner ce parallélisme et pour éviter de diviser le corpus en différentes catégories selon différents critères. Mais il est vrai que l'analyse reste, à ce point de vue, trop au niveau de l'implicite: il aurait fallu expliciter encore plus les prémisses des analyses et les méthodes qui ont permis de distinguer nettement entre les différents groupes de lettres. Si l'analyse était à refaire, j'insisterais beaucoup plus sur la manière dont les deux points de vue parallèles se complètent. Car, contrairement à ce que semble penser JP, il n'y a en réalité aucune contradiction méthodologique fondamentale entre les deux. Si mon texte n'est pas clair, c'est plutôt en raison d'un manque de »pédagogie« dans la manière dont j'ai présenté les choses, ce qui s'explique par la difficulté de saisir immédiatement le sens caché d'un corpus textuel varié tel que la collection de lettres en question et de communiquer ce sens à ceux qui n'ont pas étudié l'ensemble de la correspondance.
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Ceci dit, il convient peut-être de préciser que les trois groupes de lettres analysés sont des preuves évidentes du lien étroit qui existe entre, d'une part, le mode de lecture d'un roman tel que Les Mystères de Paris et, d'autre part, l'appartenance sociale du lecteur et le rôle qu'il se propose de jouer dans la société. Les trois types de lecture sont ceux relevés par JP: la lecture naïve, la lecture référentielle et la lecture transférentielle. On peut discuter, évidemment, cette terminologie. Il aurait été plus heureux, peut-être, de considérer le premier type comme une lecture »fictionnelle«, parce que ce terme fait plus nettement ressortir les différences entre les deux premiers groupes de lettres. Car les lecteurs du premier groupe s'attachent surtout aux aspects fictionnels du roman, tandis que les lecteurs du second groupe y voient presque exclusivement les aspects référentiels, à savoir la manière dont le texte de Sue reflète la réalité et traite les problèmes sociaux qui intéressent professionnellement ces lecteurs. La lecture transférentielle se distingue des deux premiers types en ceci qu'elle se distancie plus ou moins du texte proprement dit pour s'attacher plutôt aux rapports que peuvent avoir les correspondants avec l'auteur en tant que personnalité intellectuelle et médiatique. Les types de lecteurs différents qu'on retrouve derrière ces trois modes de lecture sont les suivants: 1) Ceux qui sont neutres au point de vue social, qui lisent spontanément et sans aucune »arrière-pensée« sociale - ils cherchent dans la lecture un plaisir ou une expérience personnelle et s'identifient vivement avec certains personnages et s'enthousiasment pour les coups réussis de l'action romanesque. 2) Ceux qui font directement mention de leur engagement dans un mouvement philanthropique quelconque et qui réfléchissent sur les rapports entre la lecture du roman et leur propre rôle social - ils lisent le roman comme une sorte de document social et le louent ou le rejettent selon que la réalité qu'il présente correspond à la réalité dans laquelle ils exercent leur activité caritative. 3) Les ouvriers autodidactes luttant pour établir une presse et une littérature ouvrières et qui voient en Eugène Sue un allié capable de les aider dans leur tâche lourde et pénible - ils lisent le roman comme le témoignage du fait qu'une écriture sociale est possible et font appel à l'auteur pour qu'il leur vienne en aide dans leur propre carrière journalistique ou littéraire. Cette classification des lecteurs n'est pas exhaustive, évidemment, pour l'ensemble des correspondants (elle omet, par exemple les correspondants qui écrivent uniquement dans le but d'obtenir une aide financière ou matérielle quelconque). Mais les trois groupes mentionnés sont marquants et intéressants parce qu'ils nous donnent quelques réponses empiriquement vérifiables à la question qui s'impose inévitablement quand on étudie Eugène Sue: qui étaient ses lecteurs? En nous initiant à trois manières fondamentalement différentes de lire Les Mystères de Paris, les trois groupes de lettres nous permettent également de mieux comprendre le succès de ce roman. Car ces lettres nous fournissent aussi des réponses à deux autres questions capitales: comment les contemporains lisaient-ils Eugène Sue? - ci pourquoi Eugène Sue était-il tellement lu? A mon avis, les réponses qu'on trouve dans les lettres confirment une hypothèsequ'on
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public se recrutait dans toutes les classes sociales, culturelles et intellectuelles, c'est qu'il s'adressait en réalité systématiquement à des publics divers, en se servantd'une écriture »polysémique« et multiple. On a pu, semble-t-il, lire ses romansde plusieurs manières radicalement différentes, chaque lecteur ayant pu, pour ainsi dire, choisir librement les éléments du texte qui lui convenaient le mieux et y rajouter ses propres interprétations ou idées reçues. C'est là une des thèses les plus importantes de mon travail et c'est là-dessus que se base une partie des réflexions présentées dans le troisième volume. J'espère que ces précisions aideront à mieux comprendre les problèmes qu'a posés l'analyse des lettres et à dissiper les incertitudes qu'a pu créer la méthodologie peu orthodoxe, volontairement adoptée mais trop peu explicitée, semble-t-il. Je remercie donc JP de m'avoir forcée à repenser les méthodes et à essayer de les clarifier. Si la place le permettait, je pourrais sans doute répondre aussi longuement aux Mais la réponse détaillée doit attendre une autre occasion, et je me bornerai à attirer l'attention sur l'importance du chapitre quatre du troisième volume (»Eauteur et ses contemporains«) qui pourrait, me semble-t-il, ouvrir une nouvelle voie aux recherches futures sur l'œuvre d'Eugène Sue. Le caractère diversifié du chapitre, critiqué par JP, est en même temps sa force, parce ques pour comprendre Eugène Sue, on doit nécessairement établir un »cadre« d'interprétation qui prend en considération les facettes multiples du contexte socio-historique dans lequel ont été conçus ses romans. Il s'agit à la fois de comprendre le système médiatique de l'époque, les antécédents littéraires, la réalité sociale des différentes classes que Sue décrivait et qui constituaient également son public, et, pour compléter l'image, la personnalité de l'auteur qui a su trouver dans cette complexité la clé d'un des plus grands succès du 19e siècle. Que mon étude soit incomplète n'étonnera personne. Mais je pense que c'est un mérite d'avoir esquissé une vue d'ensemble qui permet de saisir la totalité d'une oeuvre controversée, vu que celle-ci a été trop peu étudiée jusqu'à présent et qu'elle reste donc très mal connue malgré sa réputation. Si j'ai réussi en cours de route à soulever quelques questions aptes à intriguer et peut-être même à inspirer d'autres chercheurs et si j'ai réussi à formuler quelques réponses, je pense avoir obtenu ce que j'avais osé espérer. Pour terminer je me contenterai donc de dire quelques mots sur les aspects bibliographiques et »l'apparat critique* de ma thèse qui ont inspiré à JP des «remarquesobligatoires*. J'avoue être étonnée de ces remarques critiques, étant donné que je présente de nombreux textes inédits répartis sur les trois volumes, que le premier volume apporte du nouveau à la bibliographie de l'œuvre de Sue, que le troisième volume comporte 354 notes contenant des renseignements bibliographiqueset autres, et que j'ai très sérieusement travaillé toute cette dimensionde ma thèse. Il se peut que la présentation soit inadéquate pour ceux qui veulentse contenter de »l'apparat critique* mais qui ne lisent pas le livre: je n'ai pas eu l'ambition d'écrire un livre qui se feuillette en quelques instants. Mais à ma connaissance, aucune autre bibliographie n'est plus complète que celle du troisièmevolume
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sièmevolumequi comporte 132 titres d'ouvrages traitant d'Eugène Sue. Je regrettede Université de Roskilde |