Revue Romane, Bind 24 (1989) 2

Pour une poétique du plus-que-parfait - à propos des nouvelles de Christine Arnothy

par

Nils Soelberg

1. Une narration déroutante

Si les nouvelles de Christine Arnothy, éditées dans le recueil Le Cavalier mongol (Flammarion, 1976), ont remporté un succès bien mérité, c'est surtout parce qu'elles plongent le lecteur dans un univers où l'insignifiant peut à tout instant tourner en spectaculaire, et où le quotidien le plus banal risque constamment de basculer dans l'étrange (voir par exemple le compte rendu de Pierre Paraf dans Europe, janvier 1977). De cet équilibre précaire naît un suspense indéniable, car autant l'éclatement paraît fatal, autant sa nature reste imprévisible jusqu'à la dernière ligne. Or, à cette tension propre à l'univers narré s'ajoute, dans la plupart des cas, un procédé narratif insolite, destiné, semble-t-il, à attirer notre attention sur une conception bien particulière des événements narrés. Ce procédé, c'est l'emploi au plus-que-parfait comme temps principal. Le problème que la présente étude se propose de résoudre, ne serait-ce que partiellement, est donc le suivant: puisque, à première vue, rien ne semble obliger le narrateur à raconter son histoire proprement dite (et non seulement les analepses) au plus-que-parfait, dans quelle conception particulière de l'univers narré faut-il chercher la motivation de cette transgression temporelle? La question paraît d'autant plus pertinente que le recueil comporte plusieurs nouvelles qui font un usage »normal« des temps verbaux; le procédé exceptionnel s'imposerait ainsi dans certains cas et non dans d'autres.

Commençons par la comparaison de deux nouvelles qui, du point de vue
qui nous occupe, représentent la norme et l'insolite:

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Hibou:

Alain D-, jeune cadre promis à une carrière brillante, participe chez son patron à un cocktail mondain où il fait la connaissance de Nicole, qui, pour lui, ressemble étrangement à un hibou. Elle lui confie sa passion pour les forêts, notamment la nuit, et la haine que lui inspirent les chasseurs. Ces confidences mettent Alain très mal à l'aise, et il contre-attaque en déclarant avoir abattu un hibou, une certaine nuit, lors d'une partie de chasse. Cet acte, entièrement gratuit, était resté sans suite, mais Nicole lui dit maintenant avoir éprouvé une vive douleur pendant une nuit passée dans la même forêt. - Haine réciproque et échange d'invectives savoureuses. A la fin de la soirée, la maîtresse de maison suggère à Alain de ramener Nicole en voiture, mais elle refuse et va sur la chaussée pour héler un taxi. Furieux, Alain démarre sur les chapeaux de roue; comme il avait laissé la voiture en marche arrière, Nicole est tuée sur-lechamp...

Draa:

Godfried, respectable père de famille nombreuse et dominante, emmène Joëlle, sa jeune maîtresse docile et effacée, en voyage-charter au Maroc. Dès le début de leur séjour, prévu pour une semaine, une étrange complicité entre Joëlle et les indigènes agace Godfried autant qu'elle étonne la jeune femme elle-même; les Marocains semblent avoir attendu sa venue pour la faire avancer vers une destination dont elle sent confusément l'existence. Godfried fait tout son possible pour ramener Joëlle sous sa domination, et il s'en prend notamment à un tic - un mouvement des bras et des homoplates, comme un battement d'ailes - que la jeune femme ne peut réprimer. - Lors d'une excursion en avion sur la vallée du Draa, le couple fait escale à Ouarzazate, où un taxi les amène visiter une ancienne forteresse, habitée par des cigognes. Sûre de l'itinéraire à suivre, Joëlle monte au sommet des ruines, fixant les nids des cigognes tout en évoquant avec une extrême douleur l'avortement que Godfried l'avait forcée à faire dans le passé. Du haut du parapet, elle se lance, comme une cigogne, et ... disparaît. Son corps demeure introuvable, mais la vieille gardienne des ruines a bien constaté l'arrivée d'une nouvelle cigogne.

Certes, les différences entre les deux nouvellles sont légion, mais, dans les deux cas, il s'agit d'une obsession d'ordre psychologique (liée aux oiseaux) et de l'irruption de l'étrange dans le quotidien; la fin dramatique, mort ou disparition de l'héroïne, laisse bien entendre qu'il n'y a plus rien à raconter. Néanmoins, Hibou est raconté au passé composé, le plus-que-parfait étant réservé aux analepses proprement dites, tandis que Draa est entièrement raconté au plus-que-parfait. Si nous partons du principe que ce temps verbal correspond à un besoin impératif pour la narration, il faudra commencer par explorer, théoriquement, les sens possibles évoqués par le plus-que-parfait.

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2. Réflexions narratologiques

On sait que la lecture narratologique fait remonter l'univers narré à un narrateur implicite qui connaît le déroulement en entier - et non à un auteur réel qui Yinvente. En fonction de sa conception générale de ce déroulement »brut«, le narrateur sélectionne d'une part les éléments pertinents et, d'autre part, les procédés narratifs les plus adéquats. Si l'un de ces procédés constitue une transgression manifeste, nous en concluons qu'aucun des procédés consacrés n'aurait fourni de moyen adéquat pour exprimer la conception particulière du déroulement à raconter. Cela signifie en l'occurence que le narrateur a choisi le plus-que-parfait comme temps principal parce que le prétérit (passé simple ou passé composé) ne lui aurait pas permis d'exprimer pleinement sa conception de l'histoire narrée.

Pour ce qui est des caractéristiques générales du plus-que-parfait français, tout enseignant du français langue étrangère en connaît au moins deux. Premièrement, son application est plus stricte que dans d'autres langues (par exemple le danois): pour relater des faits antérieurs aux derniers événements racontés, il faut obligatoirement employer le plus-que-parfait. Ce temps verbal désigne donc ce que j'appellerai désormais l'auparavant, et, à défaut de toute autre indication chronologique, il situe, à lui tout seul, les faits relatés dans cet auparavant.

Deuxièmement, le plus-que-parfait est un temps perfectif (h moins de figurer dans un contexte itératif), et le français ne dispose d'aucun temps verbal pour situer explicitement dans le domaine de l'auparavant ce qui relève de l'imperfectif (un état général, une situation ou une action en cours). Pour le passé comme pour ¡'auparavant, on emploie l'imparfait, qui est donc temporellement neutre. Comme les imparfaits sont extrêmement fréquents dans la plupart des nouvelles d'Arnothy, la prépondérance de l'auparavant se fait peut-être moins remarquer par le nombre de verbes au plus-que-parfait que par l'absence totale de passés simples ou de passés composés.

Si nous revenons maintenant au plus-que-parfat révélateur d'une certaine conception du narré, il faut d'abord retenir le fait que l'auparavant temporel équivaut à ce que la narration situe sur le plan qualitativement secondaire, c'est-à-dire dans la catégorie des informations peu pertinentes en ellesmêmes, mais nécessaires pour la compréhension de ce que le narrateur considère comme l'essentiel. Le plus-que-parfait désigne donc le secondaire ou l'accessoire, en assumant pleinement tout le relativisme que ces termes impliquent.

Le problème analytique se pose évidemment dès lors que la narration situetous les événements narrés dans l'auparavant, donc dans le domaine de l'accessoire, accusant fortement l'absence du centre d'intérêt par rapport auquelles faits relatés seraient d'ordre secondaire. Tel est précisément le problêmeque

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blêmequesoulève la narration de la plupart de ces nouvelles: le récit amène son lecteur au bord d'un vide qui confère au narré toute sa raison d'être, sans toutefois révéler en quoi consiste cette raison d'être. C'est sur ce vide que nous allons nous pencher désormais.

Théoriquement, nous pouvons déterminer deux attitudes analytiques devant le vide temporel et qualitatif que nous venons de définir. La première part du principe que l'essentiel est sous-entendu et qu'il revient au lecteur de le formuler. Dans ce cas, la lacune est là pour être comblée, et le narrateur a laissé ce soin au lecteur, pour des raisons qu'il faudra déterminer en fonction du contexte spécifique. Quoi qu'il en soit, le lecteur sera forcé de reconsidérer ce qui lui a été présenté comme étant d'ordre secondaire.

La seconde attitude consiste à interpréter le vide en tant que vide: ce qu'il importe de raconter, c'est que le fait essentiel se révèle être un manque, avec tout ce que cela implique pour la hiérarchie annoncée. Si le narré est à la fois secondaire et unique, le véritable propos du récit se dégage précisément de cette contradiction, que nous pouvons encore répartir en deux catégories: une contradiction d'ordre temporel, incarnant le heurt entre un auparavant manifeste et un passé inexistant; et une contradiction d'ordre qualitatif, assumant l'opposition entre l'aspect accessoire de tout ce qui est dit et le caractère primordial de certains éléments que le récit ne saurait ni exprimer ni sous-entendre.

Ces quelques réflexions théoriques nous permettent de répartir les nouvelles en trois grandes catégories. Dans la première, on situera celles qui semblent sous-entendre l'essentiel, provoquant ainsi le lecteur à combler la lacune. La deuxième comprendra celles qui mettent tout en œuvre pour signaler que, malgré les apparences, le centre temporel du récit est absent. La dernière sera consacrée aux récits qui évoquent un vide qualitatif d'où les faits effectivement narrés tirent leur sens. Précisons toutefois, avant d'aborder la lecture, que les variations à l'intérieur de ces catégories sont trop importantes pour mettre le classement proposé à l'abri de l'arbitraire. Puisque c'est le seul contexte qui nous permettra d'attribuer des sens radicalement différents à un même procédé narratif, l'interprétation spécifique dépend toujours du sens global, que les limites de cet exposé m'obligent souvent à postuler.

3. Lectures

3.1 Une lacune à combler

Parvenu à la fin du récit, le lectur constate qu'il n'a en fait suivi que les événementspréalables à l'essentiel et qu'il n'a plus qu'à continuer sur sa lancée pour formuler ce que le narrateur a préféré omettre. Mais pourquoi ces omissions? - Que ce soit pour souligner l'évidence du dénouement, sa duplicitéou

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citéouencore son caractère inexprimable, le soin de conclure est de toute façonlaissé
au lecteur. Trois nouvelles semblent présenter ainsi une lacune à
combler.

Cochon d'lnde:

Ghislaine Durand, la cinquantaine et dame de compagnie pour des patronnes richissimes et insupportables du quatrième âge, subit sans broncher contraintes et insultes, mais le jour où on lui annonce l'annulation de ses vacances (qu'elle passe invariablement avec le Club Méditerranée), elle provoque un accident qui tuera sa patronne, et elle fera donc respecter son mois de congé! Comme le Club lui fait partager la chambre d'une vieille Américaine richissime, insupportable, etc., elle renverse d'emblée les rôles et fait subir à sa compagne les humiliations accumulées depuis des années. Eblouie par tant de franchise, l'Américaine lui lègue sa fortune entière, et le récit se clôt sur une Durand richissime...

Elle s'était habituée avec une souplesse admirable à l'argent. (...) Elle avait fait, en avion, la tournée de ses propriétés et choisi une sorte de château de style mexicain, pas loin de Palms Spring ... Elle s'était adonnée à une collection de jeunes maquereaux qu'elle ne payait que d'espoirs ... (p. 139; la pagination renvoie au Livre de Poche. Ici, comme partout ailleurs, c'est moi qui souligne).

Tels sont, chronologiquement, les derniers faits narrés, et le plus-que-parfait semble bien indiquer qu'on n'est pas encore arrivé à l'essentiel. Tout aurait pourtant porté à croire que le propos essentiel du récit serait l'ascension de l'héroïne, après une misère préalable, mais il n'en est rien; le récit nous amène au seuil de l'essentiel, en nous invitant gentiment à poursuivre nousmêmes. Tâchons donc de combler la lacune: le véritable propos du récit, c'est la mort accidentelle (?) de la vieille Ghislaine Durand, richissime, insupportable, tyrannisant avec une perfidie savante ses dames de compagnie, - jusqu'au jour où une Dupont quelconque obéira à une brusque impulsion...

Nous savons que Ghislaine Durand avait tué elle-même sa dernière patronne,
Madame Varova, en tirant sur les franges d'un petit tapis de prière
sur lequel marchait celle-ci. Nous savons aussi que, devenue riche, Durand...

...dans son immense parc, avait fait bâtir une sorte de gigantesque mausolée
ouaté de tapis de prières, (p. 140)

Tous les ingrédients étant ainsi mis en place, le destin, forgé par la nouvelle
riche elle-même, s'accomplira tout seul, car ...

Voici l'immoralité de mon histoire: le crime parfait existe... C'est une question
d'intelligence, n'est-ce pas, Durand? (fin)

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Si tel est le cas, le tournant décisif dans la vie de Durand n'est ni l'héritage ni le meurtre, mais le jour où elle entre au service de Madame Varova. C'est à partir de là que le diable va avoir le dessus et que les événements vont suivre leur cours inéluctable, jusqu'à un accomplissement qui tombe tellement sous le sens qu'il est inutile de le nommer. Or, comment marquer discrètement ce tournant décisif, alors que le plus-que-parfait indique précisément le statut secondaire du narré? - Par un passé simple isolé, placé comme par inadvertance dans la série ininterrompue des plus-que-parfaits:

II y eut ensuite Mme Varov, un des monstres consacrés de Paris, la garce sublimée
parce que si vieille,... (p. 122).

Signal ultra-discret, et dont on ne relève la fonction qu'à la seconde lecture, mais son importance pour l'ensemble du récit est considérable: si c'est à ce moment-là que le hasard s'est transformé en destinée, Durand, vieillie, n'aura plus qu'à embaucher une dame de compagnie passablement effacée ...

Mais jamais le narrateur ne prendrait sur lui de raconter une monstruosité
pareille. Ce serait de mauvais goût, et d'ailleurs complètement inutile, n'estce
pas, cher lecteur?

Je vous le dirai au dessert:

André dîne régulièrement dans un restaurant chinois. Un soir, il accepte à sa table une femme seule, veuve de son état et qui, par un savant mélange de flatteries et de questions anodines, lui fait raconter comment il a tué sa femme asthmatique en l'enfermant à clef dans sa cuisine enfumée. Cruel, évidemment, mais puisque la défunte s'obstinait à le gaver de rôtis saignants, alors que lui aimait tellement la cuisine chinoise! Très compréhensive, sa convive lui fait entendre à demi-mot qu'elle le tient désormais, et qu'elle va quitter sa triste banlieue pour s'installer chez lui, à Paris. Il a de la place, et il a vraiment eu beaucoup de chance de s'en être tiré à si bon compte ...

Voilà donc ce qui s'était passé auparavant, mais le nœud du récit semble plus malaisé à définir que dans la nouvelle précédente. Qu'André soit obligé d'accueillir dans son grand appartement parisien sa chère confidente d'une soirée, n'en doutons pas, mais encore? - On sait qu'il n'y a qu'un moyen efficace pour se débarrasser d'un maîtrechanteur, et André vient de mettre au point un procédé qui, mutatis mutandis, pourrait bien lui servir encore. A moins que sa nouvelle compagne, trop avertie, ne prenne les devants ...

C'est au dessert, comme annoncé, qu'André expose les détails de son crime, ajoutant qu'après avoir fermé la porte de la cuisine de l'extérieur, »je suis venu dîner ici... Paisiblement* (p. 214). La fin de l'entretien est lourd de sous-entendus:

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- Je savais que vous étiez un homme fort, avait-elle dit. Un homme qui peut
rendre une femme heureuse ... Evidemment, il faut que la femme soit assortie
à vous ... pas n'importe qui... Si vous voulez venir un soir dîner chez moi
(...) Voilà une carte qui reste de l'époque de mon mari. J'ai juste biffé Monsieur.
(...) Je sais faire des tripes ... ça se cuit d'avance et ça se sert dans de
petits pots...
- Je vous appellerai, avait dit André, fatigué. Je vous appellerai...
- Et si jamais vous m'oubliez, avait dit Anna d'une petite voix métallique,
je vous retrouverai, (p. 215)
(...) Et [en partant du restaurant chinois] c'est elle qui avait embrassé Marie
[la patronne] sur les deux joues (fin).

Les acteurs connaissent donc à fond le scénario, et le vrai drame peut commencer. Mais comment seront distribués les rôles? Qui viendra embrasser Marie, puis dîner paisiblement, après avoir eu raison de l'autre? - »André, on le supposait bête. En tout cas, il était méchant« (début). Assez bête pour avouer l'inavouable à la première venue? Assez méchant pour l'imaginer? Tout le drame sous-entendu dépend de la réponse que l'on pourrait apporter à cette question: André, menteur innocent ou honnête assassin? Le fait est que "le nouveau rapport des forces pourra fort bien obliger André à réaliser ce qu'il vient d'inventer, ou à subir ce qu'il vient de raconter. Aussi le narrateur nous laisse-t-il devant l'alternative: il y aura éternellement deux manières de combler la lacune, mais quelle que soit la distribution des rôles, on retrouvera toujours le scénario de l'auparavant, dans le restaurant chinois: »Avec cette cuisine chinoise, c'est le perpétuel recommencement* (p. 206).

Juste un caprice:

Franky et Sheila sont mariés, ultra-riches et par ailleurs obsédés par la mort. [Sheila], dans un cauchemar qui la guette chaque nuit, avance vers l'échafaud, où l'attend un bourreau déguisé en pompier. Franky, à bord de son avion privé auquel aucune force humaine ne peut l'arracher, se lance dans des vols de plus en plus suicidaires, qui se terminent par la catastrophe:

Lorsque l'avion avait pris feu, au cours d'une nuit profonde, il n'avait eu aucune
envie de se sauver. (...) - Comment l'enterrer? avait demandé [Sheila]
à quelqu'un. Comment enterrer mon mari? Son corps est entièrement
confondu avec l'acier de l'avion ...
- Vous ne les séparerez jamais, avait dit quelqu'un, (p. 177)

Ce quelqu'un est le pompier-bourreau figurant dans le cauchemar de Sheila.
Il a effectivement l'impression d'avoir déjà vu cette dame ...

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Elle s'est évanouie, avait dit un des hommes, soucieux. Il faudrait peut-être
appeler un médecin, (fin)

Que ce drame se trouve de fait relégué dans un auparavant d'ordre qualitativement secondaire correspond parfaitement aux obsessions des personnages. Pour l'un comme pour l'autre, rien ne compte vraiment, hors la mort et l'auto-destruction. C'est avec une sinistre obstination que Sheila cherche, à l'aide de puissants somnifères, ce cauchemar où elle est condamnée à mort malgré son innocence manifeste. C'est avec une ténacité profondément irrationnelle que Franky achète précisément cet avion aux ceintures défectueuses et qu'il se lance dans des vols tellement ruineux qu'il doit sacrifier aussi bien sa fortune que toutes les mesures de sécurité.

Le propos essentiel de cette histoire, ce n'est donc ni la hantise de la mort, ni la mort violente en elle-même, mais précisément ce qui vient après, le néant à tout jamais inexprimable. Envisagé depuis ce néant, le déroulement raconté se trouve en effet dépourvu d'importance, mais toutefois nécessaire pour nous amener au bord de cette lacune qui n'est pas vide de sens, mais dont le sens est précisément - rien!

Après ces trois nouvelles qui, chacune à sa manière, amènent le lecteur devant une lacune à combler, revenons un instant à Hibou qui se distingue de l'ensemble par un emploi quasiment conventionnel des temps verbaux: le passé composé alternant avec l'imparfait selon l'aspect, et le plus-que-parfait servant uniquement à introduire les analepses. On peut évidemment considérer le passé composé comme peu conventionnel dans un récit à la troisième personne, mais ce fait n'a aucune importance pour notre propos. Quelle est, dans cette nouvelle, la répartition entre essentiel et secondaire? - Contrairement aux trois autres, il est ici question d'un accomplissement qui réunit et qui clôt une série d'épisodes disparates qui, jusque-là, avaient été laissés en suspens.

On se souvient qu'André, le tueur de hiboux, se fait traiter de tous les
noms par Nicole, l'amoureuse des arbres. Après quoi, il a plutôt envie de
partir, mais...

D'où venait actuellement sa certitude que la soirée n'était pas finie, du moins
pas finie pour lui, qu'il avait une tâche à remplir encore, un devoir à accomplir,
une mission à finir? (p. 284)

Cette mission, particulièrement antipathique, André s'en acquitte bien malgré lui en tuant la jeune femme de manière à peine plus irréfléchie que le »meurtre« du hibou. Grâce à l'intervention de son patron, Alain est acquitté, mais il meurt peu après, apparemment tué par un tremblement nerveux.

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Comme pour Juste un caprice, le récit aboutit à la mort des personnages,
mais la mort met ici le point final à une série d'événements qui ont fini par
constituer un tout cohérent: la lacune a été comblée!

Cette comparaison nous permet de conclure, provisoirement, que le choix entre temps verbal »conventionnel« et exceptionnel ne tient nullement à la nature du narré, mais uniquement à la conception particulière que s'en fait le narrateur, avant de commencer sa narration. Rien n'empêcherait a priori le narrateur de considérer chacune des quatre histoires, et non seulement Hibou, comme un tout accompli et de la raconter en conséquence. C'est dans la mesure où il a sélectionné un procédé conférant un caractère provisoire et secondaire au narré qu'il lance son lecteur à la recherche de l'essentiel. Selon les solutions suggérées ci-dessus, cet élément essentiel, et sous-entendu, peut revêtir des aspects très différents: un dénouement prévisible, une alternative précaire ou encore un néant définissable, mais inexprimable. Quoi qu'il en soit, le narré dans son ensemble nous fait supposer que l'intrigue comporte bien un dénouement qui aurait pu être raconté en entier, mais que le narrateur a préféré sous-entendre. - Dans ce cas, que dire des récits qui semblent bien transmettre jusqu'au dernier fait pertinent, tout en appliquant résolument le plus-que-parfait?

3.2 Un auparavant sans limites

Trois nouvelles correspondente ce qualificatif général, bien qu'elles présentent de très fortes divergences entre elles; je crois toutefois utile de leur en ajouter deux, qui nous permettront d'envisager, à travers d'autres procédés temporels, une intrigue de nature comparable.

Si le récit se clôt sur un dénouement qui ne laisse aucune question en suspens, tandis que le plus-que-parfait, temps principal, situe implacablement le narré dans le domaine de l'auparavant, c'est peut-être que l'histoire racontée nous invite plus ou moins explicitement à reconsidérer la chronologie et la hiérarchie qualitative qui en résulte. Voici quelques détails:

Bruits:

Yvette, jeune Française de la banlieue parisienne, vient d'épouser Hans, jeune Allemand de Hambourg. Le couple passe les premières semaines dans le vieux pavillon d'Yvette, puis s'installe à Hambourg, au vingt-deuxième étage d'une tour dernier cri, insonorisée, air-conditionnée, etc. Or, si les innombrables bruits nocturnes de la vieille maison délabrée avaient agacé Hans à l'extrême, les bruits modernes de la nouvelle demeure finissent par chasser Yvette de son nouveau pays; après une évasion en règle, elle se retrouve avec soulagement, et tristesse, dans l'avion pour Paris.

Cette histoire est d'une banalité un peu triste, mais le plus-que-parfait ne

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laisse pas d'intriguer le lecteur, tant il semble évident qu'une quelconque suite sous-entendue n'aurait guère de quoi stimuler l'imagination: qu'y aurait-ildonc de plus à dire? Si l'avenir se trouve dépourvu d'intérêt, le véritabledrame réside dans le conflit latent entre la lune de miel vécue par ce jeune couple mixte et le domaine de Pauparavant par excellence, à savoir l'époquede

Alors, le jour où Yvette avait connu Hans, (...), elle avait été envahie par une délicieuse terreur; les histoires d'antan et les désirs d'aujourd'hui s'étaient confondus dans son esprit (...): Hans, jeune... Non, pas officier, ingénieur s'il vous plaît. Hans occupant? Non, en stage. Coucher avec Hans et, aussitôt après, le crâne rasé? Du tout, fleur d'oranger, ma chère, une couronne de fleurs d'oranger, (p. 88-89)

Bien sûr, ce passé est bien révolu, mais, comme on vient de le voir, les récits de guerre, généreusement débités par les papas et oncles respectifs, ont un peu trop tendance à se superposer à l'époque constituant l'objet primordial du récit: Yvette, n'est-ce pas un peu la pute française dont rêve encore le père de Hans? Et la concierge, très germanique, de la tour d'habitation à Hambourg, n'est-ce pas tout à fait le kapo du camp de concentration dont a parlé abondamment l'oncle d'Yvette? Pour la jeune mariée, pratiquement enfermée dans cette prison de luxe, ces rapprochements s'imposent avec une intensité croissante qui rend de plus en plus théorique la distinction entre le malaise actuel et les horreurs du passé.

Après une nuit particulièrement désolante, où Yvette a enfin pu identifier les cris plaintifs (la torture des prisonniers?) comme »le vent et la pluie qui mouraient sur le monstre d'acier pointé vers le ciel« (p. 101), les rapprochements tournent en obsession:

Et ne me fais plus de »radadouille«... avait dit Hans en guise d'adieu, le lendemain

Cofficier allemand avait claqué les talons... pardon, non, ce n'est pas ça,
mon mari allemand venait de m'embrasser... (p. 102)

Et c'est l'évasion: emporter ses valises sous l'œil soupçonneux de la
concierge-tarpo (»je porte mes valises chez ma belle-mère ... Je reviens dans
une heure et demie« (p. 103)), et en route pour l'aéroport. Ouf!

Ce que le narrateur tient avant tout à raconter, c'est l'erreur fondamentale de deux jeunes gens qui s'estiment capables de supprimer tout simplement leur héritage historique. »Nous, nous ne nous occupons pas du passé, avaient-ils déclaré de concert« (p. 90). Mais le fait est que toute tentative de refoulement provoque un effet rigoureusement contraire; si Yvette ne s'occupe pas du passé ...

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Pourquoi donc, à cette seconde même [i.e. lors du mariage], le visage de l'acteur
qui avait l'habitude déjouer le méchant officier allemand était-il apparu
dans l'imagination d'Yvette? (p. 90)

Bref, ce qui est radicalement faux, c'est cette délimitation rigoureuse entre le passé raconté et ¡'auparavant, car celui-ci, beaucoup moins révolu qu'il n'y paraît, empiète constamment sur le terrain de celui-là. Dans ce cas, rien ne serait plus contraire au propos du narrateur que de raconter l'aventure conjugale au passé simple et les souvenirs de l'occupation au plus-que-parfait. Puisque le nœud de l'intrigue tient très exactement au fait que auparavant prolonge indéfiniment et qu'il enlève toute authenticité à l'actualité narrée, le plus-que-parfait généralisé est le procédé narratif le plus adéquat pour assumer le malaise temporel vécu par les personnages.

Le Cavalier mongol:

Thérèse, veuve depuis dix ans, vit seule avec Marc, son fils, architecte, âgé de vingtsept ans. Thérèse n'a jamais révélé à personne que le père de Marc est en fait un poète russe à qui elle s'est donnée sur un coup de tête et qui l'a gentiment congédiée immédiatement après. Le vague à i'âme, qui se manifeste entre autres par des visions hallucinatoires d'un énorme cavalier mongol, lance le jeune homme à travers le monde, à la recherche d'une belle hôtesse de l'air aperçue en photo sur une publicité: Ne rampez plus, volez! Ce slogan lui rappelle le cri des mouettes (»oarig«, »varig«) qu'il avait sauvées de justesse en abattant un chasseur du dimanche en Normandie, et lorsqu'il tombe sur une agence Varig à Copenhague, il s'embarque immédiatement pour Rio, aller-retour. Miracle: la bien-aimée est de service sur le vol de retour; elle est célibataire, pas trop effrayée par ses avances, et d'ailleurs d'origine russe.

On pourrait en principe situer ce récit dans la catégorie précédente et, partant, attribuer le plus-que-parfait à un besoin de sous-entendre la consécration finale (..et ils vécurent heureux...), mais, banalité mise à part, cette solution ne tiendrait aucun compte de la nature très particulière de l'intrigue. On aura remarqué que les coups de tête jouent un rôle considérable dans cette histoire et que le jeune héros n'a qu'à suivre toutes ses impulsions instinctives pour trouver la paix et la sérénité qui lui faisaient cruellement défaut chez maman. Apprenant l'origine russe, même asiatique, de la belle ...

Marc n'avait pas su d'où était venu l'extrême bonheur dans son âme. Ni
pourquoi... Il avait tout juste compris que c'était la fin de la course ... (p. 38)

Si la cause de ce bonheur est l'origine asiatique de la jeune fille plutôt que
son attitude somme toute encourageante, on peut supposer qu'à l'insu de notrehéros,
toute sa quête a eu pour objet sa propre origine, qui a toujours jeté

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une dangereuse équivoque sur sa vie dans la citadelle maternelle. D'un côté, Marc est pour Thérèse le portrait vivant de celui qui fut son amour unique, l'incarnation de tout ce que la nature humaine comporte d'irrationnel, le cavalierservant qui, tantôt, lui permet de briller dans le monde, tantôt la blesse cruellement en l'appelant maman. De l'autre côté, Thérèse appelle de tous ses vœux un mariage en bonne et due forme pour son fils, avec une Française passablement dotée, rationnelle et entièrement soumise à sa belle-mère, - et tant pis pour le reste:

Cavalier mongol, aristocrate déchu ou paysan anobli, qu'importe! Cavalier
venant des grands larges, homme porté par le vent puissant, seigneur sauvage,
de grâce, tu es un Français moyen! (p. 20)

Pour Marc, c'est précisément ce cavalier mongol qui semble incarner un malaise dont il ignore l'origine, mais qui le pousse à l'évasion. D'abord, un énorme cavalier mongol se dresse devant lui, sous l'Arc de Triomphe; puis, dans un rêve, ce même cavalier accueille sous sa tente une belle et fière captive, figuration à peine voilée de la façon dont Marc a été conçu. Et il part en voyage, autant pour fuir l'équivoque du foyer que pour chercher la belle hôtesse de l'air.

On connaît le résultat de la recherche; mais c'est le cavalier mongol qui a
le dernier mot:

Les yeux voilés d'émotion, [Marc] s'était penché vers le hublot. Un des nuages avait la forme particulière d'un homme à cheval. (...) Une toque, de grands cheveux, la tête rejetée en arrière, c'est dans un grand rire joyeux qu'il s'était élancé pour redevenir nuage, le cavalier mongol (fin).

Ce qui était pour Marc la quête de l'avenir est en fait la quête d'un passé authentique qu'il doit assumer pour pouvoir dissiper l'équivoque de son existence actuelle. Tout ce que le récit situe en son centre, y compris la recherche de la belle, est ainsi faux sur les prémisses explicites, mais authentique sur les prémisses de l'auparavant. Telle semble être la conception d'ensemble que le narrateur a traduite en situant le tout dans le domaine de l'auparavant - par le plus-que-parfait.

J'attends mon Johnny:

Johnny, soldat américain à Saigon et par ailleurs père de famille, se laisse entraîner dans un bordel de luxe où les charmes de Phuong lui font tellement tourner la tête qu'il se la réserve pour lui seul et commence à lui promettre mariage aux USA. Lors de la débâcle, il lui offre une capsule de cyanure, juste en cas ..., puis part avec son unité rejoindre la patrie et la famille. Or, l'Oncle Sam fait le beau geste de »rapatrier« également bordel et personnel, et Phuong, bien arrivée en Géorgie, se remet à atten-

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dre son Johnny. Lequel finit par se présenter - pour lui confier son fils qui a besoin de
»se faire déniaiser*. Phuong consent, mais à l'arrivée du garçon, le cyanure a fait son
effet...

Dans son imagination, Phuong est depuis longtemps une respectable mère de famille dans la ville de Johnny, dont elle connaît déjà toutes les rues et tous les magasins. Son existence dans des bordels successifs n'est qu'un auparavant qui, hélas, ne cesse de se prolonger. Quand Johnny la détrompe enfin, rien ne semble changer pour elle, et ses préparatifs pour accueillir le fils s'inscrivent apparemment dans le même contexte provisoire que ses gestes précédents:

Phuong s'était mise à s'habiller. A se maquiller. Elle avait longuement cherché
quelque chose, peut-être un rimmel noir, dans ses petites boîtes (...). Elle
avait mis l'encens dans trois récipients différents (p. 78)

C'est une fille morte que nous retrouverons; elle aura donc réussi, jusqu'à son dernier souffle, à considérer son existence comme un état simplement provisoire. - Si le récit s'était terminé là, on aurait pu ranger cette nouvelle dans la première catégorie, en considérant la vengeance finale comme le dénouement sous-entendu. Or, cette vengeance est effectivement racontée, et, bien qu'il s'agisse d'un déroulement au sens propre, le narrateur met tout en œuvre pour éviter le passé simple:

Va donc, avait dit le père [à son fils] en lui tapant le dos. Va.

Il fallait aussi monter ces marches (...). Et puis, entrer dans une pièce assez obscure (...) trembler de terreur lorsqu'on aperçoit une femme couchée sur le lit, immobile, les yeux ouverts et le visage bleu, bleu, bleu comme un myosotis. Comprendre (...) se mettre à hurler, dévaler les marches. Sortir en criant (...). Et savoir (...) qu'on ne touchera jamais à une femme. Jamais... Parce que celle-ci, devenue bleue et immobile, apparaîtra toujours dans sa vic.Le hantera... (p. 78-79)

L'action continue donc, mais pour bien manifester qu'il ne s'agit là que d'une apparence, tandis que la réalité est un état éternellement figé, le narrateur a subordonné tous les présents et futurs à des infinitifs, lesquels sont régis par un imparfait duratif. Il ne saurait mieux faire, non seulement pour suspendre le cours du temps, mais pour montrer que tel est exactement son propos: vider la suite de l'histoire de tout aspect temporel pour confiner l'aventure de Phuong dans un auparavant éternel.

Mentionnons enfin, en guise de comparaison, deux nouvelles qui s'inscrivent
bien dans la problématique de l'auparavant illimité, mais qui l'envisagent du
côté opposé. Dans les deux cas, une femme tourne résolument le dos à son

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passé, y compris le passé tout à fait récent, pour s'adonner à un présent illusoire. - Le Fleuve installe un flou temporel dans les phases préparatoires de l'histoire, racontées au passé, et présente ainsi les faits principaux, racontés au présent, comme la première et la seule réalité vécue par l'héroïne. Or, ce nœud du récit juxtapose le rêve et la réalité, qui finissent par se supprimer mutuellement (mort imminente de l'héroïne). La tentative pour couper le présent vécu de tout ce qui le précède semble de toute façon vouée à l'échec.

Dans C'est la fête, une secrétaire de trente ans encourage les avances timides de son patron cinquantenaire (allemand et célibataire), dans l'espoir d'en finir une fois pour toutes avec une existence d'exploitée éternelle (corps et porte-monnaie) et d'enterrer les souvenirs d'une enfance passée dans un cirque dont le clown s'adonnait à l'exhibitionnisme devant elle. Sa sortie avec le patron, puis un délicieux week-end de luxe passé à l'hôtel en Allemagne, sont racontés au présent, le plus-que-parfait étant réservé à tout ce qui précède ces heureux événements. Conformément aux vœux de l'héroïne, le barrage temporel entre avant et maintenant semble ainsi infranchissable, et le maintenant de luxe suit son cours, en Allemagne, jusqu'à l'instant où le patron, comme convenu, vient la rejoindre dans sa chambre; puisque c'est le carnaval, il s'est déguisé ... en clown de cirque! - Comme dans Bruits, par exemple, ¡'auparavant fait irruption dans le présent, mais le procédé narratif est ici un présent qui ne peut être que purement formel: on sait que le seul maintenant authentique du discours narratif, c'est le maintenant de la narration, qui, dans un récit à la troisième personne, est sans rapport avec le moment narré; par conséquent, le présent désignant un événement narré est un présent formel, un »présent historique*. En effet, le grand malheur de notre héroïne, c'est que le présent tant recherché se révèle être terriblement historique.

3.3 La signifìance par le vide

La dernière catégorie, selon le classement proposé, comprend les récits qui semblent situer délibérément l'univers narré sur le plan qualitativement secondaire, voire insignifiant. Il en résulte une confrontation entre des faits narrés souvent très dramatiques et des procédés narratifs conçus pour accuser le manque d'importance de ces mêmes faits. Tantôt, il faut conclure à la non-pertinence du narré, tantôt on est amené à situer l'essentiel dans un ailleurs implicite, non temporel, mais d'ordre plutôt qualitatif.

Le poulpe:

Nathalie, »une gosse de riches, conçue dans le fric, mise au monde dans la haine et
élevée dans l'indifférence« (début), vit six mois au Canada, avec la nurse payée par
son père, et six mois en France, avec celle que paie sa mère. Or, afin de pouvoir partir

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en croisière avec un armateur séduisant, la mère envoie Nathalie sur la Côte, seule avec Ulla, jeune Suédoise au pair. Sans enthousiasme aucun, Ulla se laisse toutefois tenter par le triple salaire, certaine de pouvoir réduire Nathalie au silence en la menaçant d'un poulpe qui vient de la haute mer dévorer les enfants pas sages. Pour accueillir un jeune Italien dans la chambre qu'elle partage avec l'enfant, Ulla la laisse à la plage pendant la sieste, et, terrorisée à l'idée du poulpe arrivant sur la plage, l'enfant se réfugie sur un matelas pneumatique... qui l'emporte vers le large, où une énorme pieuvre la dévore effectivement, car, comme l'enfant, »ce poulpe avait besoin d'affection.«

Raconter la mort dramatique d'une enfant cruellement négligée ne pose en soi aucun problème majeur pour le narrateur, mais les choses se compliquent nettement dès lors qu'il s'agit de communiquer au lecteur le manque d'importance absolu de cet événement. Si le propos du narrateur est précisément le fait que Nathalie n'a jamais attiré plus d'attention qu'un objet encombrant - que l'on remarque le temps de le déplacer -, et que sa disparition vers le large lui a valu tout au plus un regard distrait de la part des clients de l'hôtel, il n'y a, à proprement parler, rien à raconter, et la narration risque d'attribuer à ce fait divers une importance qu'il s'agit précisément de renier. Autrement dit, le dilemme du narrateur consiste à assurer la communication de cette histoire tout en assumant à son égard ia crueiie indifférence du monde.

Dans ce récit, le plus-que-parfait situe les faits narrés dans un auparavant sans suite et leur confère indubitablement un intérêt tout à fait secondaire, conforme en tous points à l'intérêt qu'inspire Nathalie à son entourage. Sa vie et sa mort relèvent par définition du domaine de l'insignifiant.

Si telle est la conception générale que la narration doit transmettre, n'estce pas un peu contradictoire d'appliquer un procédé narratif aussi spectaculaire que le plus-que-parfait exclusif? Ce n'est guère par là que l'insignifiant pourrait passer inaperçu. Or, le fait est que cette nouvelle se distingue de l'ensemble en mettant tout en œuvre pour noyer les plus-que-parfaits provocateurs dans la masse des imparfaits et des plus-que-parfaits »normaux«:

L'enfant sur son bateau pneumatique était assez loin maintenant de la plage.
Le vent capricieux avait tourné et balayait la mer (...). »Le poulpe! avait crié
l'enfant. Le poulpe!...«
Le matelas pneumatique s'était mis à s'éloigner à une vitesse vertigineuse
Alors, maintenant, la pieuvre (...) avait saisi le petit matelas pheumatique.
La petite fille vivait encore lorsque le poulpe l'avait serrée contre sa poitrine
caoutchouteuse. Le poulpe avait bien serré la petite fille tout en la regardant
avec ses yeux ronds et assez exorbités. Comme elle, ce poulpe avait
besoin d'affection, (fin).

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On constate que seuls les derniers plus-que-parfaits cités correspondent sans équivoque à notre définition du procédé spectaculaire, tandis que les autres participent d'un flou chronologique (analepse ou suite des événements?) qui a toutes les chances de passer inaperçu lors d'une première lecture. En fin de compte, ce récit a non seulement recours à un procédé narratif susceptible de traduire fidèlement l'insignifiance foncière du narré; il tâche encore d'atténuer l'effet spectaculaire de ce procédé en exploitant à l'extrême la zone indécise entre l'emploi conventionnel et exceptionnel du plus-que-parfait.

Il faut en effet fouiller bien dans le passé pour s'apercevoir qu'un jour
quelconque, une petite fille quelconque s'est noyée sans attirer l'attention de
qui que ce soit - et sans se faire regretter.

Draa: On a déjà vu que l'héroïne de ce récit est une jeune femme absolument soumise et insignifiante, mais qu'elle échappe, sans vraiment le vouloir, à la dominance de son amant et que sa disparition inexplicable lui confère une importance considérable. Sous cet angle, on attribuerait volontiers l'emploi du plus-que-parfait à un souci d'ordre temporel: de son vivant, Joëlle n'a pu fournir matière à quelque récit que ce soit, mais sa disparition nous force à reconsidérer ses faits et gestes; avant de disparaître, elle avait fait des choses assez bizarres...

Ce qui nous oblige à rejeter cette interprétation, c'est que le récit se prolonge
au-delà de la disparition de Joëlle en amorçant l'enquête policière:

Les Gendarmes n'avaient pas trop dérangé les oiseaux dans leurs nids.
Il n'y avait que la vieille gardienne qui avait aperçu le changement.
Dans un des nids, il y avait une cigogne de plus. (...) Depuis quelques
jours... Depuis qu'on cherchait cette femme...
Eavez-vous vue entrer? lui avait-on demandé, à la vieille gardienne.
Mais elle s'était contentée d'un sourire.(fin)

C'est donc l'ensemble du récit, et non seulement ce qui précède la disparition de Joëlle, qui se trouve plongé dans cet auparavant sans suite et que nous devons donc qualifier de secondaire par rapport à des faits essentiels manquants.

Sur le plan des faits effectivement narrés, il se trouve bien un vide qui enlève pratiquement toute importance à l'existence de Joëlle: l'enfant qu'elle n'a pas eu le droit d'avoir parce que Godfried avait organisé un avortement rapide et discret. Pour lui, donc,...

... dans cette liaison avec Joëlle, il y avait eu un moment pénible; elle avait été enceinte, et la sotte ne l'avait pas avoué tout de suite. Heureusement, l'intervention avait été sans problème (...) et Joëlle, tout à fait paisible, avait été plutôt reconnaissante pour cette prise en charge totale, (p. 236)

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En effet, Joëlle est si bien parvenue à refouler ce » moment pénible« que
toute sa vie, dénuée d'importance pour elle-même, se détermine par rapport
à ce vide qu'elle ne saura identifier qu'au dernier moment:

Apercevant, du haut de la forteresse, les cigognes dans leurs nids elle avait pris conscience du chagrin immense que lui avait causé l'arrachement de son enfant. Lors de sa convalescence, en Alsace, en regardant une cigogne donner à manger à son petit, elle avait pleuré. Elle avait pleuré pendant des jours et des jours, silencieusement... (p. 24)

Rappelons que selon la tradition populaire, en Alsace, comme dans les pays germaniques, c'est la cigogne qui apporte les nouveaux-nés. - Lorsque Joëlle se lance du haut du parapet, le narrateur, prudent, se contente de suggérer sa transformation en cigogne, mais sa disparition de l'ordre humain lui fait assumer, littéralement, ce vide qui avait relégué son existence dans le domaine du secondaire.

C'est ce domaine qui a été manifesté d'un bout à l'autre par un plus-queparfait particulièrement suggestif. Provoquant le lecteur à écarter sans cesse les faits relatés, puisque, de toute évidence, on n'en est pas encore à l'action principale, il traduit dans un premier temps l'attitude de Godfried vis-à-vis de Joëlle. Dans un second temps, il traduit, de manière plus subtile, "l'attitude de Joëlle vis-à-vis d'elle-même, car elle ne comprend pas mieux que son amant l'intérêt qu'elle suscite auprès des indigènes. En fin de compte, ce plus-que-parfait indique sans erreur possible que l'histoire narrée tire toute son importance d'une lacune et qu'elle raconte la quête d'un vide que l'héroïne finit par assumer - en tant que vide.

Les week-ends de Madame F.

Caissière-patronne dans le salon de coiffure de son mari, Mme F. subit quotidiennement les plaisanteries de ce dernier, tout en rêvant à l'exécution sanglante de tout son entourage. Un jour, elle hérite d'un petit château délabré, et, malgré les railleries du mari, elle passe désormais ses week-ends, seule, à tout remettre en état. Lorsqu'un commis-voyageur se présente au château, la nouvelle châtelaine le fait entrer, mais comme il ose qualifier son jardin de »terrain vague«, elle l'abat avec une énorme bassinoire et enterre le cadavre au fond de son jardin. Quand, enfin, M. F. se décide à venir, elle lui montre avec fierté son jardin. Aucun problème pour enterrer encore un cadavre...

Entièrement au plus-que-parfait, la narration semble d'abord assumer l'insignifiance
manifeste de Mme F., témoin la description suivante:

Mme F. souffrait de son aspect physique comme on souffre d'une maladie.
Elle n'avait jamais été laide; non, elle était invisible. Elle faisait partie de ces

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femmes dont les autres oublient le visage, un visage passe-partout, aussi banal
qu'un bol de faïence qu'on vend en grande série dans des magasins où le
prix est bas et uniforme, (p. 251)

Or, quel que soit son aspect extérieur, sa dignité de châtelaine lui attribue indubitablement une certaine importance - n'en déplaise à M. F., - alors que le plus-que-parfait, temps verbal unique jusqu'au bout, relègue son aventure dans le domaine du secondaire.

Dans ce cas, ne pourrait-on pas classer ce récit avec ceux qui comportent une lacune à combler, les faits effectivement narrés constituant un simple préalable au drame sous-entendu: l'assassinat du mari? - Si cette solution paraît peu convaincante, c'est que, d'une part, le narrateur a trop insisté sur la prudence de Mme F.: avant d'abattre le commis-voyageur, elle s'est soigneusement assurée que personne ne pourra témoigner de son passage chez elle (p. 265); or, le mari n'est pas venu incognito. - D'autre part, le meurtre du mari est si peu sous-entendu que l'utilité de ce procédé narratif exceptionnel est loin d'être évidente:

[Visitant le jardin, M. F. marche par hasard sur la tombe du malheureux
commis-voyageur] »J'ai marché sur un de ces faux fruits, ça a giclé, un jus
rouge, on dirait du sang...«

Mme F. avait souri. Dans la toute petite clairière, il y avait encore une
place. C'était indiscutable, (fin).

Concluons donc que la fonction du plus-que-parfait n'est pas de sous-entendre une suite quelconque, mais de qualifier simplement les événements narrés, y compris le meurtre et la scène finale, de peu importants en eux-mêmes. Où se trouve donc l'important? - A la réalité quotidienne de Mme F. se superposent en fait deux séries de rêves, la torture et la mort violente infligées à son entourage, et l'arrivée du prince charmant. Ce dernier rêve trouve un décor particulièrement favorable dans sa nouvelle demeure:

Elle s'était mise à nettoyer [le château]. C'était un lent ouvrage pendant lequel le sentiment d'une attente avait pris racine dans son âme. Sans qu'elle l'eût voulu, sans que cela fût conscient, elle s'était mise à espérer la présence du jeune homme blond qui devait, un soir, apparaître dans l'allée. (...) D'un week-end à l'autre, l'attente s'était affirmée. Mais personne n'avait encore abordé le »château«. Personne, (p. 259)

En fait de prince charmant, c'est un commis-voyageur, de la même race que
M. F., qui arrive, avec le résultat que l'on sait. Or, après ce meurtre sanglant,
la sérénité de Mme F. ne connaît plus de bornes:

Elle avait enterré le corps. Elle était heureuse de découvrir sa propre force.
Elle avait creusé un beau grand trou. Tout allait bien, extrêmement bien.

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Mme F. était revenue de ce week-end détendue, souriante et comme absente
à la sottise humaine qui continuait à l'environner avec une vigueur renouvelée,
(p. 286)

La réalité quotidienne, qui, au début du récit, s'était bien rapprochée d'un état d'attente, aura désormais perdu tout aspect temporel pour subsister à un niveau qualitativement secondaire. L'essentiel est et restera un vide, et il est très bien ainsi, car la certitude de pouvoir combler ce vide quand elle le voudra est tout ce qu'il faut à Mme F.

Si, en fin de compte, le propos de ce récit est la transformation d'une attente tournée vers l'avenir en un présent éternellement possible, ce propos se manifeste sur le plan narratif par la transformation sémantique du plus-queparfait: désignant à première vue un état préalable, il finira par conférer au narré un acpect qualitativement secondaire, et complètement atemporel.

Ce passage d'un aspect temporel trompeur à un vide purement qualitatif
se retrouve dans d'autres nouvelles, dont Un extrême plaisir, qui présente un
intérêt particulier pour notre propos. Voici l'histoire en résumé:

Hélène, trente-cinq ans, part en Allemagne voir une tante, mais, avant d'arriver à destination, elle aperçoit un jeune Allemand sur le quai d'une gare. Sur un coup de tête, elle descend du train et se laisse entraîner par le bel inconnu. Comme chacun ignore la langue de l'autre, la communication se limite à la présentation (Hélène se fera appeler Nicole, le temps de cette aventure), mais une fois arrivés à l'appartement de Johann, les jeunes gens pratiquent une expression corporelle sans défaut. A son réveil, elle se retrouve seule, enfermée à clef; un enfant lui glisse un mot sous la porte: »Sauvez-vous, il est dangereux!* - mais, incapable de le déchiffrer, elle attend son séducteur, qui finit bien par arriver, pour l'étrangler en lui faisant l'amour. Sans se douter de rien, elle meurt dans un extrême plaisir.

Jusqu'à la rencontre avec le séducteur, la narration pratique un emploi parfaitement conventionnel des temps verbaux, racontant les phases de l'action au passé simple et les analepses au plus-que-parfait. C'est au moment où l'héroïne s'est définitivement engagée dans l'imprévu qu'on passe au plusque-parfait:

Alors, [le jeune homme] s'approcha d'elle. Il souleva la valise et la prit, elle,
par la taille. Ce geste tellement convoité, ce geste devenu le symbole de tant
de rêves: appartenir à un homme!

La tenant ainsi par la taille avec beaucoup de courtoisie, il lui avait parlé
en allemand.

»Je m'appelle Nicole, avait-elle dit...« (p. 148)

C'est effectivement dans un rêve éveillé que s'engage Nicole/Hélène, sans jamaistrouver
le chemin du retour, et le temps verbal sera désormais le plusque-parfait.Que

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que-parfait.Quesa fonction soit justement de désigner le rêve en tant que tel
ressort clairement de quelques retours à la norme. A la sortie de la gare ...

L'inconnu désigna un café et lui fit comprendre que c'était le moment de s'asseoir
un peu. »Oh! ce café, dit-e\\e, comme au paradis...« (...) »Zwei cafés,«
avait dit Johann, (p. 149-50)

Un bon café dès son arrivée, c'est précisément ce que lui avait promis sa tante; ici, le rêve frôle la réalité prévue, mais se réaffirme dès que Johann passe la commande, en allemand. - Et l'aventure rêvée continue, jusqu'aux premiers ébats amoureux du couple ...

Elle s'était endormie. Lorsqu'elle se réveilla, elle n'avait aucune idée de
l'heure. Elle s'était levée, elle avait découvert la salle de bain;... (p. 154)

Du point de vue de l'héroïne, ce réveil aurait pu être la fin de l'aventure; elle
aurait pu se retrouver chez sa tante ou chez elle, mais, sans aucune idée de
l'heure, c'est évidemment le rêve qui continue!

Ce recours alternatif à la norme et à la transgression manifeste parfaitement la sélection du procédé narratif en fonction de la conception spécifique à transmettre. C'est par le plus-que-parfait que le narrateur nous fait envisager cette aventure rêvée depuis le moment futur où l'on aura réintégré la réalité...

Elle avait considéré, en accord tacite avec son subconscient, qu'elle avait pris
un temps de recul par rapport à sa vraie vie; (p. 149)

... tandis que le passé simple resurgit chaque fois que le scénario pourrait basculer du côté du déroulement primordial. Ici, comme dans d'autres nouvelles, cet auparavant se prolongera à l'infini: et le vide fut! - Or, on ne trouve nulle part ailleurs de démonstration aussi éclatante des relations entre procédés narratifs et hiérarchie thématique.

4. Conclusion

Au terme de ces lectures très brèves, qui ne prétendent nullement rendre justice à la richesse thématique des nouvelles, je voudrais revenir un instant au concept de narration déroutante qui a inauguré la présente étude. On a vu que le plus-que-parfait, une fois sorti de son domaine conventionnel, a mis toute une gamme de nuances narratives à la portée du narrateur. Or, ces considérations s'appuient sur la transformation d'une norme grammaticale en convention narrative, c'est-à-dire aux relations entre langage et narrativité.

La narratologie connaît un très grand nombre de procédés narratifs qui
sont destinés à attirer l'attention en transgressant une norme. Par là, le narrateursignale

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teursignaleune conception particulière du narré, et l'analyste cherche à déterminercette conception en comparant le procédé effectivement appliqué à la norme qui aurait pu l'être. C'est en effet par la comparaison théorique entreles plus-que-parfaits enregistrés et le »même« récit raconté au passé simpleque les lectures précédentes ont essayé d'établir les nuances créées par le plus-que-parfait exclusif. Cela revient à dire que le procédé transgressif ne signifie a priori absolument rien: il tire tout son sens de la norme transgressée,qui, de son côté, s'affirme rarement comme norme explicite avant d'être transgressée. Telle est très exactement l'expérience d'Hélène/Nicole dans la dernière nouvelle mentionnée; sur le plan narré, elle transgresse une norme qui a réglé implicitement sa vie entière, mais cette transgression est a priori absence de signification:

Je m'appelle Nicole, avait-elle dit (...). Elle était folle de joie d'avoir eu le sang-froid de donner un faux prénom. Et de sortir ainsi du monde des identités définies, des normes, des règles, d'être dans un état d'apesanteur, (p. 148-49)

Cet état d'apesanteur concerne évidemment les faits narrés, mais son impact sur le plan narratif est considérable: à l'instant d'apprendre le nom de l'héroïne, anonyme jusqu'ici, le lecteur apprend que ce nom est faux, et il doit attendre plusieurs pages avant de connaître le vrai. Cette expérience correspond parfaitement à notre réaction devant une transgression narrative (exception faite des plus connues): le récit met en doute son propre fonctionnement par une anomalie confusément ressentie et qui ne se définit qu'avec un certain retard.

Pour définir la nuance véhiculée par la transgression, on a recours à la norme, c'est-à-dire, dans la plupart des cas, à la norme narrative déterminée comme telle par la narratologie. Or, cette procédure suppose l'existence de précédents narratifs, et il n'existe, à ma connaissance, aucun récit de fiction, en dehors du Cavalier mongol, à appliquer le plus-que-parfait exclusif. C'est donc là qu'il faut avoir recours à la norme grammaticale, ou, si l'on préfère, à l'usage langagier:

- Le plus-que-parfait indique, comme le passé antérieur, un fait qui a eu lieu
avant un autre fait passé...

- Le plus-que-parfait s'emploie parfois avec la valeur d'un parfait pour exprimer un fait passé par rapport au moment présent; dans ce cas, le moment présent est en quelque sorte considéré comme déjà tombé dans le passé ... (Grevisse: Le bon usage §§ 727-28)

Toutes les lectures précédentes reposent sur le premier alinéa, dont nous
avons simplement approfondi les termes en ajoutant à l'antériorité temporelleun
niveau qualitativement secondaire, toujours par rapport à un niveau

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principal qu'on suppose exprimé. - Mais est-ce que le second alinéa ne renversepas en fait tous les raisonnements précédents, en conférant au plusque-parfaitla valeur d'un parfait? Puisqu'on sait que le langage quotidien emploie couramment le plus-que-parfait dans ce sens, n'en déplaise aux puristes,il semble difficile de l'exclure du langage narratif.

Fort heureusement, la nouvelle C'est la fête nous a rappelé, en termes à peine voilés, qu'il existe une distinction essentielle entre présent énonciatif et présent narratif. Dans le discours narratif, le seul présent authentique est celui de la narration, tandis que tout présent narré (dans le récit à la troisième personne) est purement formel. Telle est exactement la raison pour laquelle le plus-que-parfait narratif ne saurait s'appuyer sur un présent sous-entendu: dans l'univers narré, ce présent est soit un présent historique, soit une transgression flagrante de cette convention narrative selon laquelle la narration est par définition postérieure au narré.

Ce qui caractérise avant tout ce nouveau (?) procédé narratif, que les nouvelles de Christine Arnothy appliquent à des fins très différentes, c'est son énorme pouvoir suggestif. Le lecteur peut avoir du mal à le déceler, mais, une fois la découverte faite, on est invariablement lancé à la recherche de cet élément manquant qui donne tout son sens à l'univers narré. Et cette recherche, qui est forcément la relecture du texte, permettra, petit à petit, de constituer le vaste tableau de ce qu'on pourrait appeler la poétique du plusque-parfait.

Nils Soelberg

Université de Copenhague

Résumé

Partant de l'emploi, très exceptionnel, du plus-que-parfait comme temps perfectif unique dans les nouvelles du Cavalier mongol, de Christine Arnothy, la présente étude essaie de déterminer les sens créés par ce procédé narratif. Selon le classement proposé, ce temps verbal désigne soit un vide temporel à combler par le lecteur, soit une absence de suite temporelle - à interpréter en tant qu'absence, soit un vide qualitatif remettant en question la valorisation annoncée. Par la richesse des nuances créées par ce procédé, ces nouvelles pourraient jeter les bases d'une poétique du plus-que-parfait.