Revue Romane, Bind 24 (1989) 2

Le Don Juan de Molière est-il un personnage cohérent?

par

Roger Brabant

Dans le théâtre classique, Dom Juan de Molière compte sans aucun doute parmi les pièces communément considérées comme les plus difficiles à interpréter. D'éminents exégètes du grand comédien ne manquent d'ailleurs pas de mettre le fait en évidence. C'est ainsi que Maurice Donnay la tient pour une œuvre «des plus intéressantes» mais aussi «bizarre, incohérente, obscure» , que Lionel Gossman la qualifie de «mystérieuse» et de «difficile» , que Georges Couton, pour sa part, ne la juge ni «facile» ni «transparente»3. Bien entendu, abstraction faite de son manque d'intrigue - car en réalité de la succession des scènes qui s'y déroulent ne se dégage aucune véritable trame - c'est essentiellement le personnage principal, Don Juan, qui incite à la regarder comme telle. Assurément si l'on ne voit en lui qu'un simple avatar du personnage le plus généralement évoqué par le nom, à savoir celui du séducteur invétéré, ou bien même de celui, déjà beaucoup plus particulier, légué par Dorimond et Villiers, il est incontestable que le Don Juan de Molière pose une bien embarrassante énigme, et cela pour quatre raisons majeures.

Premièrement Don Juan, dans le domaine du donjuanisme, s'avère en fin de compte un fort piètre dilettante . Ce n'est pas que nous puissions nous attendre à un homme amoureux de l'amour, ou insatiable d'une présence féminine toujours renouvelée, ou y recherchant son Dieu, comme le héros imaginé par l'auteur de Namouna , mais c'est que l'incomparable conquérant pour lequel il se donne ne convainc aucunement .

D'abord il ne se soucie des femmes que dans les deux premiers actes. La seule fois où, plus loin, il reprend contact avec l'une d'elles, à l'acte IV, il ne se retrouve en présence que de sa dernière épouse - sans y être pour rien d'aillleurs, car c'est elle qui vient le voir -, et s'il confie à son valet avoir «sentiquelque

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tiquelquepeu d'émotion» à la vue de cette «nouveauté bizarre» offerte par «son habit négligé, son air languissant et ses larmes», il ne s'agit pourtant là que de «quelques petits restes d'un feu éteint» . Don Juan se contente de la railler en lui proposant l'hospitalité, autrement dit de passer la nuit avec lui, pour bien lui donner à penser qu'il ne croit nullement à cette grâce dont elle se prétend touchée, mais il ne fait aucunes instances pour la retenir, alors que cet air nouveau confère positivement à Elvire le piquant d'une femme partiellement inconnue, et que les pieuses paroles qu'elle prononce devraient,semble-t-il, le défier à la reconquérir, ne serait-ce que pour apporter la preuve, à tous deux, qu'aucune femme ne se montrera jamais capable de brûler pour lui d'«une flamme épurée de tout le commerce des sens» .

Ensuite ce grand séducteur ne nous apparaît tel que dans le discours de son valet relatif au passé . Au cours de la comédie même, par contre, il ne conquiert strictement personne, mais essuie au contraire deux échecs, et, si on ne saurait avec justice lui reprocher d'avoir fait naufrage en recherchant la jeune fiancée, on est en droit de s'étonner de ce que, dans un petit village, cet expert commette l'erreur de courir deux lièvres à la fois, de sorte que, mis en demeure de s'expliquer, il ne prendra ni Mathurine ni Charlotte, qui ne lui accordera pour toute faveur que la permission du baisemain. Interrogé simultanément par ces deux femmes alléchées par son offre d'épousailles, il se sert de faux-fuyants, puis s'esquive . Ceci, outre sa demi-dérobade lors de la deuxième apparition d'Elvire, détonne d'autant plus que, chez Dorimond et Villiers, Don Juan connaît respectivement Amarante et Bélinde au sens biblique du terme ,et que, chez eux, il se montre des plus entreprenant avec Amarille, qui ne doit son salut qu'à la suicidaire intervention de Don Pierre12.

Enfin ce nouvel Alexandre, qui souhaiterait l'existence d'autres mondes pour y «étendre» ses conquêtes amoureuses, n'a, à la réflexion, aucune raisonde s'en targuer . D'une part parce que, tout en faisant état, comme chez Dorimond et Villiers ,de la possession d'un art des plus raffiné en la matière,il ne paraît recourir qu'au procédé du mariage ou à sa promesse, un procédé constituant bien sûr le meilleur passe-partout à l'usage des alcôves, mais aussi, et par cela même, un moyen tout à fait indigne d'un séducteur qui se respecte. D'autant qu'il s'en sert également auprès des roturières, aux yeux desquelles sa haute noblesse doit forcément lui donner l'auréole du prince charmant entrevu dans leurs rêves les plus doux. Aucune raison, d'autrepart, parce qu'il lui manque le souci d'une sélection fondée sur un critère esthétique normalement amené par le succès à devenir de plus en plus sévère.En dépit de ce qu'il prétend ,ce n'est justement pas la beauté qui l'attireen premier lieu, et l'on peut même estimer qu'il ne se montre pas sur cet article particulièrement délicat. Son appréciation des deux paysannes - et non bergères de pastorale, comme chez Dorimond et Villiers - en dira long à

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ce sujet. A Mathurine, c'est-à-dire la première venue, au sens propre de l'expression,il trouve des «charmes» capables d'effacer de son esprit le chagrin causé par le naufrage . Quant à Charlotte, la deuxième fille d'Eve qu'il aperçoit après cette mésaventure, il demande à Sganarelle s'il a jamais «rien vu de plus joli», et il ne semble effectivement pas se livrer à de simples flatteriesen exprimant une subite et profonde admiration devant ses yeux, sa taille, son visage, ses dents et ses mains, toutes noires qu'elles sont, au dire de la campagnarde même, qui n'aurait pas oublié de les laver «avec du son» si elle avait pu prévoir la rencontre .

Deuxièmement, si la pièce ne porte pas cette fois le sous-titre de «Fils criminel», il n'en reste pas moins que, dès la première scène, Sganarelle nous présente Don Juan comme un «grand seigneur méchant homme», comme «le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté» . Or, àla vérité, une comparaison de ses agissements avec ceux du Don Juan de Dorimond ou Villiers ne le métamorphose sans doute pas en enfant de chœur, mais inscrit du moins sa méchanceté dans un cadre beaucoup plus réduit, limitant sa manifestation à des marques de cynisme et de mépris. Au reste, même ici, il ne fait pas montre envers l'auteur de ses jours d'une insolence telle qu'elle incite ce dernier à souhaiter la mort ,et qu'elle la cause20. Il ne donne certainement pas de coup de poing à son père *, il ne tue pas celui de la jeune et fervente fiancée qu'il veut prendre de gré ou de force ,il n'assassine pas lâchement Don Philippe, après l'avoir désarmé par ruse .On objectera évidemment qu'il gifle tout de même Pierrot, qui l'a sauvé de la noyade , qu'il voudrait obliger un pauvre à jurer et qu'il ne se fait aucun scrupule à mystifier M. Dimanche pour ne pas payer les dettes contractées auprès de lui . Mais dans ce contexte il faut tenir compte des circonstances: l'attaque part de Pierrot, et Don Juan se doit en quelque sorte de battre celui-ci pour bien prouver sa supériorité en tous points à Charlotte, qui assiste à la scène et qui aspire à ce que son nouveau fiancé l'emporte sur l'ancien; sous l'angle du libertinage il ne commet aucun méfait en engageant un misérable à renier sa foi, en essayant en somme de lui dessiller les yeux; M. Dimanche se laisse par trop facilement éconduire, et, du reste, se jouer ainsi d'un bourgeois en qualité de grand seigneur ne constituait qu'un tour assez coutumier et nullement pendable aux yeux de la haute aristocratie. Enfin on peut alléguer en sa faveur qu'il prête un généreux secours à Don Carlos lorsque ce dernier se trouve assailli par des voleurs , et aussi que de toute sa personne se dégagent un ascendant et un prestige certains qui empêchent de le classer dans la catégorie des mauvais drôles.

Troisièmement, si, à partir du troisième acte, ce Don Juan ne fait plus guère figure de conquérant, Molière, contrairement à ses devanciers, se sert maintenant de lui pour développer deux nouvelles thématiques: le libertinage et la fausse dévotion. Or, bien qu'on ait déjà défendu la thèse suivant laquelle

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ce passage du séducteur au libertin et faux dévot reste dans la logique du
personnage, les arguments avancés pour la défendre n'emportent pas la
conviction.

Rappelons pour entrer en matière que le libertinage intellectuel n'autorise nullement la licence des mœurs, car il lève les commandements religieux, mais non ceux de la conscience. Il n'y a donc pas de relation de cause à effet entre l'un et l'autre, et Georges Gendarme de Bévotte reconnaît lui-même que nombre de libertins, tels que La Mothe Le Vayer ou Gassendi, menaient une vie exemplaire . Aussi cet historien de la légende voudrait-il nous faire accroire que le libertinage de Don Juan ne repose sur aucune base idéologique, que ce dernier représente un type de noble assez fréquent à l'époque et qui ne se dit libertin que pour s'arroger le droit de donner à l'éros le cours le plus libre tout en ébaubissant par une impiété ostentatoire: «II [le libertinage d'un tel noble] n'est qu'un prétexte pour s'affranchir des devoirs qu'impose la croyance en Dieu, et s'abandonner sans scrupule, sous le couvert d'une philosophie de contrebande, à Pégoïsme des instincts. Il est en même temps fait d'orgueil et de dédain pour la foi du vulgaire: il serait plaisant qu'un Don Juan eût les mêmes croyances qu'un Sganarelle!» Une telle explication ne vaudrait en fait que si elle réfutait en même temps les deux objections qu'elle soulève. Pourquoi Don Juan, qui n'a peur de rien ni de personne, qui ne reconnaît ostensiblement que la loi de son bon plaisir, aurait-il donc besoin d'une fausse excuse pour se livrer à la volupté, pour s'adonner à des débordements, sans doute plus nombreux, mais en tout cas communs à bien d'autres grands seigneurs, et fort peu soucieux de se retrancher derrière une imposture? Si son libertinage, étant faux, dérivait aussi du besoin de faire effet, s'il prenait également sa source dans un orgueil démesuré, il serait singulier qu'il ne le manifeste qu'en présence de son valet et d'un mendiant, dont la réaction de manants éberlués ou indignés ne saurait raisonnablement, quoi qu'en pense Lionel Gossmann , lui procurer un grand plaisir de vanité, ou en présence du défunt Commandeur, dont il persévère à ne voir qu'une énigmatique statue de pierre. Sans compter que son rôle de faux dévot (même s'il ne s'agit que d'un simulacre du rôle) ne corrobore pas non plus cette explication, car l'appartenance à la démoniaque confrérie n'accorde protection et puissance, du reste occultes, qu'à la condition de s'humilier et de se mortifier au grand jour, une condition aisément remplie par un pauvre hère tel que Tartuffe, mais difficilement acceptable pour un seigneur d'une superbe obsessionnelle.

Au demeurant, deux autres considérations nous convient à tenir Don Juan pour un véritable libertin. Primo, en dressant le portrait d'un faux libertin, Molière, étant donné la tendance du public à la généralisation, aurait risqué de jeter le doute sur la sincérité des vrais adeptes du libertinage, auxquels ses sympathies lui auraient certainement interdit de nuire. Secundo, un faux libertins'émouvrait

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bertins'émouvraitnormalement en face de cette statue de pierre dotée des attributs d'un vivant, il reconnaîtrait fort plausiblement un instrument de Dieu dans cette effigie de l'homme qu'il a tué et accepterait de se repentir à la demande du seul être auquel son attitude ne saurait ni donner le change ni en imposer. En revanche, un libertin à la fois convaincu et vaillant peut parfaitementse refuser à croire au miracle, et, confiant jusqu'au bout dans ce que deux et deux font quatre, raffermir son courage et considérer plus avant qu'il y a bien dans ce qu'il voit et entend quelque chose qu'il ne comprend pas, mais qui n'en reste pas moins rationnellement explicable.

Quatrièmement la subite mutation, au dernier acte, du libertin en faux dévot s'avère aussi étrange que celle du conquérant en libertin. Et cela même si nous n'avons pas affaire ici à un hypocrite véritable, à la Tartuffe, à un homme en quelque sorte d'une fausseté aussi pure que naturelle, mais bien à un homme qui mime l'hypocrisie religieuse, continuant d'ailleurs à détester tous ceux qui s'y adonnent .En effet nous ne croyons pas, comme Georges Couton, que cette hypocrisie très particulière se trouve logiquement amenée par son rôle de séducteur, car les exemples ne sont pas rares d'hommes qui, dans cette éternelle lutte des sexes, n'hésitent pas auprès d'une femme à se rabattre sur le mensonge pour obtenir d'elle les dernières faveurs - ou simplement la paix -, mais qui dans toute autre circonstance se montrent d'une sourcilleuse honnêteté .De même nous ne saurions suivre ce commentateur lorsqu'il donne à penser que déjà, à l'acte I, Don Juan parle sérieusement à Elvire en faux dévot .Il eût fort mal réussi, et sa femme ne s'y méprend pas; elle ressent bien ce discours comme il veut qu'elle l'entende, c'est-à-dire comme une cuisante moquerie, dont elle espère que le Ciel saura la venger.

Par ailleurs, cette sorte d'hypocrisie, dont théoriquement il se promet beaucoup, se distingue dans la pratique par sa complète superfluité. Il ne l'affecte, rappelons-nous, qu'avec deux personnes: Don Louis et Don Carlos. Or, avec celui-ci, elle ne lui sert pas à éviter le duel, car en réalité il ne refuse pas de croiser le fer, mais de fixer officiellement un rendez-vous à cet effet . Pour ce qui est des derniers rapports avec son père, on ne conçoit pas que, dans la même journée, il puisse d'abord se comporter avec lui d'une manière franchement narquoise, puis, sans que plus rien ne se soit passé entre eux dans l'intervalle de ces quelques heures, juger nécessaire de lui jouer la comédiede la fausse dévotion. Celui dont l'âme ne s'ébranle pas à l'effrayant spectacle donné par la statue ni àla vue de ce spectre de femme se transformanten allégorie de la mort -ce qui présuppose incontestablement du courage, même chez le libertin le plus sincère - tiendrait soudain les menacesd'un père à l'égard de son fils unique, intensément désiré pendant de longues années, pour si inquiétantes que non seulement il n'oserait cette fois lui tenir tête, même pas poliment, mais qu'une démarche plus mesurée, telle

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qu'une solennelle promesse d'amendement, lui paraîtrait insuffisante pour
conjurer le danger!

Etant donné ces quatre raisons majeures pour lesquelles le personnage de Don Juan, envisagé comme tel, ne présente manifestement aucune cohérence et paraît bien faire éternellement figure de Sphynx, il convient, semblet-il, de ne pas se laisser obnubiler par le nom qu'il porte et d'essentiellement voir en lui un type d'être tout différent. Et le fait est qu'outre celui fourni par l'analyse objective et systématique de tous les comportements affichés dans cette pièce, plus d'un argument vient étayer la thèse d'une identification de Don Juan au véritable misanthrope.

a) Molière n'a pas l'idée d'écrire Le misanthrope après nous avoir donné Dom Juan, mais avant, de sorte que cette dernière pièce a été composée sur Parrière-plan des préoccupations présidant àla première et qu'il n'y aurait donc rien d'étonnant à ce que l'auteur expose dans l'une et l'autre un sentiment appartenant au même ordre.

b) En tout état de cause les deux pièces, du point de vue de l'action, présentent une structure similaire, et ce qui a déjà été remarqué à propos de Dom Juan se vérifie également pour ce qui est du Misanthrope, à savoir l'absence d'une intrigue au profit d'une succession de scènes plus ou moins reliées entre elles. Cette similitude formelle ne prouve évidemment pas une conformité thématique, mais permet en tout cas d'avancer que, sous cet aspect, l'auteur exploitait effectivement la même veine créatrice, ce qui livre à tout le moins un indice d'analogie quant à son inspiration générale.

c) Molière, à proprement parler, n'a pas choisi de son plein gré le personnage de Don Juan. Celui-ci lui a été en quelque sorte imposé par des considérations de caractère tout matériel. Rappelons en effet qu'au moment où il met Le festin de pierre sur le chantier, il se trouve dans une situation pécuniaire fort critique, vu que Tartuffe, cette œuvre avec laquelle il espérait non seulement remporter un vif succès, mais encore tenir le moyen de redorer son blason, est interdit après l'unique représentation du 12 mai 1664. S'il se rabat sur Don Juan, c'est donc d'abord parce qu'eu égard à l'engouement ininterrompu des spectateurs pour cette nouvelle pièce à machines, il se persuade qu'une version de son cru attirera encore autant le public et remplira enfin les caisses de la troupe. On peut néanmoins facilement concevoir que, dès qu'il entrevoit tout le parti à tirer d'une transposition de cette légende, dès qu'il se rend compte de pouvoir y exprimer les idées mêmes qui le hantent à ce moment, de pouvoir même y intégrer un placet en faveur de son Tartuffe, cette contrainte le cède sur-le-champ à l'enthousiasme le plus bénéfique, producteur d'un pur chef-d'œuvre.

d) Un élément contribue logiquement à accélérer le processus de cette réflexioncréatrice
et à accentuer l'élan de la transposition: l'affinité première
entre Don Juan et Alceste. Tous deux sont en effet habités par l'aspiration de

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l'illimité: le premier, sur le plan de la conquête, et le second, sur celui de la
qualité humaine.

Pour aborder à présent l'analyse annoncée plus haut, et par laquelle nous nous proposons de montrer que, tout en n'étant pas une canaille, un criminel comme chez Dorimond et Villiers, Don Juan représente en fait le véritable misanthrope, nous constaterons que, contrairement à Alceste, il n'aurait personnellement jamais l'idée de se retirer du monde, et nous rappellerons qu'on peut précisément en voir la raison dans la misanthropie. Jean-Jacques Rousseau, dans un passage fameux du Deuxième dialogue, nous explique pourquoi: «Le vrai misantrope, si un être aussi contradictoire pouvoit exister, ne fuiroit point dans la solitude; quel mal peut et veut faire aux hommes celui qui vit seul? Celui qui les hait veut leur nuire, et pour leur nuire il ne faut pas les fuir. Les méchans ne sont point dans les déserts, ils sont dans le monde.» Aussi bien Alceste ne blesse ses congénères que dans l'espoir de les amender, et on a l'impression qu'il souhaite la souffrance causée par autrui, non point pour rendre le mal pour le mal, non pas tant «par un masochisme inséparable de toute neurasthénie» , mais parce que cette souffrance lui donne raison et justifie le mépris qu'il éprouve pour ses semblables * ainsi que sa résolution finale, lorsque tout espoir s'écroule, de ne plus Íes fréquenter. Don Juan, lui aussi, se trouve animé par un profond dédain de l'homme, mais, à la différence d'Alceste, il ne se flatte pas - ou ne se flatte plus - de pouvoir les corriger, et il met tout en œuvre pour ne rien subir des autres, car il n'a, quant à lui, aucun besoin de ce tourment pour motiver sa mésestime. Il serait d'ailleurs en bien plus mauvaise posture qu'Alceste s'il ne s'évertuait à parer aux ennuis, vu que, le plus souvent, le comportement d'autrui s'avère à son endroit aussi contraignant, agressif même que révélateur d'une piètre qualité humaine, en vérité incapable de commander le respect. Au demeurant, cette conduite d'autrui ne lui procure pas seulement, comme dans le cas d'Alceste, l'acre jouissance du mépris légitimé, mais encore le plaisir plus délicat de l'avoir incitée, volontairement ou non , voire de l'adopter à la fois par moquerie et vengeance, ou, le cas échéant, le plaisir presque sadique de commettre ses antagonistes, sinon celui de les révéler à eux-mêmes en les livrant à leur propre réflexion. C'est par là principalement que l'on peut parler à son sujet de méchanceté, c'est par là surtout qu'il mérite franchement le nom de misanthrope.

Entre parenthèses, ceci apporte du même coup la preuve que Don Juan reste profondément ancré dans l'humanité et livre une des raisons pour lesquelles on ne saurait épouser la thèse qui lui dénie cette appartenance, qui le désigne comme un être regardant les hommes «du même œil que des cailloux.» Ne serait-il même pas permis de chercher l'explication de sa manière d'agir, comme celle d'Alceste, dans une attente préalable infiniment exagérée, source d'une désillusion des plus amère?

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Ceci dit, penchons-nous donc sur les comportements auxquels donnent lieu ses différentes espèces de rapports. Etudions d'abord ceux déterminés par son commerce avec les femmes, et en premier lieu avec Elvire, puisque c'est elle la première dont nous faisons connaissance. Nous observerons pour commencer que, prenant rang parmi la haute noblesse, à l'évidence au courantducaractère et des tribulations de Don Juan, on ne saurait honnêtement avancer qu'elle n'était pas avertie de la réputation de son prétendant. L'argumentd'ignorancevaut bien sûr pour Charlotte et Mathurine, mais dans le cas de cette grande dame il n'est pas immodéré de s'attendre à ce qu'elle sache, aussi bien que PAmarille de Dorimond ou Villiers, quel genre d'homme la sollicite. Or ceci ne parle nullement en sa faveur, car on peut au moins en inférercettesorte de vanité qui sert toujours les Don Juans comme un atout majeur dans leurs conquêtes, à savoir ce fol espoir de réussir là même où toutes les autres ont échoué, l'espoir de fixer définitivement un être volage par excellence, ainsi que le plaisir, au stade de la cour, de plaire manifestementmieuxque toutes les rivales mues par un même dessein. Mais ce qui aggraveencorefâcheusement la vanité d'Elvire, ce sont les circonstances dans lesquelles elle se montre. Souvenons-nous en effet qu'au moment où Don Juan la recherche, elle s'est retirée au couvent ,un endroit qui, en principe, devrait suffisamment lui donner l'occasion de s'imprégner de l'inanité de toute chose, de mépriser tout ce qui ne se rapporte pas à l'amour de Dieu. Elvire ne se contente donc pas de préférer l'amour de la créature, elle renonceenfaveur de celle-ci à une existence déjà menée dans la dévotion, elle se lie à l'homme même qui l'a soustraite au choix exclusif de la piété et se promet en plus d'éternellement garder dans ses chaînes un être si effrontémententreprenantqu'il enfreint jusqu'aux interdits que le respect des convenancesimposeà l'honnête homme à défaut de religion. Lors du refroidissementdeson mari, on a aussi la nette impression que c'est bien plus la vanité que le sentiment - et certainement pas la bonté ou la sottise, comme elle veut le faire accroire - qui la pousse à se figurer «mille chimères» pour douter de l'échec de leur union .En tout cas ce n'est pas le chagrin de la passion brutalementsevréequi se dégage du discours qu'elle lui tient au premier acte, mais l'indignation de l'amour-propre blessé. Si elle se lance avec fougue sur les traces de Don Juan et l'aborde avec aplomb, si elle ne prend même pas le temps de se changer afin de mettre ses charmes en valeur, si elle ne craint pas de provoquer de l'humeur en paraissant en tenue de voyage, c'est qu'elle ne vient pas en amante, soucieuse uniquement de l'intérêt du cœur, mais en épouse outrée, qui vient demander des comptes au conjoint coupable de désertion.Cettefois la sottise s'allie d'ailleurs effectivement à la présomption, car dans la scène ridicule dont elle l'assomme, elle paraît s'attendre non seulementàce qu'il réintègre leur foyer, mais encore à ce qu'il fasse amende honorableetlui présente une excuse non banale de son subit abandon . Elle

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ne pourrait pas plus dangereusement prêter le flanc. Don Juan a beau jeu de la piquer au vif en insinuant, par la comédie du remords religieux, qu'elle a, en fuyant le couvent, perdu le droit de lui parler devoir, et que, si elle y pensaitvraimentelle-même, elle devrait lui tenir un tout autre langage, à savoir celui qu'il lui tient . Elvire plie sous le coup, non tant parce qu'elle connaît maintenant Don Juan «tout entier», mais parce que la vérité sur elle-même se fait brutalement jour dans son esprit . Le voile de la vanité s'étant levé pour elle sur son personnage, elle se sent toute nue et reconnaît à la fois le grotesque de sa sévérité et la niaiserie de son entreprise. Cela ne l'empêche pas de s'enferrer davantage, et, la vérité engendrant sa colère, il n'est certes plus question d'amour dans ce qu'elle lui lance à la tête. Oubliant même l'amourchrétiendu prochain, cette ancienne conventuelle appelle sur son mari la vengeance divine et, dans les dernières paroles prononcées, avoue finalementlesprincipaux mobiles de sa tentative: éviter P«outrage» ainsi que l'amerressentimentde la «femme offensée» .La deuxième fois qu'elle entre en scène, Elvire semble, il est vrai, complètement transfigurée: le Ciel a «banni» de son âme toutes «indignes ardeurs», de sorte qu'elle n'éprouve plus pour Don Juan le moindre courroux, que son attachement a cessé d'être «criminel» et qu'elle ne brûle plus pour lui que d'une flamme «épurée de tout le commerce des sens» . Non seulement elle n'aspire plus àla vengeance,mais,stimulée par le Ciel, qui l'a éclairée sur ses propres égarements, elle vient prévenir son mari du danger qui le menace, et, les larmes aux yeux, l'exhorter au repentir, avide de goûter la «joie incroyable» de le sauver . Dans le cas présent une telle métamorphose, un tel embellissement de l'âme ne saurait toutefois produire l'émerveillement, mais bien plutôt la suspicion. Molière ne passant point pour un dramaturge particulièrement religieux, on ne conçoit pas aisément qu'il pût s'imaginer le lecteur avisé prenant au sérieuxunegrâce aussi soudaine, et cela chez un sujet, il y a quelques heures encore, si peu en odeur de sainteté. En fait on s'aligne presque instinctivementsurla réaction de Don Juan, qui refuse d'y prêter foi . Cela ne signifie d'ailleurs pas qu'il faille accuser Elvire de mensonge forgé dans l'espoir de raviver les sentiments de son mari, en redevenant pour lui, comme naguère, une espèce de fruit défendu, de femme à pervertir. Quoiqu'avec cette tactiqueellese fût bel et bien conféré de nouveaux appâts, il faut remarquer que, d'une part, la décence ne lui eût pas permis d'en tirer profit vu l'attitude habituelle,insolemmentincrédule de Don Juan, et que, d'autre part, sa conduite peut une fois de plus s'expliquer par la vanité. Il n'y aurait rien d'étonnant,eneffet, à ce que celle-ci, afin de refouler la honte cuisante qui la torture à la suite de l'avanie essuyée le matin, lui donne l'illusion de la grâce. Et, désormais persuadée d'avoir perdu la partie, mais ne supportant pas pour autant d'avoir laissé dans l'esprit de Don Juan l'image d'un femme dégradée,n'ambitionnantau contraire rien tant que sa réhabilitation, il est tout

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aussi plausible qu'Elvire veuille, dans un ultime entretien, substituer à cette
image celle d'une femme entièrement régénérée .

Une puissante vanité ressort également des deux autres personnages féminins dans leurs rapports avec Don Juan. C'est elle qu'il exploite pour se tirer d'affaire et se moquer lorsque Charlotte et Mathurine, ayant toutes deux obtenu une promesse de mariage, le somment simultanément de désigner hic et nunc celle qu'il a finalement l'intention d'épouser. Convainquant chacune d'elles en particulier qu'elle doit voir dans sa supériorité sur sa rivale le plus solide fondement de son assurance, il les met dans l'impossibilité d'insister sous peine d'elles-mêmes révoquer en doute cette supériorité si galamment tenue pour évidente .

Par ailleurs, Charlotte se conduit d'une façon peu reluisante envers Pierrot. Du récit du sauvetage elle a surtout retenu que, parmi les rescapés, «il y en a un qu'est bien pu mieux fait que les autres», et, après en avoir reçu la confirmation, étayée par la description du riche costume porté par le «gros Monsieur», elle flaire aussitôt l'éventualité d'une chance à tenter et n'a plus de cesse qu'elle n'aille «voir un peu ça.» Dès qu'elle aperçoit Don Juan - sans se soucier de la présence de son fiancé, à qui elle vient cependant de laisser espérer un amour plus démonstratif -, elle invoque Dieu à témoin de ce qu'elle trouve l'inconnu «gentil», et très heureux le fait qu'il ne se soit pas noyé . Dans la suite, ses agissements ne sauraient lui concilier plus de sympathie. Rappelons la facilité avec laquelle Don Juan lui conte fleurette, et cela bien qu'on l'ait mise en garde contre les courtisans ; la sécheresse de cœur à instantanément considérer ses fiançailles avec Pierrot comme nulles et non avenues ; la révoltante intervention en faveur de Don Juan lorsque celui-ci est pris à partie par son rustique opposant ; l'ahurissant naturel avec lequel elle reproche à Pierrot de ne pas immédiatement s'effacer pour lui permettre de devenir «Madame» ; la consolation toute matérialiste et des plus mesquine de lui faire gagner «queuque chose» par la vente de beurre et de fromage .

Que dire des comportements qui se dégagent des rapports entre Don Juan et les personnages masculins? Ne faut-il pas toute la simplicité d'un Sganarelle pour ne voir dans la longue tirade de l'acte IV que de justes remontrancesd'un père à son fils? L'esprit critique ne reconnaît-il pas tout de suite l'intention de l'auteur de nous camper un de ces grotesques dont il a le secret? Le spectateur averti n'y voit-il pas un calque des représentations de Géronte à Dorante dans Le menteur de Corneille, et le burlesque de ce calque ne se trouve-t-il pas encore renforcé par des réminiscences de Sallusteet de Juvénal? Une analyse de cette tirade ne démontre-t-elle pas le caractère incurablement vieux jeu, radoteur, égocentrique et buté de Don Louis? Il est indubitable qu'il «évoque une vieille morale oubliée, l'effort de grandeur d'un temps qui n'est plus» , mais il est tout aussi évident qu'il veut

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à tout prix ignorer l'évolution des mœurs, voire la vérité sur la nature humaine,qu'il va pour lui de soi qu'aujourd'hui comme hier la seule fonction de la progéniture consiste à augmenter la «gloire» de la famille, qu'il tient pour crime irrémissible toute action de nature à la ternir et pour insupportable insubordinationtoute opinion contradictoire. On peut facilement se figurer totalel'incompréhension entre un tel père, anachronisme vivant, intolérant adorateur de la fée Morgane, et un tel fils, observateur incorruptiblement réaliste et peut-être, au départ, aussi douloureusement désabusé qu'Alceste. Il y a même toute apparence que ce sont en partie les constantes admonestationsde ce père à ce fils qui ont amené ce dernier à devenir enfant terrible et qui l'incitent à le rester. Que Don Juan, d'autre part, ce pourfendeur invétéré d'illusions, excède le père au plus haut point, qu'il le provoque à étaler ses ridicules,son autoritarisme et sa naïveté, voilà ce qu'établit le texte même. Il suffira de mentionner que Don Louis atteint le comble de sa simplicité en prenant pour argent comptant la subite dévotion jouée par son fils et que, au plus haut point de son exaspération, il le menace de «prévenir» sur lui «le courroux du Ciel», et cela, encore à l'instar de Géronte, pour dédommager son honneur, pour «laver par ta punition», lui dit-il, «la honte de t'avoir fait naître.»

Prenons encore les deux autres nobles de la pièce, les frères d'Elvire. Personne ne contestera sans doute que Don Alonse, dans la défense de l'honneur familial, non seulement ne soumet la coutume du duel ou la légitimité de celui qu'il recherche à aucun examen, mais fait encore montre envers Don Juan de l'acharnement du chasseur, voire de la férocité de l'assassin professionnel plutôt que de la générosité du gentilhomme. Dans son appétence de sang il va jusqu'à tenir pour une «obligation chimérique» celle contractée par le secours auquel Don Carlos doit d'être encore en vie .Il regarde comme «étrange faiblesse», «aveuglement effroyable» l'inébranlable refus de son frère à se ruer avec lui sur Don Juan pour le massacrer, ainsi que sa ferme résolution, le cas échéant, de s'interposer au contraire au bénéfice de celui-ci et d'accorder un délai de quelques jours à sa réflexion dans l'espoir d'un agrément in extremis .

Pour être plus pondéré et judicieux, en ce sens notamment qu'il déplore pour sa part les rigueurs attachées à l'issue d'une affaire d'honneur, qu'il ne s'y engage personnellement qu'à contrecœur, en regrettant l'absurdité des lois auxquelles sa condition l'oblige àse conformer , Don Carlos finit toutefois,lui aussi, par nous décevoir. Lorsqu'il se trouve pour la deuxième fois en présence de Don Juan, se laissant apparemment provoquer par la tartufferie, il perd son sang froid, devient intransigeant et incapable de considérer qu'avecun tel mariage il a plu à Elvire de jouer avec le feu, incapable également de respecter la volonté de retraite exprimée par celleci. Au lieu de prendre la perche ainsi tendue, d'éviter de se rendre sur le pré en acceptant sans plus la

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séparation officiellement décidée par les deux conjoints, au lieu de se conformerà la saine critique qu'il a lui-même exercée à propos de l'inanité des duels et de leurs funestes conséquences, il brûle à son tour d'en découdre . Qui a misé sur lui en escomptant le voir triompher des préjugés de son état et d'une réaction atavique en est pour ses frais!

Quant aux trois comiques du commun, Sganarelle, M. Dimanche et Pierrot, il ne faudrait pas que l'hilarité qu'ils soulèvent minimise les ridicules mis en évidence par Don Juan. Il ne faudrait surtout pas suivre l'exemple de certains qui, pour mieux charger ce dernier, essaient de disculper ou d'embellir ces personnages, à moins qu'ils ne s'évertuent à occulter leurs défauts en s'appesantissant sur leur rôle de victimes. C'est ainsi que, même s'il ne se différencie pas en cela des valets traditionnels, Sganarelle, sans contredit possible, se révèle intéressé, lâche, glouton et plagiaire insolent. Il exhibe également une si opulente sottise, en particulier dans sa défense de la religion, que seule une foi très profonde et la volonté de la découvrir chez Molière, d'abriter l'auteur de tout soupçon incompatible avec l'admiration d'un bien-pensant peuvent motiver l'audace d'une conclusion suivant laquelle, dans ses entretiens sur les choses divines, Sganarelle «bat Don Juan avec ses raisonnements lourds, triviaux, mais solides et marqués au coin de la sagesse.» A l'époque même du dramaturge cette interprétation eût d'ailleurs été ressentie comme une gageure par les plus ardents champions de l'Eglise, pour qui déjà la stupidité de Sganarelle sautait aux yeux et devait manifestement servir à discréditer la religion. D'après Rochemont il ne fait aucun doute que Sganarelle la détruit «ou en affaiblissant malicieusement les preuves ou en ravalant adroitement la dignité de ses mystères.» Conti, dans un Avertissement du Traité de la comédie, émet une opinion toute semblable: «L'auteur confie la cause de Dieu à un valet, à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde» . Plus près de nous Antoine Adam, entre autres, avalise ces appréciations de Sganarelle: «Prodigieuse création, toute en dessous et en retours, où le clin d'oeil corrige la valeur des paroles, où le ricanement vient démentir et bafouer les phrases édifiantes, figure de coquin et d'imbécile tout ensemble, qui déshonore la vertu par ses moqueries et la religion plus encore par sa stupidité.»74 Nous ajouterons simplement que Molière, à l'intention peut-être de ceux qui ne l'auraient pas encore remarquée, ne saurait mieux souligner cette sottise de Sganarelle apologiste de la religion chrétienne qu'en le faisant symboliquement tomber par terre à la fin de son plus beau raisonnement .

Quant à M. Dimanche, il convient d'observer que pour se débarrasser de lui de la manière la plus élégante, Don Juan se sert d'un stratagème qui utilise et illustre la vanité du marchand, amusante préfiguration du bourgeois gentilhomme.

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En ce qui concerne Pierrot, même si l'on admet en principe que sa révolte soit socialement parlant «inconcevable» ,onne s'attend pas moins àce que son amour pour Charlotte et la noire ingratitude témoignée envers lui par Don Juan endorment sa raison au point de l'entraîner dans une voie de fait. Notre désappointement étouffe la sympathie naissante lorsque sa colère se limite à une interpellation précédée d'une poussée . Lorsqu'il encaisse les coups sans en donner et qu'il se tapit derrière sa fiancée ou Sganarelle pour en éviter davantage, on se demande si de tels roturiers ne méritaient pas de se voir traités comme des marauds et l'on s'étonne de ce que la Révolution ait déjà éclaté àla fin du siècle suivant .

Même le pauvre se présente en réalité à Don Juan sous un jour défavorable, qui l'autorise àle mésestimer . C'est fausser complètement l'optique, en effet, que d'envisager la proposition soumise par ce dernier avec des yeux de chrétien, et, partant, de le rapprocher du «diable» se livrant à une double tentation: celle de la raison et celle de la chair . En tant que libertin il ne place pas le misérable «entre sa conscience et son intérêt» , mais entre un espoir éternellement vain et la possibilité toute réelle et tangible de se rassasier, entre une anesthésiante féerie et une vision du monde virilement réaliste. En bonne logique de misanthrope, il ne souhaite certainement pas que son interlocuteur accepte le louis d'or en contrepartie d'un juron, mais au contraire qu'il le refuse avec obstination, de manière à lui apporter une nouvelle preuve de l'incurable naïveté de la plupart des hommes, de la toutepuissance de ce qu'on nommera plus tard P«opium du peuple». Au demeurant la patente ironie du fameux mot qui accompagne le louis n'exclut pas un sentiment, furtif peut-être, mais de pitié véritable pour cette humanité qu'il ne saurait décidément aimer .

Il ne saurait l'aimer, cette pitoyable mais veule humanité, parce qu'il découvre encore un «vice privilégié» dans la Société, ce personnage anonyme et abstrait, ce fondu des impressions produites par les rapports quotidiens avec un chacun, un «vice à la mode», qui règne avec tyrannie, un vice forcément abominable pour un libertin convaincu: l'hypocrisie religieuse .Ilne saurait l'aimer parce qu'il sait que le seul biais pour se prémunir contre les machinations des Tartuffes et le moyen le plus sûr d'obtenir nombre d'inestimables avantages consiste dans l'affiliation au parti de l'imposture, parce qu'il sait aussi que, pour museler toute espèce d'opposition, la tartufferie peut fermement compter sur la lâcheté et la sottise .

Le savoir ne lui suffit pourtant pas; la hargne l'invite ici également à se le
prouver tant et plus, à se servir du très efficace truchement de la singerie
pour exposer l'espèce au feu de son mépris .

Cette façon de concevoir Don Juan tel que nous venons de le montrer appelleencore,
pour conclure, une remarque relative à l'opinion que peut en
avoir eue Molière. On comprendra que nous nous inscrivions en faux contre

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cette vue d'après laquelle l'auteur doit l'avoir hai «sans rémission», «seul entretoutes
ses créatures» .Il nous semble que Molière adû lui porter un sentimentplus
nuancé, et qu'il n'a certainement pas éprouvé de haine à l'endroit
de celui qui dénonce différentes formes de bêtise et de vanité, de celui surtoutqui
peste contre les cagots, qui vitupère la naïveté et la couardise en face
de ceux-ci, et qui, immédiatement après s'être mis à caricaturer la tartufferie,
se voit foudroyé par le bras du Commandeur, exactement comme fut persécutéle
dramaturge par la cabale des dévots tout de suite après s'être attaqué
au même vice. Eu égard à son exécration de celui-ci ainsi qu'à sa mésestime
foncière du comportement humain en général, nous nous croyons en droit de
penser que Don Juan, au même titre qu'Alceste, représente une tendance
instinctive de Molière, de celui qui «a épingle Panimal-homme comme un insecte,et
avec une pince délicate (...) fait jouer ses réflexes» . Une tendance
qu'il s'agit bien sûr de réfréner, car, aux yeux de ce moraliste, les défauts des
congénères ne justifient ni le dessein de les moquer autre part que sur scène,
à des fins correctives, ni le choix de la solitude: l'honnête homme, «ennemi
qq , , , on
des outrances» , conserve «le sens de la mesure ou du juste milieu», , persuadéque
la seule vraie noblesse réside dans «l'accord le plus élégant de
l'homme avec sa condition.»

Et la meilleure manière pour un auteur de combattre une funeste inclination n'est-elle pas de l'incarner dans un personnage reprehensible, de rechercher la catharsis en le vouant, bien plus sûrement qu'aux foudres du Ciel, à l'incompréhension réprobatrice de ses semblables?

Roger Brabant

Université de Kiel



1. Maurice Donnay: Molière, Paris, Arthème Fayard, s.d., p. 176.

Notes et références

2. Lionel Gossman: Men and masks - A study of Molière, Baltimore, The John Hopkins Press, 1963, p.65.

3. Georges Couton, in Molière: Œuvres complètes 11, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, notice, p. 28.

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4. Cf. Roger Ikor: Molière double, Paris, Presses Universitaires de France, 1977, p. 189: «Si on étudie sans préjugé ni connotation la pièce de Molière, on s'aperçoit que rien au fond n'est moins donjuanesque que ce Don Juanlà.»

5. Alfred de Musset: «Namouna», Poésies complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, 11, xliv.

6. I, ii.

7. IV, vii.

8. IV, vi.

9. I, i.

10. II, iv.

11. Dorimond, IV, vi, vii - Villiers, IV, v, vii.

12. Dorimond, 11, ii - Villiers, 11, ii.

13. I, ii.

14. Eévocation de cet art est beaucoup plus élaborée chez Dorimond (I, iii) et chez Villiers (I, iii) que chez Molière (I, ii). Leur Don Juan n'a cependant, lui non plus, aucune raison de s'enorgueillir, car il promet aussi régulièrement le mariage (Dorimond, IV, iii, vi) ou recourt même à des procédés dignes d'un satyre (Dorimond, IV, v - Villiers, IV, iv). Mais cette opinion de soi beaucoup trop avantageuse, démentie par les actes, surprend bien moins chez un être d'une psychologie incontestablement fort grossière et d'une malfaisance quasi bestiale.

15. I, ii.

16. II, ii.

17. Certes, une fois encore, la scène existe déjà chez Dorimond (IV, iii) et chez Villiers (IV, v), mais, outre que chez eux Don Juan ne rencontre pas des paysannes, mais des bergères de pastorale, qu'il ne baise pas des mains sales et qu'il se limite à une cour des plus brève, où il débite quelques rares compliments, sans aucune conviction, on ne saurait aisément admettre d'un homme appartenant à l'espèce campée par le personnage de Molière ce que l'on voit faire à un satyre brutal, aussi fruste que criminel. Au cas, d'autre part, où Charlotte en réalité ne lui plairait pas, où il ne ferait que lui débiter des mensonges en vantant son physique, Don Juan apporterait alors ici une des meilleures preuves de ce que la beauté des femmes ne lui importe guère.

18. I, i.

19. Dorimond, I, vi - Villiers, I, v.

20. Dorimond, 111, ii - Villiers, 111, ii.

21. Villiers, I,v.

22. Dorimond, 11, ii - Villiers, 11, ii.

23. Villiers, 111, ii.

24. 11, iii.

25. 111, ii.

26. IV, iii.

27. 111, iii.

28. Georges Gendarme de Bévotte: La légende de Don Juan - Son évolution dans la littérature des origines au romantisme, Genève, Slatkine Reprints, 1970, réimpression de l'édition de Pans, 1906, p. 189.

29.Ibid. p. 215-Cf. p. 189.

30. Lionel Gossman, op. cit., p. 42.

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31. y ü.

32. Georges Couton, in Molière, op. cit., notice, p. 18-19.

33. Ibid. p. 19 - Cf. Georges Gendarme de Bévotte, op. cit., p. 222.

34. I, iii.

35. V, iii.

36. IV, 8 - y vi.

37. V, v.

38. Georges Couton, in Molière, op. cit., notice, p. 123, fait observer que le premier acte du Misanthrope était peut-être écrit dès 1664.

39. Jean-Jacques Rousseau, «Rousseau juge de JeanJacques - Deuxième dialogue», Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 788.

40. René Jasinski: Molière et Le misanthrope, Paris, Nizet, s.d., p. 135.

41. Cf. Roger Ikor, op. cit., p. 208-209.

42. Cf. Jacques Guicharnaud: Molière - Une aventure théâtrale, Paris, Gallimard, 1963, p. 298: «La conduite de Dom Juan, sous les apparences d'un recul, est toujours en fin de compte une offensive qui met autrui en échec.»

43. Roger Ikor, op. cit., p. 208- Cf. Jacques Guicharnaud, op. cit., p. 259.

44. I, i.

45. I iii.

46. Ibid.

47. Ibid.

48. Ibid.

49. Ibid.

50. IV,vi.

51. Ibid.

52. IV, vi, vii.

53. Par la même occasion, l'avertissement d'Elvire s'avérant au mieux le fruit d'une funeste intuition, et non pas la transmission d'un message dicté par le Ciel, le dénouement de la pièce n'en devient que plus abracadabrant. Aussi, partageant l'opinion de Roger Ikor, op. cit., p. 195-1%, pour qui ce dénouement est encore plus gros que celui de Tartuffe, sommes-nous d'avis qu'il représente, sous l'ironique couvert d'une mort édifiante, une très brillante critique de la crédulité.

54. II, iv.

55. II, i.

56. Ibid.

57. II, ii.

58. Ibid.

59. II, iii.

60. Ibid.

61. Ibid.

62. IV, iv.

63. Pour ce qui est des rapprochements avec Le menteur, V, iii, et des réminiscences de Juvénal, Satire VIII, 138-139: «Incipit ipsorum contra te stare parentum nobilitas claramque facem praeferre pudendis», et de Salluste, De bello jugurthino, LXXXV: «Majorum gloria posteris quasi lumen est, neque bona ñeque mala eorum in occulto patitur», cf., entre autres, Georges Couton, in Molière: op. cit., notes 2 et 3 de la page 73, p. 1315, et Paul Arbelet, in Molière: Dont Juam ou le festin de pierre, Paris, Larousse, s.d., note 3 de la p. 77.

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63. Pour ce qui est des rapprochements avec Le menteur, V, iii, et des réminiscences de Juvénal, Satire VIII, 138-139: «Incipit ipsorum contra te stare parentum nobilitas claramque facem praeferre pudendis», et de Salluste, De bello jugurthino, LXXXV: «Majorum gloria posteris quasi lumen est, neque bona ñeque mala eorum in occulto patitur», cf., entre autres, Georges Couton, in Molière: op. cit., notes 2 et 3 de la page 73, p. 1315, et Paul Arbelet, in Molière: Dont Juam ou le festin de pierre, Paris, Larousse, s.d., note 3 de la p. 77.

64. Jacques Guicharnaud, op, cit., p. 282.

65. V, i.

66. Remarquons que Gérante menace son fils de le tuer: Je jure les rayons du jour qui nous éclaire Que tu ne mourras point que de la main d'un père; Et que ton sang indigne à mes pieds répandu Rendra prompte justice à mon honneur perdu. Don Louis ne précise pas de quel châtiment il s'agira, mais on peut supposer qu'il pense également à la mort, et pas nécessairement à l'incarcération conjecturée par Georges Couton dans Molière, op, cit., note 4 de la p. 73, p. 1315. Le père, chez Dorimond (I, v), souhaite lui aussi tuer son fils, mais très probablement parce que celui-ci vient de le frapper. Chez Villiers (I, v), après avoir subi l'outrage d'un coup de poing, il désire la mort pour lui-même.

67. 111, iv.

68. Ibid.

69. 111, iii.

70. V, iii.

71. Georges Gendarme de Bévotte, op. cit., p. 229.

72. B. A. Sr. D. R., «Observations sur une comédie de Molière intitulée Le festin de Pierre», Molière, Œuvres complètes 11, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 1205. - Nous citons le passage après Georges Couton, in Molière, op. cit., notice, p. 10, et lui reprenons le nom qu'il y donne «par commodité» à l'auteur des dites Observations.

73. Prince de Conti, «Traité de la comédie», Georges Mongredien, Recueil des textes et des documents du XVIIe siècle relatifs à Molière I, Paris, Editions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1965, p. 232. - Nous citons le passage après Georges Couton, ibid., p. 11.

74. Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle 111, Paris, Editions Domat, 1952, p. 333. - Nous citons le passage après Georges Couton, ibid.

75. 11, i.

76. IV, iii.

77. Roger Ikor, op. cit., p. 116

78. 11, iii.

79. Ibid.

80. 111, ii.

81. Jacques Guicharnaud, op. cit., p. 256.

82. Georges Gendarme de Bévotte, op. cit., p. 208.

83. 111, ii.

84. V, ii.

85. Ibid.

86. V, i, iii.

87. Roger Ikor, op. cit., p. 222.

88. Jean Anouilh, «Présence de Molière», Poi Vandromme, Jean Anouilh - Un auteur et ses personnages, Paris, La Table Ronde, 1965, p. 141.

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Résumé

Etudié sous les angles habituels, le Don Juan de Molière constitue un personnage très insolite, qui trompe bientôt l'attente du lecteur et dont les métamorphoses successives renforcent encore l'étrangeté. Il ne se révèle en effet ni l'irrésistible séducteur pour lequel il se donne, ni le «grand seigneur méchant homme» annoncé par Sganarelle et déjà rencontré chez Dorimond et Villiers. Ses rôles de libertin et de faux dévot, d'autre part, ne sauraient s'expliquer par les nécessités du séducteur. Par contre son personnage s'éclaire et accède à une parfaite cohérence si on voit en lui un vrai misanthrope, un semblable d'un naturel caustique, un contempteur des hommes qui, au rebours d'Alceste, fait preuve envers eux d'une aversion offensive. Celle-ci ne se manifeste cependant pas ouvertement: animé du mépris qu'il éprouve à l'endroit de ses congénères, Don Juan se contente de tirer un plaisir à la fois acre et malin de la mise en relief de leurs défauts et insuffisances. Déjà condamné par respect de la légende, ce Don Juan, dépréciateur aussi indélicat que désabusé, le sera avant tout pour s'être opiniâtrement refusé à se conduire en honnête homme.



89. René Bray: Molière, homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954, p. 27.

90. Paul Bénichou: Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 173.

91. Ibid., p. 218.

Pour ce qui est des textes de Molière, Dorimond et Villiers, toutes les références sont
faites aux éditions suivantes:

Molière. «Dom Juan ou le festin de pierre», Œuvres complètes 11. Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1971.

Dorimond. «Le festin de pierre ou le fils criminel», Le festin de pierre avant Molière,
éd. G. Gendarme de Bévotte. Paris, Société Nouvelle de Librairie et d'Edition -
Ed. Cornély et Cie, Editeurs, 1907.

De Villiers. «Le festin de pierre ou le fils criminel», Le festin de pierre avant Molière,
éd. G. Gendarme de Bévotte. Paris, Société Nouvelle de Librairie et d'Edition -
Ed. Cornély et Cie, Editeurs, 1907.