Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

John E. Jackson: Le corps amoureux. Essai sur la représentation poétique de l'éros de Chénier à Mallarmé. Langages, A la Baconnière, Neuchâtel, 1986.141 p.

Maryse Laffitte

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L'amour reste l'un des motifs privilégiés de la littérature en général et de la poésie en particulier: l'amour contrarié, l'amour malheureux semblent être des constantes de l'imaginaire littéraire. Mais l'amour met en jeu les cœurs et les corps. Si le sentiment est un invariant, son expression et le sens qu'il prend dans un contexte historique et social donné peuvent adopter des formes différentes, repérables d'auteur en auteur, d'oeuvre en oeuvre, d'époque en époque. Pourtant, ce à quoi s'attache John E. Jackson, dans son court ouvrage, n'est pas le sentiment, mais le corps, plus précisément, «la représentation du corps erotique dans la poésie» (p. 9). Le corps et la poésie. Il s'interroge, dans son introduction, sur le code descriptif qui sous-tend la représentation du corps dans le sentiment amoureux et sur sa signification dans un univers poétique donné. Pourquoi le corps? Parce que le poète retient, dans la représentation du corps amoureux, au-delà de l'héritage d'une tradition et des conventions d'une époque, des éléments qui l'inscrivent dans une double relation de désir. «Dans la mesure où le sujet décrivant est aussi le sujet désirant, écrit John E. Jackson en s'inspirant de Lacan, la représentation devra chercher à rendre sensible la structure véritable de ce désir, à savoir qu'il est désir du désir de l'autre. Désiré pour son désir, le corps à représenter ne pourra l'être de manière pleinement satisfaisante qu'à la condition que soit restituée sa double dimension incarnée et intersubjective» (p. 11). Autrement dit, la représentation du corps serait, en raison du caractère double du désir - le désir désire le désir de l'autre sur soi - le lieu privilégié de l'impossibilité de dire le désir et d'en rendre la totalité. Mais, ajoute l'auteur, «c'est paradoxalement cette impossibilité même qui est la chance de la poésie: l'espace même de l'écriture» (p. 12). Recourant à la notion lacanienne de «reste», John E. Jackson fait donc de la poésie l'expression d'un désir toujours inassouvi, qui se transformerait en écriture. Et de la représentation du corps erotique, la mesure du rapport entre «parole et réalité», puisque «ce qu'un poète retient d'un corps serait du même coup préciser son rapport à la réalité» (p. 13).

Après avoir posé ces prémisses théoriques d'inspiration lacanienne et avoir évoqué la relation amoureuse comme désir du désir de l'autre, l'impossibilité d'atteindre la totalité et l'écriture comme reste, John E. Jackson boucle la boucle et émet l'hypothèse que le corps érotisé - c'est-à-dire chargé du désir de l'autre - joue peut-être «le rôle d'une métaphore du réel, comme si la représentation erotique était une figure de la représentation de la réalité» (p. 13). C'est à partir de cette hypothèse qu'il va étudier ce qui change la forme de la représentation du corps amoureux depuis Ronsard et Chénier («Le modèle (néo)classique»), en passant par Chateaubriand, Lamartine et Vigny («La dénégation romantique»), puis Baudelaire («La dialectique de l'infini»), et en finissant par Mallarmé («Le corps comme figure»). John E. Jackson renonce, dans ces pages, au style psychothéorique de son introduction et consacre aux poèmes des auteurs étudiés des analyses textuelles, propres à illustrer l'hypothèse émise dans l'introduction, à savoir qu'il y a, dans la poésie, une «implication réciproque du corps, de la réalité et de la parole» (p. 14): en bref, l'innocence sensuelle de Ronsard, la réactualisation de la pastorale chez Chénier par la présence d'une sensualité exprimant une

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confiance dans le pouvoir régénérateur de l'éros; les rapports conflictuels de la spiritualité et de la sexualité chez Chateaubriand, Lamartine et Vigny; la quête de l'infini à travers l'éros, et son drame, chez Baudelaire, et enfin, la découverte, chez Mallarmé, que la réalité, à l'instar des deux nymphes évoquées par le Faune, bien qu'objet de désir, n'est peut-être qu'un fantasme. John E. Jackson laisse le dernier mot à Mallarmé, puisque son texte, privé de conclusion générale, se clôt sur quatre vers de L'après-midi d'un Faune, témoignage, pour l'auteur, de la médiation exercée par la figure erotique «entre l'intérieur et l'extérieur, le désir et le monde désiré, la parole et le réel», qui serait «la forme la plus convaincante de la poésie de Mallarmé» (p. 141).

Si les analyses textuelles de John E. Jackson sont bien menées et font preuve d'une grande sensibilité littéraire devant les textes étudiés, l'hypothèse initiale, qu'il cherche à démontrer ne nous convainc pas. Pourquoi, en effet, limiter au corps le désir du désir de l'autre? Ce désir n'est-il pas tout autant un désir d'amour qu'un désir sensuel, bien que des éléments sensuels s'en mêlent? Pourquoi le code descriptif des corps serait-il plus expressif que le code descriptif des sentiments? Pourquoi, d'autre part, laisser entendre - puisque le contraire n'est pas suggéré - que seule la poésie constitue un «espace ouvert entre la représentation et le représenté se confondant avec l'espace même de l'écriture»? Est-ce là un privilège de la poésie? En ce cas, pour quelle raison? Nous aimerions des précisions.

Un autre aspect de l'argumentation reste embarrassant, à savoir le flou des références théoriques. La phénoménologie psychanalytique du désir, à laquelle recourt John E. Jackson, est d'origine lacanienne. Comment se fait-il alors que les notions de «réel» et de «réalité» soient employées indifféremment et même confondues? Le passage entre réel et réalité est, chez Lacan, un drame: en effet, le réel est l'univers de Paffect sans forme, de l'inconnu, de la turbulence «sublime» (au sens kantien), le domaine du non-symbolisé, où rien n'est traduit en mots. C'est pour cette raison que la notion lacanienne de «reste», qui nourrirait récriture, renvoie au réel: l'écriture puise dans ce chaos et lui arrrache des bribes de forme. La réalité, quant à elle, est le symbolisé, reconnaissable, mis en forme, en un mot, dit ou dicible. L'écriture ne relève donc pas de son univers, excepté, peut-être, les actes notariés. Et le passage de l'un à l'autre, du réel à la réalité, constitue un nœud gordien de la théorie psychanalytique.

Enfin, John E. Jackson a, dans son livre, qu'il a intitulé Le corps amoureux, l'intention déclarée d'étudier la représentation poétique de l'éros dans la poésie. Et il glisse effectivement de l'éros au corps ou du corps à l'éros, sans préciser la place du corps - ou des corps - dans cet èros. En effet, du corps de qui s'agit-il? En n'introduisant aucune précision sur les corps impliqués dans cet èros qu'il semble prendre comme la rencontre de désirs circulants en termes identiques entre les amants, il évite de relever une donnée pourtant frappante lorsqu'on aborde la littérature erotique: l'éros est bien une mise en scène du corps, passant par un code descriptif, mais ce corps réinventé par l'écriture n'est pas celui des deux amants, c'est celui de la femme ou celui des femmes - dans le cas des «lesbiennes» de Baudelaire, par exemple - exposées au regard masculin - ou au regard assurant la fonction de regard masculin. Si la poésie écrite par des femmes évoque bien évidemment l'amour également, le corps de l'amant n'y occupe pas la même place que celle du corps de l'amante dans les textes écrits par des hommes. Il semblerait

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que, dans un texte consacré à l'éros et au corps amoureux, les questions suivantes auraient pu se poser: quelle est la place occupée par le corps féminin dans la structure d'une relation erotique? Pourquoi l'homme voit-il le corps féminin et la femme s'expose-t-elle aux regards masculins? Pourquoi, comme chez Baudelaire, l'homme peut-il penser trouver l'infini dans la possession du corps féminin? Quelle est la signification de la femme comme figure métaphysique dans l'éros? Autant de questions essentielles que toute réflexion sur l'éros devrait soulever.

Mais je crains que John E. Jackson, en adoptant une lecture en fait symptômale de la poésie, n'ait été aveuglé par son désir de démonstration, fondé sur une logique d'inspiration psychanalytique. Pour Freud, en effet, les productions culturelles sont le résultat d'une sublimation et par conséquent d'une illusion; comme pour le Faune de Mallarmé, dans la lecture proposée par John E. Jackson, elles sont des projections fausses d'hallucinations réalistes, qui se greffent sur un indicible sous-jacent. Nous aboutissons, dans cette logique, à un réductionnisme qui ramène l'œuvre artistique à ne relever que d'une syntaxe peu raffinée, à savoir le rapport sujet (l'auteur) - objet (l'œuvre), syntaxe qui, chez l'auteur du Corps amoureux, prend une forme un peu plus élaborée, dans la mesure où le recours à la phénoménologie structurale du désir selon Lacan introduit un retour du désir sur le sujet. Mais la même logique pragmatique règne: Yauteur (sujet désirant-décrivant le corps) tente de dégager des fragments de réel (univers de l'indicible), à travers l'écriture (qui essaie de donner une forme à l'indicible). Cette écriture, en modifiant la mise en scène du corps amoureux, devrait prendre une forme originale, qui, à son tour, exprimerait la vision du poète sur le monde et sur la poésie. Or, il semblerait que John E. Jackson n'arrive réellement à soutenir sa démonstration que dans le cas de Mallarmé (et, en partie, de Baudelaire), faisant naître, chez le lecteur, le sentiment que toute l'argumentation qu'il tente d'élaborer partait de Mallarmé et n'avait pour but que de lui laisser le dernier mot.

Force nous est de conclure que la démonstration théorique de John E. Jackson manque son but, car ses prémisses théoriques sont d'une part peu précises, d'autre part trop pragmatiques. Toutefois, quand il échappe à l'effet démonstratif de ses présupposés et qu'il s'abandonne à des analyses textuelles ou intertextuelles d'ordre littéraire, Le corps amoureux se lit avec intérêt et plaisir.

Université de Copenhague