Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

Paul Bénichou: Les Mages romantiques. Paris, Gallimard, 1988.553 p.

Hans Peter Lund

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La citation de Hugo mise en exergue à ce nouvel ouvrage de Paul Bénichou nous renseigne, autant que sur la fonction de la littérature selon le poète, sur la méthode du chercheur: «On entre plus profondément encore dans l'âme des peuples et dans l'histoire intérieure des sociétés humaines par la vie littéraire que par la vie politique.» En effet, l'objectif du troisième livre de Bénichou sur le romantisme français est de scruter l'âme, ou la «pensée», de Lamartine, de Vigny et de Hugo, par le biais, principalement, de leurs œuvres poétiques; les écrits et discours politiques des écrivains n'entrent guère dans ce projet. Ceci dit, leur «pensée», mot substitué ici aux termes et de vision du monde, englobe tout aussi bien les options politiques que les préférences religieuses. L'important, c'est que «le poète, quoi qu'il pense, le pense en poète» (p. 14).

Cependant, le terme de «poète» est équivoque - et, peut-être, bancal aussi le choix de textes, ou de types de textes fait par Bénichou: de Lamartine sont traitées presque uniquement les poésies lyriques et épiques, de Vigny à la fois Stello, Daphné, et Les Destinées, de Hugo les poésies depuis celles des années trente jusqu'à Dieu (avec l'omission, qui s'imposait, des Chansons des rues et des bois) - alors que les grands romans sont à peine nommés. Il est vrai que Stello est poète, que Julien doit beaucoup à Vigny lui-même, et qu'il faut, par conséquent, leur réserver une place importante dans un ouvrage sur la Pensée du Poète. Il est vrai aussi que les grands romans de Hugo auraient perturbé et élargi démesurément le plan de Bénichou. Je ne fais donc que constater que le terme de «poète» est entendu, ici, au sens strict.

Les Mages romantiques est précédé du Sacre de l'écrivain 1750-1830 (Paris, Corti, 1973) et du Temps des prophètes (Paris, Gallimard, 1977). Dans le premier en date de ces ouvrages, Bénichou exposait la transformation radicale du rôle de l'écrivain dans la France du 19e siècle: il incombait désormais à celui-ci d'assumer «le rôle de guide spirituel de la société en concurrence avec l'ancienne Eglise» (Sacre, p. 470). Le second ouvrage était consacré aux idéologies de l'époque, telles que le néo-catholicisme de Lamennais, le saint-simonisme, l'humanitarisme. C'est comme représentants de ce dernier mouvement que Bénichou considère maintenant Lamartine, Vigny et Hugo, les trois «mages», c'est-à-dire «voyants» ou «prêtres de l'humanité» (Mages, p. 380), investis d'un haut sacerdoce spirituel (l'auteur donne une longue liste des dénominations se rapportant à cette fonction,

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p. 492). Pour Vigny, le «progrès est dû aux efforts du penseur» (p. 218). Et Hugo,
lui, déclare carrément: «II y a dans ma fonction quelque chose de sacerdotal. Je
remplace la magistrature et le clergé (...)» (p. 357).

Il est question, bien entendu, d'un seul aspect du romantisme français, encore qu'il s'agisse d'un aspect important. Dire que «la poésie ne pouvait être qu'une poésie ouverte, méditant et enseignant sans entraves, dans une communication vivante avec l'époque» (p. 13), c'est ne rien dire des poèmes hermétiques de Nerval, du lyrisme pur de Musset et de l'Art pour l'art de Gautier. Or, Bénichou nous promet d'en parler dans un quatrième volume, où le moi poétique, j'en suis sûr, parlera en son nom propre et non pour tous (cf. p. 15).

Le romantisme des Mages est donc une pensée humanitaire. Parallèlement au sacre de l'écrivain, c'est cette pensée que poursuit Bénichou dans son triptyque romantique: pensée libérale, progressiste - et religieuse (cf. Prophètes, p. 569), c'est essentiellement une pensée en devenir. Elle prend son point de départ lorsque les événements dictaient aux poètes et penseurs de prendre position, désormais, par rapport au mouvement de l'histoire, mise en branle par la chute du régime bourbonnais séculaire (cf. p. 11). L'humanitarisme est donc également, comme chez Lamartine et Hugo, démocratique. Ce qui n'était, probablement, qu'un sentiment de solidarité chez Vigny (cf. p. 233 à propos de «La Flûte»), était dicté, chez un Lamartine, par la conviction que le poète remplit une fonction messianique ou providentielle (cf. pp. 40, 42). Aux convaincantes analyses de Bénichou, montrant comment les œuvres littéraires de Jocelyn et de La chute d'un ange découlent de la même conviction, on pourrait ajouter, en citant la dernière page de l'Histoire de la Révolution de 1848, que les vœux quasi-politiques de Lamartine pour la France vont dans le même sens, à un moment historique où lui ne pourra plus jouer le rôle souhaité: «Puisse la Providence suppléer aux erreurs et aux faiblesses des hommes! Les républiques semblent plus directement gouvernées par la Providence parce qu'on n'y voit point de main intermédiaire entre le peuple et sa destinée (...)». Cette main n'a-t-elle pas été, un bref moment, celle du poète?

Bénichou mesure bien la différence entre, d'une part, une telle «espérance», une telle «prophétie» et, d'autre part, le «rêve du passé», la «magnification du souvenir» (p. 79) qui avaient imprégné le romantisme avant 1830. Mais il voit aussi,dans la destinée des trois mages, une même logique menant à la déception; tous les trois vivent une crise décisive suivie par la solitude (Vigny), l'exil (Hugo) ou le retirement (Lamartine). Le cas de Hugo semble le plus compliqué, aussi Bénichoului consacre-t-il la moitié de son livre. Selon lui, dans cette destinée fatale du poète, l'art ne saurait s'enfermer dans l'art, ni non plus se subordonner à l'actionsociale (cf. p. 290). Ni art pur, ni art social, mais un art libre et libérateur impliquant«une haute mission de pensée» (p. 287): «Le grand rayon de l'art, c'est la fraternité» {L'Année terrible, cit. p. 342). D'où les proclamations innombrables que nous trouvons dans la poésie hugolienne, de liberté, d'unité, de lumière, de régénération. Mais aussi, cette religion, ces mythes, ce surnaturel, qui forment l'autre face de Hugo. Bénichou analyse, à partir d'un grand nombre de textes difficiles,cette autre face et donne, dans des notes en bas de page, de multiples référencesconstituant toute une petite bibliographie hugolienne (qu'il aurait été préférablede retrouver en fin de volume). Soulignons tout particulièrement la valeur

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évidente de la perspective des chapitres sur Hugo, qui est précisément dans le lien entre «le culte de la poésie et de l'art» et «la foi dans l'Humanité progressive» (p. 529). Il semble être juste de juxtaposer un chapitre sur son univers poétique à un autre sur les années 1848-1851. Serait-il vain, cependant, de se demander si Hugo n'était pas poète avant d'être poète engagé? Son sacerdoce poétique n'était-il pas un sacerdoce poétique? On sait que Hugo lui-même tâchait de tout mêler («Romantismeet démocratie, c'est la même chose»!), privilège de poète. Bénichou, lui, essaye finement de démêler les choses; après le coup d'Etat, en effet, «le romantismen'est plus seulement un accompagnement littéraire de la liberté politique,mais le verbe nécessaire, par lequel seul se formule le Progrès» (p. 354). Or, n'est-ce pas là, en même temps, confiner le Progrès dans la Poésie, et la Poésie ne risque-t-elle pas de devenir le prélude à l'exclusion du Poète de la Cité? C'est dans ce sens que conclut Bénichou: «la spéculation des poètes, entraînée un temps à l'audace et à la confiance, a tôt fait de reculer, et de faire sa loi de l'amertume et du désenchantement. Après nos trois poètes une génération à peine a suffi à cette mutation» (p. 537).

Ainsi, la perspective est sauve, dans cet ouvrage mené d'une main ferme. Il
faut admirer la ténacité avec laquelle Paul Bénichou a accompli un travail si vaste
et en même temps si précis sur un grand aspect philosophique du romantisme.

Université de Copenhague