Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

François Rastier: Sémantique interprétative. Formes sémiotiques. Presses Universi taires de France, Paris, 1987.277 p.

Henning Nølke

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Rien n'est plus difficile que de faire revivre un agonisant. Or c'est là exactement ce que fait François Rastier dans sa Sémantique interprétative, qui est un ouvrage remarquable à bien des égards. En effet, on croyait déjà demi-morte la sémantique componentielle, ou, comme l'appelle l'auteur, la microsémantique, mais Rastier entreprend de la revivifier en rappelant la légitimité d'une sémantique linguistique qui soit autonome vis-à-vis des sciences voisines comme la psychologie cognitive ou la sociolinguistique. Comme dans toute magie, la réussite s'appuie sur l'application d'un remède miraculeux: celui de Rastier, c'est la contextualisation, articulée dans l'isotopie, concept longuement développé et affiné par l'auteur dans ses travaux antérieurs. Après un examen détaillé des critiques, plus ou moins bien fondées, auxquelles l'analyse en sèmes, sémèmes, noèmes, etc. a été soumise, il montre que la plupart des problèmes soulevés s'évanouissent dès qu'on propose de ces unités des définitions qui font appel à l'emploi du langage. La microsémantique renaît ainsi comme un phénix, se prêtant aussi bien à l'analyse lexicale qu'à l'analyse textuelle.

L'ouvrage se divise en trois parties, dont chacune se compose de trois chapitres. La première porte sur les composants sémantiques et notamment sur les sèmes, la deuxième sur la notion d'isotopie, et la troisième, enfin, sur l'interprétation des textes dans le cadre théorique établi. En un sens, tout le livre avance ainsi à rebours.En effet, l'originalité de l'approche que défend si brillamment l'auteur résidejustement dans le fait qu'il part du texte pour cerner les sèmes, contrairement à la tradition qui définit les sèmes indépendamment de tout contexte. Dans une sémantique interprétative, les sèmes naissent dans le «parcours interprétatif». Cette démarche est précisée déjà dans l'introduction, où l'on apprend ceci: «Ce n'est pas la récurrence de sèmes déjà donnés qui constitue l'isotopie, mais à l'inversela présomption d'isotopie qui permet d'actualiser des sèmes, voire les sèmes» (p. 12). En conséquence de ce mode de présentation à l'envers, on ne cesse de se heurter à des notions qui ne seront définies que plus loin dans le texte.

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La même organisation se retrouve dans la disposition de chacun des chapitres. Comme l'auteur est très soucieux d'être juste et complet vis-à-vis de ses prédécesseurs,il commence toujours l'introduction d'un nouveau terme par une présentationcritique de son historicité. Chaque section se termine alors par une précision louable de l'acception qu'adopte l'auteur du terme. Le lecteur non initié a en fait tout intérêt à trouver et à lire cette définition avant de se plonger dans les discussionspour ou contre les autres définitions possibles du terme en question. Il peut aussi avec avantage se référer au riche glossaire placé à la suite du texte. Essayons donc de regarder d'un peu plus près certains des termes-clés! Il va sans dire qu'il ne pourra être question ici que d'un survol rapide, qui pourtant, je l'espère, mettrale lecteur en appétit: s'il reste sur sa faim, il n'aura qu'à aborder la lecture de l'œuvre même, qui comblera toutes ses attentes.

«La sémantique componentielle ou microsémantique traite des unités du contenu d'une dimension inférieure au contenu du morphème, notamment des composants du sémème» (p. 17). Le thème de l'ouvrage est tout de suite présenté. Parmi ces unités figurent notamment les sèmes, et l'auteur a consacré son premier chapitre (Principes et conditions de la sémantique componentielle) à une discussion du statut de ce concept. Il opte pour une définition fonctionnelle empruntée à Bernard Pottier: «Le sème est le trait distinctif d'un sémème, relativement à un petit ensemble de termes réellement disponibles et vraisemblablement utilisables chez le locuteur dans une circonstance donnée de communication.» (Dans le glossaire nous trouvons qu'un sémème est le «contenu d'un morphème».) On verra que l'élément décisif reste la fonction distinctive - il ne pourrait guère en être autrement - mais cette fonction distinctive est rendue relative à l'existence d'éléments contextuels. Rastier montre qu'en faisant appel au contexte linguistique et situationnel (lVentour pragmatique» dans la terminologie de Rastier), cette définition devient réfractaire aux critiques avancées, qui avaient presque réussi à faire enterrer la théorie des sèmes. Ainsi, on ne va plus comparer chaise à faldistoire (!), sauf, bien sûr, dans une situation, difficile à imaginer, où cette comparaison serait pertinente. La démonstration de la méthode est ici, comme tout au long du livre, appuyée par des analyses d'exemples bien choisis et teintés d'une touche d'humour tout à fait charmante, et bien des problèmes méthodologiques et épistémologiques sont débattus. Rastier précise notamment que l'analyse sémique «s'arrête «là où la langue s'arrête»», principe fondamental pour quiconque veut rester au niveau proprement linguistique. C'est à cette frontière - certes pas toujours facile à cerner, mais primordiale pour des raisons d'ordre méthodologique - que les sciences voisines (comme la psychologie cognitive, la sociolinguistique, l'analyse littéraire, etc.) peuvent prendre le relais.

L'existence des sèmes ainsi assurée, l'auteur procède, dans le deuxième chapitre{Typologie des composants sémantiques), à une subdivision des sèmes inhérents des sèmes afférents: «Les sèmes inhérents relèvent du système fonctionnel de la langue; et les sèmes afférents, d'autres types de codifications: normes socialisées, voire idiolectales» (p. 44). Ou, pour reprendre une autre expression chère à l'auteur:ces deux types de sèmes découlent de différentes systématicités (voir en particulierp. 83). On retrouve là intuitivement la distinction (trop) classique entre dénotation et connotation. Rastier revient maintes fois à ces notions dont il nie le bien-fondé, du moins dans leurs acceptions habituelles. En effet, si les connotationsrelèvent

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tionsrelèventsans doute le plus souvent des sèmes afférents, qui, selon leur définition,dépendent plus étroitement de la situation particulière d'interprétation, il est évident qu'elles s'appuient dans certains cas plutôt sur les sèmes inhérents. Comment analyser autrement la connotation inhérente à l'emploi d'un mot comme flic? On distinguera ensuite, selon un autre axe, les sèmes génériques des sèmes spécifiques. Les deux types peuvent être soit inhérents soit afférents. Alors que le sème spécifique oppose directement deux sémèmes par ailleurs voisins, le sème générique appartient à tout élément de l'ensemble de définition considéré (cf. la définition du sème cité plus haut). Il existe trois types de sèmes génériques correspondant à trois types d'ensembles de définition: le sème microgénérique note l'appartenance à un taxème (glossaire: «classe de sémèmes minimale en langue»),le sème mésogénérique note l'appartenance à un domaine (gloss.: «groupe de taxèmes, lié à l'entour socialisé, et tel que dans un domaine déterminé il n'existe pas de polysémie»), le sème macrogénérique note l'appartenance à une dimension(gloss.: «classe de sémèmes de généralité supérieure, indépendantes des domaines. Les dimensions sont groupées en petites catégories fermées (ex: //animé//vs

Nous pourrons maintenant préciser la structure du sémème (qui est le contenu d'un morphème, rappelons-le). Celui-ci renferme un classème, qui est constitué par l'ensemble de ses sèmes génériques (inhérents aussi bien qu'afférents, soulignons-le), et un sémantème formé par ses sèmes spécifiques (inhérents et afférents). L'exemple que présente Rastier pour illustrer ces quatre types de sèmes donnera en même temps une excellente illustration de la méthode de détection appliquée (cet exemple est d'ailleurs repris plusieurs fois dans le texte). Citons donc cette analyse in extenso:

«Le Canard Enchaîné du 30. 11.1983 titrait: Le caviar et les arêtes. Un sème microgénérique est commun aux deux sémèmes 'caviar' et 'arêtes': /parties de poisson/. Ces deux sémèmes sont par ailleurs opposés par au moins un sème spécifique, /comestible/ pour 'caviar' et /non comestible/ pour 'arêtes'. Ces trois traits sont inhérents (codifiés en langue).

Des inférences contextuelles et la connaissance de normes sociales permettent par ailleurs de construire des sèmes afférents. Les inférences contextuelles ont pour source le contenu de l'article et les arêtes de harengsaur dont les dessinateurs du Canard emplissent chaque semaine l'assiette du lampiste; les inférences situationnelles portent sur le type du journal, satirique et spécialisé dans la critique socio-politique; la connaissance de normes sociales porte sur le prix du caviar, qui le réserve en général à de prétendues élites, et lui confère sa valeur «symbolique». En fonction de tout cela, le sème générique afférent commun à 'caviar' et à 'arêtes' peut être dénommé /condition économique/; le sème spécifique afférent à 'caviar', /luxe/, et à 'arêtes', /misère/.» (p. 53)

Le troisième chapitre, auquel l'auteur a donné ce beau titre Le sémème dans tous ses états, traite de la structure sémique et des relations intersémiques: d'abord«enlangue» puis «en contexte». C'est l'occasion de «penser ensemble syntaxeetlexique». En effet, toute théorie qui veut voir ces deux paliers de la descriptionlinguistiquecomplètement

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criptionlinguistiquecomplètementisolés l'un de l'autre semble vouée à l'échec, et on doit priser une analyse qui permet de rendre compte de leurs relations de manièresystématique.Que cette même analyse sémique puisse aussi fonder une analyse textuelle, voilà ce qui la rend d'autant plus intéressante. Dans la section «En langue», l'auteur montre notamment que la possibilité de représenter les sèmes afférents socialement normes est cruciale pour une sémantique structurale, et qu'il s'ensuit qu'un bon nombre de relations sémiques ne sont pas réductibles aux relations de la logique binaire classique, qu'il rend d'ailleurs responsable de bien des misères de la sémantique componentielle. Eétude des relations entre sémèmespermetpar ailleurs à l'auteur de proposer des définitions précises de certainstermesimportants dont le contenu, jusqu'à présent, est resté assez vague chez les nombreux auteurs qui s'en sont servis. Un seul et même morphème peut être l'objet d'emplois différents, il peut avoir des acceptions différentes, et il peut avoir des sens différents. «Les emplois diffèrent par au moins un sème afférent en contexte. Sème spécifique: ex. «convoi»: suite de véhicules/suite de voitures de chemin de fer. Sème générique: ex. «cuirasse»: partie de l'armure/attitude morale.Lesacceptions diffèrent par au moins un sème afférent socialement normé. Ex. «minute»: soixantième partie d'une heure/court espace de temps. Les sens diffèrentparau moins un sème inhérent; ex. «blaireau»: mammifère carnivore/pinceau»(p.69). Est enchaînée à ces définitions une définition de l'homonymie: «Les homonymes diffèrent au moins par tous leurs sèmes spécifiques inhérents» (ibid.). Inutile de souligner l'importance que pourront avoir ces définitions pour le travail lexicographique! Dans la section «En contexte», la problématique sera pour ainsi dire renversée, et le sémème sera maintenant considéré comme une classe d'occurrences à construire. Cette section comporte une discussion de la notionmêmede contexte linguistique, ce qui est, en fait, encore une preuve du souci constant qu'a l'auteur d'être complet, car on doit lui donner raison lorsqu'il remarque:«Sil'on a fréquemment recours à la notion de contexte linguistique, on omet presque aussi souvent de la définir» (p. 72). Malheureusement, la façon dont Rastier tente de combler cette lacune reste rudimentaire, mais il introduit toutefois une distinction qui me paraît utile et dont l'usage pourrait sans doute être étendu à d'autres domaines que la microsémantique: «le contexte passif d'un sémème est l'ensemble des sémèmes sur lesquels il a une incidence, et son contexte actif est l'ensemble des sémèmes qui ont une incidence sur lui» (p. 73). Ces définitions lui permettent d'étudier d'abord le caractère contextuel des composantssémantiquespuis les diverses classes contextuelles. Ces sections fourmillentd'analysesd'exemples qui incitent à la réflexion. Eauteur présente aussi une première discussion des «opérations interprétatives élémentaires», où il introduit l'idée de la virtualisation des sèmes. Dans la phrase suivante: «Guillaume était la femme dans le ménage, l'être faible qui obéit, qui subit les influences de chair et d'esprit» (Zola: Madelaine Férat, p. 287), le sème afférent /faiblesse/ est dit actualisé(dansce contexte), parce que «la compétence interprétative reconnaît sa pertinence»(p.81), tandis que le sème inhérent /sexe féminin/ est dit virtualisé. Il est évident qu'il n'est pas actualisé (personne ne comprend que Guillaume soit ici le nom d'une femme), or il demeure, dit Rastier, dans la mémoire associative. Cette différence me semble subtile et pour le moins difficile à manipuler. Qui plus est, je vois mal sa pertinence: ne pourrait-on se contenter de parler, si le besoin s'en

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faisait sentir, de l'actualisation et de la non-actualisation des sèmes? Peut-être l'introduction du sémème //virtuel// est-elle un hommage rendu à la tradition, mais ici elle semble alourdir inutilement l'appareil notionnel, qui est par ailleurs remarquablement cohérent.

La deuxième partie, qui porte sur l'isotopie, s'ouvre sur un chapitre intitulé Le concept d'isotopie. C'est là le concept-clé de la microsémantique. C'est le conceptcharnière qui permet de définir les composants sémantiques les plus petits à partir d'analyses proprement textuelles. Eisotopie concerne la cohésion sémantique du texte. Si - comme le fait remarquer Rastier - le mot et le concept d'isotopie apparaissent pour la première fois sous la plume de A.-J. Greimas {Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966), on sait que l'auteur a lui-même contribué à les créer. Le terme a été forgé parce qu'il «évoque d'une part la notion d'identité et de similarité, d'autre part la notion d'appartenance à un champ, domaine ou lieu» (p. 87). Or, si donner une caractéristique intuitive d'un concept est une chose, en fournir une définition rigoureuse est tout autre chose. C'est cependant l'objectif de ce quatrième chapitre. Fidèle à sa méthode, Rastier étudie d'abord les diverses définitions qui ont été suggérées pour ce terme, pour montrer que la plupart de celles-ci ont été prématurées. Ce n'est en effet que dans une sémantique componentielle interprétative qu'on peut proposer une définition satisfaisante. Eétude minutieuse des différentes propriétés attachées à l'isotopie amène l'auteur à admettre que les unités constitutives de celle-ci sont des sèmes, et qu'elle relève exclusivement de la dimension syntagmatique du langage. Wsotopie peut en effet être caractérisée comme l'effet de l'itération syntagmatique d'un même sème. (Remarquons ici, et en passant, une petite bizarrerie à propos de la terminologie: à la page 93, Rastier opte pour l'utilisation de l'expression Yitération au lieu de l'expression peut-être plus répandue la récurrence, parce que celle-ci peut être «parfaitement aléatoire, fortuite, non pertinente», alors que celle-là «indique que l'isotopie est le résultat d'un processus (...) d'encodage et de décodage». Il n'empêche que, partout ailleurs, il se sert uniquement du terme récurrence, même dans le glossaire, cf. p. 274. A propos d'inconséquences terminologiques, il est aussi un peu gênant que l'auteur parle souvent de 'trait' là où il s'agit bien, sauf erreur de ma part, tout simplement de sèmes.) Cette conception de l'isotopie entraîne des conséquences importantes; je voudrais en mentionner une, à laquelle je reviendrai d'ailleurs plus loin. Etant syntagmatique, mais non syntaxique, l'isotopie est une suite non ordonnée qui n'est aucunement liée systématiquement à l'unité syntaxique qu'est la phrase. En un sens, l'isotopie fonctionne à un niveau qui se situe au delà de la phrase, à l'endroit où elle est un facteur important de la cohésion textuelle.

Au cinquième chapitre (Typologie des isotopies), l'auteur esquisse une typologiequi, ne prétendant pas à être un inventaire, «entend principalement rendre plus opératoire le concept d'isotopie» (p. 109). Cette typologie s'appuie directementsur celle des composants sémantiques établie au deuxième chapitre. Ainsi, il y a des isotopies microgénériques (ex: Et l'entrecôte, bleue, saignante, à point, bien cuite?, itération du sème /degré de cuisson/), il y a des isotopies mésogénériques (ex: L'amiral Nelson ordonna de carguer les voiles, le sème /navigation/), et il y a des isotopies macrogénériques (ex: Le hérisson insectivore n 'est pas de la même familleque leporc-épic, où c'est le sème /animé/ qui assure l'isotopie). Puis il y a des

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isotopies spécifiques. L'exemple Achille est un lion, où le sème spécifique /courage/ constitue une isotopie entre Achille et lion, montre que ce type d'isotopie est indépendantdes isotopies macro- et mésogénériques. Ainsi qu'il ressort de ces exemples, les valeurs connotatives peuvent jouer un rôle important dans la créationdes diverses isotopies. Aussi Rastier consacre-t-il une bonne partie de ce chapitreà une discussion du statut de la connotation dans la théorie sémantique. Il constate que tout le monde a une bonne intuition quant à la différence entre dénotationet connotation; or, «si l'on en vient à la pratique descriptive proprement dite, il apparaît que personne n'a jamais proposé de critère, encore moins de test, pour distinguer un contenu dénoté d'un contenu connoté, ni généralement, ni dans un texte déterminé» (p. 125). Ma compétence ne va pas jusqu'à me permettrede juger du bien-fondé de atte affirmation, mais s'il en est ainsi, on doit conclure avec Rastier que l'idée de discriminer isotopies dénotatives et isotopies connotatives est mort-née. Il me paraît effectivement qu'il y a tout un travail à faire pour préciser ce qu'on entend plus exactement par connotation en sémantiquedescriptive, et que notamment la notion de sème afférent, qui de toute évidencelui est apparentée, peut s'avérer être un bon outil pour ce travail.

Si l'isotopie peut, d'une part, outrepasser les limites de la phrase, on pourrait se demander d'autre part quelle est sa dimension minimale. En bonne méthode, c'est la question que se pose Rastier au chapitre six {Isotopies minimales). Par définition,l'isotopie contracte toujours au moins deux morphèmes. A quelques rares exceptions près, elle concerne, en effet, toujours au moins deux lexèmes, le cas échéant appartenant au même syntagme. Les isotopies minimales les plus étudiées - quoique souvent sous d'autres noms - sont sans doute celles qui s'établissententre le substantif et l'épithète (le groupe N+A ou A+N), et c'est exactementsur ces relations que l'auteur concentre son intérêt. Ces analyses sont d'autantplus intéressantes que cette construction a été l'objet de nombreuses études syntaxiques et sémantiques très détaillées. Mentionnons à titre d'exemples les travauxde Inge Bartning {Remarques sur la syntaxe et la sémantique des pseudo-adjectifsdénominaux en français, Stockholm, 1976) et de Mats Forsgren {La place de l'adjectif épithète, Uppsala, 1978). Quoique portant sur L'adjectif attribut, l'œuvre récente de Martin Riegei (PUF, 1985) apporte aussi des observations d'une extrême pertinence pour l'étude des isotopies. Il serait intéressant de comparerles résultats que présente Rastier sous la forme d'un résumé à la page 139 avec ceux de ces autres savants, auxquels il ne fait malheureusement pas référencedans son texte. J'ai l'impression que les analyses sont tout à fait compatibles,bien que celles de Rastier soient nettement moins poussées que les études mentionnées ci-dessus, ce qui est naturel, vu que son but est autre: il vise à cerner la dimension minimale des isotopies. Or si j'ai raison, ce résultat constitue en fait un argument solide en faveur de la microsémanttique, qui permettra de réinterpréter,dans un cadre plus large, ceux obtenus par les spécialistes des adjectifs. Cependant, à mon avis, l'intérêt principal que présente cette analyse se trouve ailleurs.Il réside dans la démonstration de la non-congruence de la sémantique et de la syntaxe dans ce domaine. Si l'on peut affirmer d'un point de vue syntaxique que c'est l'adjectif qui modifie le substantif (et qui lui est subordonné), aucune relationde dépendance semblable n'existe au niveau sémantique. Il faudra conclure avec Rastier «que le contenu du nom modifie celui de l'adjectif tout autant qu'il

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est modifié par lui» (p. 140). Cette séparation des considérations sémantique et
syntaxique pourrait sans doute résoudre bien des problèmes qui ont intrigué les
spécialistes des diverses relations de dépendance existant au cœur du langage.

Dans la troisième partie de son ouvrage, Rastier aborde la question de l'interprétation. C'est là évidemment une notion-clé pour une sémantique interprétative. Cette partie comporte un grand nombre d'analyses de textes, surtout littéraires, dans lesquelles une vive perspicacité, allègre et pleine d'humour, s'allie à une netteté et à une intégrité exemplaires. Je laisse au lecteur le plaisir d'étudier ces analyses, qui sont d'une finesse remarquable, pour me concentrer sur quelques développements théoriques auxquels elles donnent lieu. En guise d'introduction aux examens proprement dits du phénomène de l'interprétation, l'auteur commence au chapitre sept, La cohésion des énoncés étranges, par s'interroger sur les limites de l'objet à décrire. La question qu'il se pose est la suivante: «Existe-t-il des énoncés vides de sens?». On sait que, pour une approche d'orientation logique, les tautologies et les contradictions en sont des exemples. Or Rastier conclut de ses analyses (auxquelles son appareil théorique se montre particulièrement bien adapté) que «pas plus que les tautologies, les contradictions au sens logique du terme n'ont d'équivalent exact dans les productions linguistiques; aussi, dans le cadre d'une sémantique interprétative, conviendrait-il de ne pas intégrer ces notions à la théorie» (p. 154). Voilà une des nombreuses remarques portant sur les insuffisances de la logique pour les analyses proprement linguistiques! (Eauteur est en effet très conscient de l'enjeu méthodologique. En témoigne, de manière frappante, la remarque qu'il fait dans une note à la page 107: «Les sciences sociales progressent, nous semble-t-il, non en singeant les sciences «dures», mais en s'interrogeant sur le type de connaissances qu'elles peuvent produire, et le type de vérité auquel elles prétendent».) Suite aux analyses des cas limites, Rastier considère les conditions auxquelles toute interprétation linguistique est soumise, et il en tire des leçons importantes pour toute étude du sens linguistique. A savoir, avant tout, que la présence d'au moins une isotopie générique minimale est une condition nécessaire pour qu'un énoncé puisse apparaître comme étant doté de sens. Ainsi, l'exemple célèbre forgé par Chomsky: Colourless green ideas sleepfuriousfy, est absurde exactement par l'absence d'isotopie générique. Par conséquent, il ne crée pas & «impression référentielle». Si le sens dépend donc étroitement de l'isotopie, celle-ci, rappelons-le, repose sur le parcours interprétatif effectué. La conclusion inéluctable de ce raisonnement est que le «sens même, et la recevabilité d'un énoncé, ne peuvent être définis hors de son contexte linguistique et/ou de son entour pragmatique. Aussi, le texte n'est pas «après», mais «avant» l'énoncé: notamment par les phénomènes d'isotopie, la cohésion du texte détermine celle de Pénoncé« (p. 165). Nous retrouvons là l'idée fondamentale qui sous-tend toute l'œuvre de Rastier: il n'y a pas de langue sans contexte.

Ces thèses seront développées dans les deux derniers chapitres. Le chapitre huit, La pluralité des sens, aborde le problème des »pofy-isotopies«, et commence par des études érudites sur les théories du double sens et celles de la métaphore. Voilà des problèmes qui ont occupé les penseurs depuis l'Antiquité, et Rastier se donne la peine de remonter jusqu'à la pratique exégétique pour en retracer les racines.Il montre comment, jusqu'à nos jours, mais pour des raisons divergentes et sous des étiquettes différentes, chaque fois qu'on a été en présence d'un texte plurivoque,on

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rivoque,ona tenu à y voir un sens primaire, soit le sens figuré (le sens spirituel(!) chez les exégètes), soit, au contraire, le sens littéral (chez certains modernes). On ne peut qu'applaudir au fait que Rastier aille à contre-courant de cette tendance. En effet, cette position n'est plus tenable à partir du moment où l'on admet que tout sens dépend du contexte. Or, attention! Cela ne veut pas dire que tout sens soit purement contextuel. Si la création des isotopies se fait dans le parcours interprétatif,celui-ci est, pour sa part, contraint linguistiquement. Il est bien connu qu'il existe un certain nombre d'unités linguistiques dont une fonction essentielle (certains diraient la fonction) est justement de diriger l'interprétation: elles fonctionnentcomme des »interprétants«. Ces unités ont été l'objet de nombreuses études ces cernieres années (voir en particulier les Cahiers de Linguistique Françaisede Genève). Il s'agit notamment de ce qu'il est convenu d'appeler les «connecteurs pragmatiques*. Rastier précise avec raison que ceux-ci n'établissent pas les connexions: ils les signalent seulement, fonctionnant ainsi comme instructionsdans le parcours interprétatif. Il mentionne un certain nombre de types qui agissent plus particulièrement sur les isotopies. Un cas intéressant est celui des soi-disant »hedges« (ou »enclosures« en français). Comme en est un exemple. Ainsi, nous avons vu que l'énoncé Achille est un lion renferme une isotopie spécifique/courage/. L'adjonction de comme: Achille est comme un lion, signalerait qu'il comprend également une »allotopie« (gloss.: »relation de disjonction exclusiveentre deux sémèmes (ou deux groupes de sémèmes) comprenant des sèmes incompatibles*): en effet, Achille n'est pas un (véritable) lion, il est seulement comme un lion.

La notion d'instruction interprétative est creusée au dernier chapitre, Objets et moyens de l'interprétation, qui porte plus spécifiquement sur l'interprétation linguistique.Rastier distingue les instructions intrinsèques des instructions extrinsèques.Il énumère plusieurs sous-types d'instructions intrinsèques, parmi lesquelles on retrouve les enclosures. Puis il discute de la nature des instructions extrinsèquesqui »déclenchent l'application de règles propres aux doctrines interprétatives,et définies indépendamment du texte-objet« (p. 247). En dépit de l'absence de ce terme dans le texte de Rastier, tout porte à penser, me semble-t-il, qu'il s'agitici de ce qu'il est commun d'appeler les lois de discours (ou les maximes conversationnelles). On appréciera donc à sa juste valeur la portée de la conclusionque tire l'auteur de ses études sur ces instructions: elles sont toutes des artefacts.Malheureusement, pour une fois, l'argumentation qui amène l'auteur à cette conclusion, pour le moins surprenante, semble assez superficielle et fait presque complètement abstraction de la littérature, pourtant importante, qui traite de ce problème. Cette lacune est sans aucun doute une conséquence immédiatedu fait que l'auteur s'est »attaché particulièrement à la description de textes littéraires* (p. 10) (ce qu'il a fait «parce que leur complexité met à l'épreuve la théorie interprétative proposée* (ibid.)). Or, en dépit des divergences évidentes en ce qui concerne la genèse du sens dans les textes littéraires et dans les textes non littéraires, rien ne semble nous permettre de penser que les processus interprétatifsde ces deux types soient soumis à des règles fondamentalement différentes.Si j'ai raison, les théories sémantico-pragmatiques développées notammentpar H. P. Grice et ses successeurs devraient pouvoir s'appliquer également à l'interprétation (primaire) de textes littéraires. Ainsi Sperber & Wilson Relevanee,1986,

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vanee,1986,Londres, Blackwell) présentent passablement d'arguments convaincantsen faveur de l'existence d'»instructions extrinsèques* (dans la terminologie de Rastier). Il est vrai qu'on a débattu vivement de la nature, de la fonction et du statut de ces règles, mais personne n'a nié leur existence. La conclusion de Rastier me semble donc bien hâtive. Toutefois, on peut se ranger de son côté lorsqu'il formulele principe suivant: »Une lecture descriptive doit tendre à éliminer les instructionsextrinsèques. Elle doit tenir compte des instructions intrinsèques, mais ne les utiliser qu'en fonction du contexte* (p. 251). En effet, il faut minimiser - au moins dans une première lecture descriptive - l'élément subjectif inhérent à tout recours aux instructions extrinsèques: on doit rester fidèle au texte. Seulement, l'observation de ce conseil »déontique« n'implique nullement, tant s'en faut, qu'on refuse à une telle lecture tout droit de se référer aux lois de discours.

Si l'on peut ne pas partager toutes les opinions sur l'interprétation que renferme cet ouvrage, il faut néanmoins admettre qu'il ajoute considérablement à notre connaissance des mécanismes mis en jeu lors du processus interprétatif. Ainsi, Rastier introduit une distinction précise entre lecture et interprétation qui me paraît de haute importance: »Nous entendons par lecture l'énoncé d'une interprétation intrinsèque et/ou extrinsèque NB! d'un texte donné. On peut prévoir deux cas-limites: la lecture descriptive, qui procède uniquement d'une interprétation intrinsèque, et la lecture productive qui procède au moins en partie de l'autre type d'interprétation* (p. 231). Une lecture est donc elle-même un texte. Ainsi, et pour cette raison, elle peut être prise pour texte-objet d'une autre lecture passant par une (ré-)interprétation - exactement comme toute interprétation peut faire l'objet d'une (ré-)interprétation (forcément extrinsèque, toutefois). Nous retrouvons là systématisées certaines intuitions relatives à l'existence pour certains (ou tous) textes d'une infinité de lectures possibles dont certaines sont cependant senties comme plus immédiates que d'autres.

Au terme de ce résumé, il convient de discuter de quelques conséquences théoriquesdes positions prises dans Sémantique interprétative. Il n'est pas possible dans un compte rendu de donner une idée, fût-elle approximative, de l'impact de cette œuvre si riche en idées, mais je tiens toutefois à mentionner quelques problèmesque semble rencontrer la microsémantique telle qu'elle a été développée par Rastier. On a vu que l'isotopie est une suite non ordonnée. Cette propriété empêche la théorie de faire référence aux phénomènes relatifs à l'ordre linéaire du langage. Cet ordre est cependant souvent décisif pour la création du sens. Ainsi,la microsémantique peut bien repérer et décrire les relations différentes de modificationqui s'établissent entre le substantif et son épithète, mais puisque ces différencesdépendent dans une large mesure de l'ordre des constituants impliqués, (cf. Forsgren, 1978, op. cit.), elle n'est pas en mesure de les expliquer. On touche là au problème principal du processus interprétatif élaboré par Rastier: s'appuyantuniquement sur les syntagmes, il ne peut pas rendre compte des effets de sens dus aux diverses relations d'ordre syntaxique établies entre eux. Rastier sembletout à fait fier de pouvoir constater que le concept d'isotopie est indépendant de la notion de phrase, et que, par conséquent, la microsémantique n'a pas besoin de cette notion. Or les difficultés qu'on vient de signaler semblent découler directementde ce manque total d'une sémantique ancrée syntaxiquement (et formellement),et plus précisément d'une sémantique de la phrase. Considérons, à titre

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d'illustration, l'analyse que propose l'auteur des prétendues tautologies. Pour la description sémantique des énoncés du type Une femme est une femme, il propose d'abord une formule logique, qui n'entretient aucun rapport opératoire avec la forme de ces énoncés. Bien qu'il semble reproduire là une des »fautes« qu'il reprocheaux logiciens de l'école vériconditionnelle, le problème essentiel est ailleurs.Il surgit dans les remarques qu'il ajoute ensuite à certaines analyses antérieuresde ce genre d'énoncés. Pour expliquer qu'ils ne font sentir aucune redondancemalgré la répétition exacte du même groupe de morphèmes, on a tenté de montrer qu'il s'agit de deux occurrences différentes. Ainsi, R. Martin voit dans la seconde occurrence du mot femme un usage sélectif, et pour M. Frédéric, il est question d'évoquer respectivement la dénotation et la connotation du mot. Or, dit Rastier, »Les deux occurrences sont certes différentes, mais (...) il apparaît que les deux (...), et non seulement la seconde, font l'objet d'une lecture sélectionnelle«(p. 145). Quant à la dénotation, on a déjà vu que cette notion pose des problèmessérieux, et qu'elle reste de toute manière trop vague pour expliquer quoi que ce soit. Si l'argumentation de Rastier semble convaincante, que montre-t-elle au fond? Tout simplement, semble-t-il, que l'analyse sémique n'est pas à même d'expliquer la différence observée. Or il y a de bonnes raisons de croire que cette différence est liée aux statuts syntaxiques différents des deux occurrences. En effet,il est bien connu qu'à rencontre du sujet, l'attribut n'a jamais de référence. Ce fait a maintes retombées syntaxiques (p. ex. l'emploi des articles) et sémantiques, et tout porte à croire que l'analyse sémique de ce type d'énoncés gagnerait à prendreson point de départ dans de telles considérations syntactico-sémantiques.

Que Rastier refuse à la sémantique vériconditionnelle toute pertinence proprement linguistique me semble être un autre corollaire de l'absence dans sa théorie d'une sémantique phrastique. Si l'on peut donner raison à l'auteur lorsqu'il dénonce chez les linguistes un abus de la logique, de là à la rejeter complètement pour toute analyse linguistique, il y a un saut considérable. Ce rejet l'amène à quelques conclusions qui me semblent erronées. Je pense ici notamment à son refus d'admettre des présuppositions sémantiques. Il est ordinaire d'analyser les verbes aspectuels tels que cesser comme introducteurs de présuppositions sémantiques. Rastier dit à ce propos: »Ces «présuppositions» n'indiquent rien d'autre que l'existence de taxèmes ordonnés de telle manière que la manifestation d'un de leurs termes permette d'en convoquer un autre, en fonction d'un vraisemblable socialisé* (p. 227). Cette remarque (elle ne mérite guère la qualification d'»analyse«) que fait Rastier semble en flagrante contradiction avec sa propre »déclaration programmatique*: »l'étude de l'interprétation doit être subordonnée à la représentation linguistique du texte« (p. 222). Par contre, <. analyse vériconditionnelle ne rencontrerait pas ce genre de problèmes.

Le fait que l'on puisse avoir une tout autre opinion sur certaines interprétationset certains choix théoriques de cet ouvrage n'en diminue aucunement la valeur.Au contraire! Son style limpide et concis, la verve avec laquelle sont défendusles partis-pris théoriques, l'érudition et les amples connaissances de son auteurqui est à l'aise avec les classiques latins, avec les Pères de l'Eglise comme avec l'intelligence artificielle, combinés à son abondance d'illustrations et de fines analyses,dans le détail comme dans l'ensemble, tout cela nous permet d'entrer dans une discussion sérieuse et féconde de tous les redoutables écueils sémantiques

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qu'il aborde. Sémantique interprétative a aussi toutes les qualités d'un ouvrage de référence. En effet, pour qui veut se renseigner sur l'analyse sémique ou isotopique,sur ses enjeux théoriques, sur son histoire ou simplement sur sa méthode, mieux vaut consulter Rastier que maint dictionnaire de linguistique. Source intarissabled'observations pénétrantes, cet ouvrage est indispensable à quiconque s'attache à découvrir et à expliquer ce miracle qu'est le surgissement d'un sens dans la parole de l'homme. Qu'on s'appelle linguiste, sociologue ou psychologue, qu'on s'intéresse à la littérature, à la sémiotique ou à l'intelligence artificielle ou qu'on s'occupe de recherches, d'enseignement ou de traduction, on tirera profit de sa lecture.

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague