Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

Nelly Andrieux-Reix: Ancien français. Fiches de vocabulaire. Etudes littéraires 17. Presses Universitaires de France. Paris, 1987. 248 p.

Povl Skårup

Pour lire et comprendre un texte rédigé en ancien français, il faut savoir identifier les constructions syntaxiques, les mots et les formes de ceux-ci. Cela peut certes poser des problèmes, mais nous sommes assez bien pourvus de manuels pour nous aider. Mais il faut encore déterminer le sens exact de chaque mot, ce qui peut poser des problèmes tout aussi dangereux, surtout dans les cas des faux amis. Là encore, on peut consulter les dictionnaires; le danger consiste à négliger de le faire. C'est sur ce point que l'ouvrage de Nelly Andrieux-Reix vient rendre des services.

On y trouve des études ou des documents sur une cinquantaine de mots qui sont particulièrement importants et difficiles. Ce sont surtout des substantifs et des verbes, quelques adjectifs et un seul adverbe (mar). Pour un second recueil de «fiches», on pourrait souhaiter voir étudiés plus d'adverbes et quelques conjonctions. Pour chaque mot étudié, NA-R donne des exemples, un «paradigme morphologique» (c'est-à-dire des mots dérivés de la même racine), des «paradigmes sémantiques» (c'est-à-dire des synonymes ou quasi-synonymes) et l'histoire du mot et de ses sens. Si l'on n'y trouve guère de nouveautés, on y trouve des synthèses tout à fait remarquables. Citons parmi les meilleures celle du verbe faillir. C'est un livre qu'on peut recommander vivement à tous ceux qui lisent des textes français médiévaux, mais encore à tous ceux qui s'intéressent au vocabulaire du français.

Les remarques suivantes sont de caractère grammatical ou étymologique plutôt
que sémantique.

Sous baron, NA-R distingue entre substantif et adjectif; sous baron substantif, NA-R distingue entre trois sens: 'mari', 'grand personnage', 'seigneur haut justicier'. On pourrait ajouter que la déclinaison ber(s):baron ne vaut ni pour l'adjectif: ber(s):ber, ni pour le sens 'mari': barons.baron.

Sous desroi, NA-R parle d'«un radical gothique *reps» (p. 53). C'est une faute
pour *reps, et ce n'est pas un radical, mais un mot (reconstruit) composé du radical
rep et de la désinence -s.

Sous (h)onor, NA-R aurait pu signaler que ce mot est normalement du féminin
en ancien français.

Aux pp. 93 et 95, NA-R cite le mot maisnie. C'est la forme picarde ûtmaisniee.

Sous vassal, on pourrait ajouter vaslet (cité ailleurs dans le recueil) et vavassor.

Sous voie, on pourrait ajouter l'expression totes voies.

Sous franc, on pourrait ajouter les formes féminines franche ctfranque.

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Enfin deux remarques un peu plus longues.

Sous serjant, NA-R écrit que ce mot «est l'aboutissement phonétique du latin servientem, forme employée comme substantif du verbe servire» (p. 132). Cela n'est pas exact: l'aboutissement phonétique de servientem aurait été *servent (il est vrai que les avis diffèrent sur le caractère phonétique ou analogique du changement -ientem > -ente; dans l'article cité ci-dessous, Malkiel le considère comme analogique, en renvoyant à Meyer-Liibke, qui le considérait pourtant comme phonétique, voir son Einführung in das Studium der romanischen SprachwissenschafP", 1909, § 110). Il reste donc à expliquer -/- (=dg) et -ont (ce n'est qu'après la fusion phonétique de an et de en qu'apparaît la graphie inverse sergent). On peut expliquer -ont par le même changement de suffixe que dans les (autres) participes présents: on sait qu'en français prélittéraire, le -ont phonétique des verbes de la première conjugaison (amantem > amant) a supplanté le *-ent phonétique des autres {vendentem > *vendent, remplacé par vendant). L'explication courante du -;'- est que servientem a échappé au changement -ientem > -ente, soit que celuici ait été analogique et que cette analogie n'ait pas atteint le substantif servientem, soit que ce mot ait été «savant» de même que (mien) escient < sciente. Cette explication, dans ses deux variantes, est contredite par le fait que le mot a subi en français le changement de suffixe des participes présents: si servientem avait échappé au changement -ientem -ente, il aurait sans doute échappé également à la substitution de -ent à -ant. Le -j- a été expliqué encore par l'influence de *sierge < *servia, féminin de servus (Yakov Malkiel: The Two Sources of Old French serjant, French Studies, 38, 1984, p. 1-5), mais l'existence de cette forme féminine est hypothétique et douteuse. Je préfère expliquer le -/- par l'influence du subjonctif phonétique *sergiens < serviamus, subie avant la supplantation de celui-ci par une forme refaite sur l'indicatif: servons (plus tard servions). En effet, en ancien français, les verbes qui ont des radicaux différents au prés. ind. et au prés. subj. ont souvent deux participes présents, contenant les deux radicaux: avant/aiant, volant ¡voulant, poant¡puissant, savanîlsachant, oant/oiant, veant/ veiant. De même, servir a pu avoir les deux participes servant et serjant, correspondant aux radicaux phonétiques de I'ind. et du subj., respectivement, avec une différenciation sémantique. La conservation de serjant malgré la supplantation analogique des formes verbales correspondantes est pareille à celle d'amant comme substantif, qui a été conservé même après la généralisation de ai- dans les formes du verbe, y compris aimant comme participe présent. Cette hypothèse alternative semble trouver un appui dans l'anc. occ. sirven(t), non *sirjen(t): pour ce qui est des participes présents, l'anc. occ. se distingue de l'anc. fr. sur deux points: -ant n'a pas supplanté - ent, et il n'y a pas de participes présents formés sur le subjonctif, mais seulement sur l'indicatif: aven(t), volen(t), poden(t), saben(t), auzen(t), vezen(t).

Sous disner-desjeuner, NA-R écrit ceci (p. 56): «En ancien français, disner et desjuner sont originellement deux formes d'un même paradigme verbal présentantune alternance de deux bases disn- [note: Forme atone: ex. disnons.] et desjun - [note: Forme tonique: ex. desjunent.]: disner serait la forme originelle et phonétique,desjuner une forme analogique engendrée sur la base desjun-. Elles sont donc sémantiquement équivalentes à l'origine: conformément à l'étymologie, disneret desjuner dénomment la rupture du jeûne». Dans ce passage, on peut distinguertrois hypothèses, qui remontent d'ailleurs à G. Paris: 1. une hypothèse morphologiquesynchronique

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phologiquesynchroniquesur une alternance disnons:desjunent (pareille à l'alternanceparlons:parolent), 2. une hypothèse étymologique sur l'origine de desj(e)uner, 3. une hypothèse sémantique synchronique sur la synonymie des deux verbes. Si la première hypothèse est censée valoir pour une époque prélittéraire, elle peut être juste, mais elle ne vaut plus pour le français du XIIe siècle, date des premières attestations des deux verbes: dès les premiers exemples, disner (souventécrit digner, où -gn- ne représente pas [p] mais [yi]) et desj(e)uner apparaissentcomme deux verbes qui ont chacun une conjugaison complète: dign-ldisns'emploiemême s'emploiemêmeavec des désinences posttoniques (Godefroy IX 391a), et desj(e)un- même avec des désinences toniques. - Dès lors, la deuxième hypothèse, selon laquelle le verbe desj(e)uner aurait été fait sur les formes à désinence posttoniquedu verbe disner, n'a aucun avantage sur cette hypothèse concurrente: desj(e)uner a été formé du préfixe des- et du \erbtj(e)uner, les mêmes éléments qui avaient déjà formé le verbe qui était devenu disner. Disner, qui existe en anc. occ. aussi bien qu'en anc. fr., a été formé en gallo-roman; desj(e)uner, qui est exclusivementfrançais avant de passer dans d'autres langues, a été formé en françaisplus ou moins longtemps avant le milieu du XIIe siècle, date des premiers exemples. Rien n'oblige à penser que la langue n'aurait pas formé desj(e)uner si elle ne possédait pas déjà disner. - Dès lors, la troisième hypothèse perd de son évidence. Sans doute chacun des deux verbes a-t-il dû dénommer la rupture du jeûne au moment où il a été formé, mais disner aurait pu changer de sens avant la formation de desj(e)uner. Une hypothèse sur les sens des deux verbes au XIIe sièclene peut pas être basée sur leur étymologie, mais seulement sur leurs emplois dans les textes. La synonymie que ceux-ci semblent effectivement montrer étaitelletotale ou seulement partielle? - Ajoutons que ce qui vient d'être dit sur disner et desj(e)uner vaut également, mutatis mutandis, pour araisnier et araisoner, sur lesquels on soutient parfois trois hypothèses pareilles (voir p. ex. Nelly Andrieux et Emmanuèle Baumgartner: Systèmes morphologiques de l'ancien français, A. le verbe, 1983, p. 114).

Université d'Aarhus