Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

Jelle Koopmans & Paul Verhuyck: Sermon joyeux et truanderie (Villon - Nemo ¦ Ulespiègle). Rodopi, Amsterdam, 1987.255 p.

Svend Hendrup

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Voici une étude à la fois très savante et très amusante, et du plus haut intérêt non seulement pour le spécialiste du théâtre profane de la fin du moyen âge et du début de la Renaissance mais aussi pour tous ceux qui s'intéressent à cette période et à la littérature populaire en général. C'est une étude riche en observations curieuses où abondent les suggestions et hypothèses fascinantes, hypothèses que les auteurs, malgré leur zèle, avancent pourtant avec beaucoup de réserve. Le texte très dense de Koopmans & Verhuyck n'est pas d'une lecture facile, mais, heureusement, la tâche nous est rendue plus aisée grâce à des résumés récurrents et à de souples transitions entre les diverses sections de l'étude.

Eétude comprend un avant-propos suivi de trois chapitres sur un ou plusieurs «sermons joyeux», chapitres qui forment un triptyque comportant au centre le sermon sur Nemo et présentant chacun un aspect différent du sermon joyeux, enfin une conclusion, des notes et une bibliographie.

Dans le court Avant-propos (p. 5-7), les auteurs présentent les sermons joyeux étudiés et les trois aspects particuliers sur lesquels ont porté leurs recherches, et définissent ainsi leur procédé: «une investigation qui est à la base scrupuleusement textuelle débouche sur l'histoire culturelle d'un monde marginal» (p. 6).

Le premier chapitre (p. 9-85), «François Villon et le Sermon de saint Belin», propose un rapport étroit entre ce sermon et la Ballade de l'Appel de Villon, balladedont les deux dernières strophes avec Yenvoi constituent justement la fin du sermon dans l'unique témoignage conservé. Les auteurs présentent d'abord le genre du sermon joyeux, avec ses topoi et ses themata (en latin), esquissent les lecturesplurielles

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turespluriellesauxquelles invite le texte de certains sermons et discutent les problèmesque pose la réalisation scénique des textes. Ils donnent ensuite une premièreédition du saint Belin de 78 vers, avec bon nombre de commentaires, notammentsur l'énigme des vers latins 1-3 et 21. Une série de paragraphes cherchentà cerner de plus près les rapports entre sermon et ballade: les auteurs opèrentun rapprochement entre belin, terme de la truanderie, et mouton, nom (avec majuscule) dont s'est servi Villon, soulignent la parenté des mots employés dans le sermon et dans la ballade, font appel au témoignage de la paléotypie, et arrivent enfin à l'hypothèse, assez plausible, que «les deux textes constituent une entité thématique et dramatique» (p. 68), que le saint Belin provient «de l'entourage directde François Villon, du «milieu» des marginaux» (p. 69), et que le texte peut être daté désormais de «peu après le 5 janvier 1463» (p. 81; date où la Cour de Parlement a jugé recevable le pourvoi de Villon, condamné à mort). Le chapitre se termine par une édition critique du saint Belin, avec didascalies basées sur une représentation scénique que les auteurs en ont donné en 1983; on notera quelquespetites différences (fautes de frappe?) par rapport à la première édition: v. 31 bouchers - bouchiers, v. 34 faire - faire, v. 87 au champs - aux champs.

Une introduction au deuxième chapitre (p. 87-142), «Nemo», présente la bibliographierelative aux impressions du Sermon joyeux des faits de Nemo: les neuf témoinsattestés (notons que le témoin v manque dans la liste établie p. 91), dont trois n'ont pas été retrouvés, se répartissent en deux groupes, une version remontantà YHistoria Neminis de Radulphus (fin du XIIIe siècle) et une version (perdue)basée sur le Nemo II (1515-1518) de l'humaniste Ulrich von Hutten. - Le sermon sur Nemo est étudié dans trois sections: La première, «La tradition néminique»,qui va de l'Odyssée au western My nome is Nobody, retrace l'histoire de Nemo, personnage négatif: YHistoria de Radulphus, un anti-Nemo d'un certain Etienne de Saint-Georges, qui succède à Radulphus et qui suggère l'existence, aux environs de 1300, d'une Secta Neminiana (cf. les pseudo-ordres du théâtre profane de la fin du moyen âge), le poème allemand Niemand (1507) de Georg Schan, qui met en scène un Nemo (mauvais) ménager, les deux Nemo de von Hutten, qui développe la satire de l'église romaine et la critique sociale et politique. - La deuxième section, «Nemo et le Zéro du tarot», rapproche iconographiquementet idéologiquement Nemo et la carte Zéro (ou Mat ou Fou - carte qui ne compte pas mais qui est toute-puissante) des carte da trionfi ou ludus triumphorom,jeu introduit en France vers 1500 (le mot tarot n'apparaît qu'en 1516). Les cartes du tarot, avec Zéro-Nemo, sont replacées dans leur milieu naturel: le triomphe, les défilés triomphaux si chers à la Renaissance italienne et les charivaris populaires français, comme les Triomphes de l'Abbaye des Cornards (société théâtralede Rouen) ou le défilé des fous dans le Sermon joyeux de tous les Foulx (1477-1522). Ainsi Nemo, non pas seulement un personnage de Triomphe mais le Triomphe total, est réinstallé au cœur même du théâtre profane et de la culture populaire (p. 118). - La troisième section, «Structures néminiques», étudie de plus près le sermon joyeux des Faits de Nemo, en comparant le texte du sermon avec celui de Radulphus: 13 passages néminiques du texte latin sont absents dans le sermon, qui, de son côté, apporte 11 nouvelles occurrences; les passages communsaux deux textes mettent en valeur un Nemo valet à tout faire, un Nemo subversif, ami des pauvres. Nemo, ou Rien, est ensuite mis en rapport avec ses

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parents dans le théâtre profane, où il apparaît à côté de Monde, Tout, et surtout, Chascun, anti-Nemo par excellence, dans les farces, moralités et sotties; à propos du dernier des textes cités, la Moralité de Chascun, Plusieurs, Le Temps-qui-court, Le Monde, p. 139, les auteurs auraient pu insister davantage sur le fait que cette moralité a, en réalité, tout d'une sottie et appartient ainsi à la famille de Nemo- Fou (voir pourtant l'édition de T. Groot, citée dans la bibliographie, p. 241).

Dans le troisième chapitre (p. 143-83), «Ulespiègle et le Sermon joyeux», les auteurs cherchent à intégrer Till Eulenspiegel au monde des sermons joyeux (Ulespiègle et sermon «bien étonnés de se retrouver ensemble après cinq siècles de dissociation...» p. 181-82): D'abord par la ressemblance frappante entre Ulespiègle et Nemo, le gueux: ils ont tous les deux un aspect de «working class hero» (p. 145). Puis par le témoignage de l'archéologie du livre: grâce à une de ces petites 'trouvailles' si chères aux auteurs, ils ont pu identifier les bois qui servent à illustrer quelques sermons joyeux (les sermons de L'Entrée de table, Les Maux de mariage, Saint Velu) à des bois qui illustrent les impressions d'Ulespiègle (on ne peut être que d'accord avec les auteurs qui soulignent «l'importance... de l'emploi de données iconographiques pour le décryptage de données textuelles», p. 182 - voir aussi notre «Notice sur les vers 253-54 du Testament de Villon», Revue Romane 23,1 1988, p. 97-106); mais il y a plus: le lien livresque entre Ulespiègle, dans sa qualité de «Wanderprediger», et le sermon joyeux se trouve confirmé par le fait qu'une impression rouennaise u'Ulespiègle (avant 1596) contient aussi le Sermon joyeux d'un Fiancé (p. 173). Par ce sermon, enfin, par le sermon de L'Entrée de Table et d'autres, Ulespiègle, toujours en quête d'un repas gratuit, et sermon joyeux se trouvent associés à la tradition des Repues franches • et Ulespiègle se trouve en compagnie du Villon légendaire, et d'autres héros littéraires comme Molinet et Marot (p. 162-65 et 165-75). - Signalons ici la parution de l'édition du Tiel Ulespiègle français annoncée par les auteurs p. 149: Ulenspiegel - de sa vie de ses œuvres. Edition critique du plus ancien Ulespiègle français du XVIe siècle. Uitgeverij C. De Vries-Brouwers 8.V.8.A., Antwerpen/Rotterdam, 1988. 327 p. - Les bois, cités p. 148-54, figurent dans cette édition p. 41-42 (introduction) et pp. 160,170,176,177 et 182 (texte).

Tout en renvoyant à l'Avant-propos, la Conclusion (p. 185-95) résume les thèmes de l'étude sous les titres de : Conclusion (l'insertion d'un certain nombre de sermons joyeux dans un cadre plus large, perte ou conservation des pièces respectivement subversives et inoffensives), Fictions (les personnages de l'histoire littéraire devenus des héros néminiques), Images (Nemo et Monde, et Ulespiègle), Jeux (les triomphes carnavalesques avec le Zéro-Fou du tarot, les repues franches), Réalités (les thèmes obsessionnels du sermon joyeux et leur éventuelle portée politique). Et les auteurs terminent ainsi:

il faut remarquer que l'étude de ce monde saugrenu et marginal tend à dépériodiser l'histoire de la littérature française, non seulement à la charnière entre le soi-disant moyen âge et la prétendue renaissance, mais aussi au niveau de la survie de l'esprit des facéties et du théâtre profane aux XVIIe et XVIir6 siècles... (p. 195)

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II est très difficile de rendre justice, en quelques pages, à la richesse de l'étude de Koopmans & Verhuyck et à toutes leurs découvertes; mais, si l'on n'accepte pas sans critique toutes les suggestions avancées par les auteurs, on doit reconnaître que ce «théâtre profane de la fin du moyen âge toujours mal connu» (p. 5) est désormais bien mieux connu. Il faut recommander aussi la lecture des Notes copieuses (p. 197-229) et de la Bibliographie très ample (p. 231-251): ce sont aussi de vraies mines d'or, des abysmes de science.

Finalement, signalons la toute récente parution du Recueil de Sermons joyeux,
édité par Jelle Koopmans (Droz, 1988).

Université de Copenhague