Revue Romane, Bind 23 (1988) 2

Le Roland Furieux comme palinodie ou L'Arioste, penseur tragique

par

Pierre Barucco

...un conte plein de bruit et de fureur raconté
par un idiot, et qui n'a pas de sens.

Shakespeare, Macbeth

Je me permettrai d'établir une hiérarchie des philosophes d'après la qualité de leur rire, en plaçant au sommet ceux qui sont capables du rixe d'or.

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal.

Situer ces deux citations diagrammes de Shakespeare et de Nietzsche en épigraphe pour une caractérisation préalable de la matière et de la tonalité du Roland Furieux,entre la violence absurde et la joie, c'est d'emblée proposer l'Arioste comme"penseur tragique", anticiper sur le scandale de son "rire exterminateur" *. Le titre aura évoqué déjà en quelque manière l'humeur ironique de l'auteur. Nous n'aurons pas la naïveté de découvrir l'ironie du poème, désormais établie par une longue tradition critique qui commence au moins avec De Sanctis. Cela étant, notre propos sera de donner à cette interprétation une extension maximale,par une appréhension non fragmentaire mais globale de l'œuvre qui nous aura persuadé d'une ironie totalitaire, voire terroriste, exercée par l'Arioste. C'est tout le poème qui nous a paru connoté d'un signe négatif, qui inverse sa significationpremière, au point de nous convaincre du tragique absolu de la vision du monde dans le Furieux. Tragique, parce que rien ne subsiste selon cette estimation,qui puisse être pris au sérieux. Tragique absolu, parce que le tragique luimêmeest dérisoire. C'est dire dès maintenant du "tragique" ainsi entendu, que, s'il ne saurait relever d'une appréciation idyllique de l'existence, û ne relève pas pour autant du pessimisme, qu'il dépasse. Donner toute sa dimension à l'ironie, c'est entendre l'ironie non comme un trait d'humeur sporadique, mais comme une figure de pensée constituante du poème; c'est considérer le prologue comme une antiphrase, ou bien le texte dans son explicitation comme une palinodie. Dans son commentaire aux Cinq chants annexés au Roland Furieux, Nino Borsellinoévoque une intention postérieure expiatoire de la part de l'Anoste, et

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comme un remords, dû à la conscience tardive du mal comme force immanente historique, "effetto delle azioni degli uomini, non capriccio degli istinti, variabilitàdi fortuna e di natura, come sembra proporre il Furioso. Questa consapevolezzaè un'inquietudine, un testamento che il poema ariotesco non può acquisire senza esserne snaturato; insinua il sospetto che la pazzia una volta cantata come errore felice o infelice, sia in realtà colpa o peccato, imponga communque un riscattoe nell'autore una ritrattazione. I Cinque canti stavano per diventare la palinodiadel Furioso. Per fortuna l'Ariosto si fermò"-.

Notre propos critique est de montrer que la rétractation est motrice dès le Furieux et sans dommage poétique, pour cette raison que la folie des hommes, pour n'être pas encore blâmée comme faute, est néanmoins désignée comme une erreur, dont l'auteur ne se faisait déjà plus le complice, ni la victime. Nous serons ainsi conduit à deux discriminations fondamentales: le non-sens et l'insignifiance.

Le non sens — ou: de l'antinomie

Le sujet de l'épopée annoncé dans le prologue reste évident:

Le donne, i cavallier, l'arme, gli amori,
Le cortesie, l'audaci imprese io canto (I, 1)

L'Arioste entendait bien traiter de la chevalerie et de l'amour en continuité avec la tradition épique et courtoise, carolingienne et bretonne. Reste à savoir si, chantant le répertoire, il a voulu s'en faire à son tour le chantre effectif, selon le statut de courtisan, auquel il était assujéti, et qu'il mime sans scrupule pour son public princier, dès le premier chant et en récidivant tout au long de l'œuvre.

Il est vrai que les paladins gardent la stature héroïque imposée par le genre. Leur identité relève bien de l'onomastique glorieuse de la convention épique. Les valeurs morales qui assurent leur infatigable motricité sont bien celles de la chevalerie. Le héros ariostesque s'évertue en effet à se conformer à la règle de Tordre. Sauf qu'à lire le texte dans son intégralité structurale, il y a lieu de se demander si l'idéal aristocratique n'est pas envisagé par l'auteur comme une fiction, sinon comme une imposture. On sait que Hegel reconnaissait à l'Arioste ce mérite historique d'avoir mis en évidence l'anachronisme advenu de la féodalité au seuil des Temps modernes. Il faut en outre relever l'efficience antagoniste des contrevaleurs qui infirment la fiabilité de la norme morale affichée. Plus d'une fois les personnages sont abusés par les "fraudi volpine" de leurs interlocuteurs. La vertu efficace, recommande alors à son tour l'Arioste, doit intégrer le mensonge. La prudence, estime-t-il, ne peut faire l'économie de la dissimulation ni de la simulation, dans sa confrontation à la perversité des partenaires ordinaires:

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Che non conversiam sempre con gli amici
In questa assai più oscura che serena
Vita mortai, tutta d'invidia piena. (IV, 1)

On aura reconnu une connivence avec les préceptes de Machiavel3 et les Ricordi
de Guichardin4.

Somme toute, par delà le panégyrique des vertus chevaleresques, l'Arioste fait
le constat tout moderne des bénéfices de la fraude et de la banalité de la fausseté:

Mai senza finzTon non si favella (XLIV, 3)

Ce qui est aussi une façon de mettre en garde contre une lecture naïve de son propre texte. Ainsi du thème célébratif des femmes, annoncé prioritairement dans le prologue. Le poète ne saurait taire, prétend-il, l'excellence des Dames de la famille des Estes et de leurs alliés (XLII, 83, 92). Les figures féminines hautement exemplaires ne manquent pas par ailleurs dans le récit. Sinon que les documents illustratifs, guère vraisemblables, ne sont pas croyables parce que relevant d'un genre littéraire, celui de la féerie ou du conte, qui n'implique pas la crédibilité; alors que les scélérates des témoignages contradictoires appartiennent plutôt à la nouvelle comico-réaliste, crédible quant à elle et fonctionnant à la manière de contre-exemplum invalidant les hagiographies de convenance. Si bien que dans l'ensemble il y a lieu de s'interroger aussi sur la plausibilité de l'amour dont l'auteur avait dit d'entrée de jeu qu'il aurait constitué son thème apologétique. L'amour tout bien considéré n'est que folie (XXIV, 39), dévastation et maléfice (XXX, 95).

Pour ce qui est de l'économie morale du Furieux, nous remarquerons alors le
régime narratif constitué de forces contraires, avec pour effet cette neutralisation
réciproque d'affirmations inversées; l'invalidation générale de toute certitude.

Il reste cependant acquis que les aventures et les mésaventures des intervenants adviennent dans un accompagnement de bruit qui constitue le fond sonore du poème; "bruit" entendu dans le sens d'un parasitage et d'une perturbation du sens, comme pour attester l'inintelligibilité générale de l'univers, le non-sens dernier, ainsi que nous l'envisagions à partir de la citation-diagramme de l'exergue shakespearien. Pour métaphorique qu'il soit, ce bruit est tout aussi bien produit dans sa brutalité par la scénographie de l'écrivain. Le bruit est ainsi le contrepoint musical de l'épopée barbare du Furieux en même temps que la métaphore de l'irrationalité universelle, où se trouve impliquée l'infortune arbitraire de Roland et de quelques-uns de ses pairs en dignité. C'est le revers amoureux tout particulièrement qui consomme la défaite de l'équité:

O conte Orlando, o re di Circassia
Vostra inclite virtù dite che giova?

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Vostro alto onor, dite in che prezzo sia
O che mercé vostro servir ritruova (XIX, 31)

C'est constater plus généralement la banalisation du déni de justice, la préséance
de l'absurde.

Frustrés dans leur exigence préparée par l'éducation courtoise, les héros réagissent alors par la rage, entendue comme forme paroxystique du ressentiment. Les mêlées colériques où ils s'affrontent s'énoncent comme une protestation exclamatrice au nom de la valeur éthique bafouée. Elles sont le signe de l'indignation provoquée par la mortification de l'idéal jusqu'alors investi, jusqu'à ce que la brutalité réfractaire des faits impose l'inanité évidente de la convention morale. Pour la pensée tragique, toute bienséance relève de l'artifice. Il ne saurait dès lors y avoir une quelconque légitimité du désir, ni du devoirs.

Cela étant, la fureur de Roland, de ses compagnons et de ses rivaux ne fait qu'ajouter au bruit ambiant. En dépit de sa violence, elle n'est qu'une modalité spectaculaire de l'impuissance des personnages qui s'évertuent finalement en vain. C'est le hasard qui est le véritable protagoniste de la geste du Roland Furieux. En quoi l'Arioste est un penseur tragique.

Nous distinguerons avec Clément Rosset les quatre acceptions du terme hasard6. Celui-ci implique d'abord la notion de "sort", qui renvoie à la notion de résultat, à l'idée de succès ou d'échec et généralement au référentiel "bonheur". Désignée dans l'Antiquité par la forme fors, elle était représentée par la déesse Fortuna parfois confondue avec le destin.

Dans un second sens, hasard renvoie à la notion de rencontre, signifiée en latin par casus. La notion désigne alors un événement produit par la rencontre non prévue de deux séries causales indépendantes: la chute malencontreuse d'une tuile sur un passant. Dans ce cas c'est l'idée de "cause" qui est référencée.

Le hasard évoque aussi la notion de contingence, contingentia en latin; associée
à l'idée d'imprévisibilité. Le réfèrent cette fois est la "nécessité".

La notion de "hasard" enfin, venu de l'arabe hasartl qui désignait àla fois un site et un jeu qui s'y pratiquait. La passivité du joueur et l'impossibilité pour lui d'intervenir dans la partie, l'exclusion de tout recours extérieur se trouve intégrée par le concept avec la notion d'une perdition privée de tout référentiel. Hasard signifie alors "rien". La représentation est tragique en raison de cette vacuité référentielle.

"De manière générale, écrit Rosset, l'expression du tragique suppose un coefficientd'aveuglement, d'imprévisibilité et d'irresponsabilité; de quelque manière qu'on se figure le blanc qui apparaît lors de la tragédie, au lieu et place d'une paternitéassignable — "fatalité", "destin", "ironie du sort" — il y aura du rapport

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entre ce blanc et le hasard"B.

La qualité du tragique dépend de la nature et de la quantité du hasard ainsi admis à l'expression. Les quatre acceptions du terme sont en dernière analyse réductibles à deux espèces, la quatrième acception se distinguant des autres par une référence toute facultative au non-hasard. En ce sens, le hasard s'appuie sur "rien", il tient de soi son identité et sa provenance. On peut en fin de compte distinguer deux catégories: D'une part, le "hasard événementiel" ou "hasard constitué" supposant l'existence d'une "nature" qui lui sert de point d'appui; le hasard représente alors "l'ensemble des exceptions des règles de la nature", et cette notion suppose l'affirmation implicite d'une instance de contraste. — D'autre part, le "hasard originel" ou "hasard constituant"; il est originel dans ce sens qu'il ne présuppose aucune "nature" et qu'il est donc sa propre origine; il est constituant en ce qu'il est l'origine productrice de tout ce qui pourra être reconnu sous le nom de "nature"9.

Il n'y a plus que pur hasard quand il n'y a plus rien à quoi attribuer le surgissement d'un fait ou d'un événement. On comprendra que l'expérience d'une pareille conviction suscite l'épouvantelo. C'est ce pur hasard qui concerne la pensée tragique ou terroriste. "C'est hasard et non casus, qui est en cause dans les grandes pensées terroristes, écrit Rosset, chez les Sophistes, chez Lucrèce (même si ce dernier utilise pour désigner hasard, le terme fors, seul disponible alors), chez Montaigne, chez Pascal, chez Nietzsche"ll.

Et chez l'Arioste, ajouterons-nous, dans le Roland Furieux où le terme de Fortuna, comme chez Lucrèce et pour les mêmes raisons, recouvre, selon la tradition lexicale classique, outre la notion de "hasard événementiel", le principe de "hasard constituant". Nous présenterons ci-dessous, quelques-uns des emplois du terme attestant la présence de Fortune, pour en souligner la dominante tragique. Le Roland Furieux apparaîtra comme un poème tragique dans la mesure où le vrai protagoniste de l'action est fortune, c'est-à-dire personne de réellement identifiable pour l'imaginaire et la culture du XVIe siècle, plus laïcisé que l'Antiquité, rien donc de rationnellement localisable. Les quelques prières adressées au Ciel ne sont guère crédibles, ni celle de Charles-Magne qui implore l'intercession de Dieu dans Paris assiégé par les infidèles, au nom de la logique (VIII-70), — ni l'action de grâce en remerciement du sauvetage de la noyade d'lsabelle:

All'eterna bontade, all'infinito
Amor... (XIII-18).

L'invocation pourrait passer pour ironique, si Isabelle n'a échappé à la tempête
que pour être décapitée dans le chant suivant. L'ironie reste plausible lorsque
l'auteur feint de croire que les tyrans sont l'effet d'une sanction de Dieu. C'est

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du même ton qu'il commente les revers de PinabeDo:

F. Dio che le più volte non sostiene
Veder patire a torto uno innocente (XXIII-2)

La réticence du "più volte" est savoureuse, quand on considère la matière du poème dans son ensemble et les massacres d'innocents qui jonchent le récit. Même remarque pour Zerbino incongrûment exécuté par Mandricardo, et pourtant assisté par le Ciel:

Ma Dio, che spesso gli innocenti aiuta (XXIII-53)

II est douteux, à comptabiliser les événements dans leur ensemble, que l'Arioste ait évoqué avec conviction une instance providentielle. Les termes de Fortune et de Providence sont d'ailleurs indifféremment utilisés l'un pour l'autre, attestant l'indifférence religieuse du poète (XXX-22).

La Fortune représentera plutôt l'adversité du destin que le secours de la bonté.
Ce sera la simple obstruction qui empêche par exemple Bradamante de retrouver
les traces de son amant:

Non voile mai la sua Fortuna rea
Che via trovasse onde a Ruggier si vada (XXII-98)

C'est plus ordinairement l'hostilité impie et cruelle. C'est Fortune qu'lsabelle accuse de la mort de Zerbino (XXIV-77). De la même façon Fiordiligi tiendra Fortuna pour responsable de celle de Brandimarte. L'image de la tempête dès lors représentera le mieux la persécution funeste du sort. Ainsi la vague qui déferle sur le vaisseau des paladins aventurés en mer:

Che sempre più superba e arrogante
Crescea Fortuna, le minacce e l'ire (XIX-43)

Cependant qu'à la même heure le sort s'acharne sur les combattants chrétiens assiégés
dans Paris:

Mentre Fortuna in mar questi travaglia,
Nonlascia anco posar quegli altri in terra (XVIII-146)

L'adversité prend la figure du destin pour perdre tantôt Filandro ou Zerbino (XXIV-77), pourtant innocents et valeureux. Moins que jamais les personnages gardent la maîtrise de l'événement fatal qui les dépasse. Abusé, Filandro deviendra l'assassin de son ami Argeo avant que de céder à la démence:

Et era divenuto un nuovo Oreste
Poi che la madré uccise e il sacro Fgisto
E che l'ultrice Furie ebbe moleste (XXI-57).

C'est aussi l'ironie du sort qui conduit Roland sur le site de son infortune pour
succomber à son tour à la folie:

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Lo torno il suo destin sopra la fonte
Dove Medoro insculse l'epigramma (XXIII-129)

Comme dans la tragédie antique, les personnages sont défaits, quelle que soit leur
stature héroïque, sous les coups d'un sort qui, dans tous les cas, garde l'initiative
d'un jeu aléatoire, mais souverain:

Non comincia Fortuna mai per poco,
Quando un mortal si piglia a scherno e a gioco (VIII-50)

Ainsi en est-il très exemplairement de l'holocauste des vierges sacrifiées à l'orque par le caprice de Fortune (VIII-59); si bien que la divinité perd toute fiabilité (VIII-62). Tragiquement, les persécutions de Fortune sont infondées. Elles sont la manifestation d'un arbitraire exercé aux dépens des hommes; rien d'intelligible qui puisse être rapporté à la raison, ni rendu prévisible. Le renversement du sort de la bataille pour Paris par exemple:

Poi che Fortuna ebbe scherzato un pezzo
Dannosa ai Mori ritornô da sezzo (XVI-68)

ou encore lors du siège de Bizerte:

Volto Fortuna ai Saraceni il tergo (XL-19)

L'Histoire ne saurait avoir de sens, ni s'écrire avec une majuscule pour l'Arioste, pas davantage l'histoire moderne, dont l'écrivain était alors le témoin et l'acteur; ce ne sont que les fantaisies du sort qui ont assuré le succès après la défaite des armées de Louis XII (XLV-2, 3) ou ont décidé de la victoire de Charles V sur François ler, d'abord privilégié:

Ecco Fortuna corne cangia voglie
Sin qui a' Francesi si propizia stata (XXXIII-57)

Rien donc dans le cours des événements qui soit maîtrisé par l'énergie de la virtù ou traité par l'intelligence. C'est que le trait spécifique de Fortune dans le Roland Furieux est la versatilité. Ce n'est donc pas que les hommes soient abandonnés à l'adversité, ils sont livrés au caprice imprévisible de la divinité, qui pourra secourir ses sujets d'une aide inopinée. Ainsi Roland sur le point de se noyer dans les eaux de Gibraltar:

Ma la Fortuna, che dai pazzi ha cura
Del mar lo trasse nel lito di Seta (XXX-15)

C'est la leçon dont devra se persuader Roger, un instant rendu présomptueux par
une victoire sur les Byzantins, puis éconduit par un revers de fortune:

... gli mostro in pochi giorni
Come tosto alzi e tosto al basso metta
E tosto awersa e tosto arnica torni (XL-65)

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Aucun aboutissement n'est prévisible, ni d'ailleurs définitif, dans le bien comme dans le mal. C'est en quoi aussi la pensée tragique est à distinguer du pessimisme. A la place du Premier Moteur rationnel d'Aristote et d'Amour de Dante, c'est la roue de Fortune qui est motrice de la cosmologie ariostesque. C'est elle qui défait les armées d'Agramante:

... eda la cima
De la volubil ruota tratte al fondo,
Corne piacque a colei che aggna il mondo (XLV-65)

Ainsi que nous le laissions envisager, en dépit de quelques contaminations sémantiques, l'idée de Fortune coïncide ordinairement dans le Furieux avec l'idée de Hasard, en tant que principe originel. C'est le pur hasard qui engendre l'événement dramaturgique, ainsi qu'il est attesté dès le début du poème, quand Renaud s'égare en chemin en compagnie de Ferraù, tout aussi désorienté, et qu'Us renoncent l'un et l'autre à décider de leur route:

Si missero ad arbitrio di Fortuna
Rinaldo a questa, il Saraceno a quella (1-23)

Parce que les délibérations de la raison ne peuvent avoir d'efficace et que les interventions de la volonté sont déjouées par l'ironie du sort, c'est le hasard qui décide des aventures des personnages. Lorsque Roland par exemple rencontre l'escouade de Alzirdo et de Manilardo:

Orlando a caso ad incontrarsi venne (XII-73)

ou encore lorsqu'il s'en vient sur le pont barré par Rodomonte

A caso venne il furioso conte
A capitar su questa gran riviera (XXIX-40)

C'est le même acheminement fortuit qui adresse Roland au navire échoué de
Roger, aux rivages de Lampedusa:

Or quivi sopravenne, a spasso andando,
Come di sopra io vi narrava Orlando (XLI-24)

C'était déjà le hasard qui lui avait valu de retrouver Angélique, longtemps pour
suivie en vain:

Stando cosî gli venne a caso sopra
Angelica la bella e il suo marito (XXIX-58)

La Fortune conserve bien l'initiative de l'action, cependant que les personnages pour résolus ou furibonds qu'ils soient, sont contraints de subir l'événement et ne sont, dans l'économie générale du poème, que des comparses. L'affrontement antagoniste tourne court:

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Or se Fortuna (quel che non volesti
Far tu) pone ad effetto il voler mio (I-27)

Les personnages s'en remettent donc à son bon vouloir; Agramante entre autres,
qui devrait pourtant gouverner:

Veggian quel che Fortuna ne disponga,
E sia preposto quel ch'ella preponga (XXX-20)

En dépit du statut héroïque qui est le leur, ils sont assujétis à la passivité; ainsi
Bradamante malmenée par l'échec répétitif;

Ma che Fortuna, che di noi potea,
Più che noi stessi. da impetrar s'avea (XXIII-30)

II en va de même pour les fuyards du siège de Paris, moqués et joués, quels que
soient leurs velléités:

Corne Tuorn né per star né per fuggire
Al suo fisso destin puô contraddixe (XXVII-26)

Rien donc qui relèverait de ce "monde de la liberté et de l'initiative individuelle"
de l'appréciation de De Sanctis.

L'affrontement de la Fortune par la virtù, quand il a lieu, tourne à l'avantage de la première. Mis à l'épreuve, Roger voudra conserver une impavidité et une fermeté, selon la tradition chevaleresque; il garderait l'attitude emblématique d'un Saint-Georges donatellien:

O siami Amor benigno o m'usi orgoglio
O me Fortuna in alto o in basso ruote
Immobil son di vera fede scoglio (XLIV-61)

Les faits cependant infirment une si belle prestance. Le succès est mieux garanti
en effet quand Fortune s'associe à la vaillance, ainsi que Renaud en fait pour sa
part l'expérience au cours d'un duel contre Rodomonte

Ma Fortuna anco più bisogna assai;
Che senza, val virtù raro o non mai (XVI-46)

Ce sont a contrario les hécatombes des combattants durant les batailles, valeureux,
mais abandonnés par Fortune (XVI-46).

A peu d'années près Machiavel avait pu faire la même constatation sur le terrain italien cette fois,quand, dans la célèbre page du Prince, il concédait que si le politique pouvait corriger les arrêts du hasard, et cela en vertu du postulat du librearbitre, la réussite restait aléatoire:

Je sais que plusieurs ont cru et croient encore que les choses de ce monde sont gouvernées,
soit par la providence divine, soit par le hasard, d'une manière telle que la prudence

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humaine ne peut rien contre les événements; en sorte qu'il est inutile de s'en mettre en peine et de chercher à les prévenir ou à les diriger. Les révolutions dont nous avons été et dont nous sommes encore témoins sont bien propres à accréditer cette opinion contre laquelle j'ai moi-même bien de la peine à me défendre, lorsque je considère combien ces événements passent toutes nos conjectures .

L'Arioste penseur tragique et Machiavel libre penseur? Il n'empêche, le Florentin devra imputer l'échec de César Borgia, nanti de toutes les vertus politiques, à un coup du sort, "sa conduite ne pouvait être différente, la seule chose qui s'opposa à ses desseins, fut la mort trop prompte d'Alexandre et la maladie dont lui-même fut attaqué"l3.

La "seule chose qui s'opposa à ses desseins" n'est rien d'autre que l'impondérable originel dont fait état la pensée tragique, le hasard constituant. Nous ne saurions plus partager cette affirmation de Lanfranco Garetti, lorsqu'il écrit après avoir remarqué l'unité dynamique du Roland Furieux: "perciò il poema è solo apparentemente dominato dal caso (non si parli di 'destino' che è concetto estraneo all'anima ariostesca)" 14.

Nous aurons l'occasion de montrer plus bas que cette unité dynamique n'a rien de linéaire, ni de réellement actif, mais reste labyrinthique. Pour l'heure, nous aurons constaté que les personnages ne sont pas vraiment des dramatis personae, puisque réduits par l'omnipotence de Fortune au statut d'exécutants. En outre, si Fortune pouvait être dans l'imaginaire antique, celui de Lucrèce encore, une figure mythique plausible, pourvue de quelque crédibilité, elle n'était plus au XVIe siècle qu'une fiction poétique qui recouvrait un vide conceptuel, le "rien" opérateur (la "chose" dans le vocabulaire de Machiavel que nous venons de citer).

De là ce désarroi provoqué par la réflexion tragique. Ainsi qu'il a été remarqué plus haut, cette "vacuité" référentielle provoque un sentiment de perdition. Dans le texte de l'Arioste, l'image de la dérive est de la sorte associée à celle de la tempête déjà évoquée. Ainsi en est-il de la navigation démâtée d'Agramante (XL-46) de Roger chahuté sur son bateau par la houle (XLI-10):

Or da fronte or da tergo il vento spira
E questo inanzi e quello a destra caccia
Un altro de traverso il legno aggira
E ciascun pur naufragio gli minaccia,

quand les participants au drame sont projetés dans un océan qui n'a pas de coordonnées.

Bousculés par les coups du destin, moqués par l'ironie du sort, les héros réagissent,avons-nous rappelé, par l'indignation et par une fureur de dénégation et de protestation vaines. L'auteur, pour ce qui le concerne, sort du champ proprementdramaturgique et sa voix ("l'io narrante") est une voix off par rapport à

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l'événement distancié. Telle est la raison de cette absence de pathos que la critiquea parfois prise pour du cynisme. Parmi d'innombrables exemples, nous citeronsrenonciation de ce meurtre perpétré par Olympie, un personnage pourtant positif, le soir de ses noces, contre un mari abusif:

Io saltai presta, e gli segai la gola (IX-41);

ou celle encore, de ce coup de sabre de Medoro, par ailleurs attendrissant, qui a
surpris un couple endormi:

Medoro ad ambi taglia il capo netto (XVIII-179)

Les passés historiques résument l'épilogue sans délai, ou les ablatifs absolus tout
aussi expéditifs; ceux de l'évasion de Roger:

Rugger fuggito, il suo guardián strozzato (XLV-50)

Loin de s'identifier à ses personnages, d'être associé à leur engagement, ou d'être emporté avec eux dans leurs aventures, l'auteur les traite et en traite avec humour. Nous dirons ici de l'humour qu'il consiste, selon l'acception courante, à faire apparaître imperturbablement l'incongruité,le grotesque d'une situation, qui, sinon, pourrait passer pour conforme à une norme implicite. Alors que l'ironie feint de prendre le risible au sérieux, quand le dérisoire est affecté de créance, l'humour rend risible le sérieux. Selon Croce, il n'y aurait pas d'humour dans le Furieux, pour cette raison qu'il aurait perturbé par la bizarrerie de sa composante l'harmonie spécifique du poème, tandis que l'ironie parviendrait, quant à elle, à se hausser à la hauteur de la contemplation, "senza impazienze passionali e conseguenti prezzature"ls. L'ironie serait ainsi ce sourire serein de l'attitude artistique, alors que l'humour du moraliste serait une grimace crispée, provoquée par la tension entre l'idéal revendiqué et le démenti du réel.

Le distinguo nous paraît abusivement discriminant. En fait, il reste une coalescence entre l'ironie et l'humour. Il y a en outre dans le Roland Furieux une présence au moins épisodique du grotesque et de l'incongru. Tout particulièrement lorsque les personnages abusés par le mage sont enfermés dans le château d'Atlante et voient ce qu'ils ne devraient pas voir, sans voir ce qu'ils devraient voir, sans paraître décontenancés. C'est souligner ce contraste typique entre la norme et l'événement, désigner l'absurdité d'un comportement qui voudrait passer pour normal. La représentation du mirage, comme dédoublement du réel, lorsque les sens et le jugement sont trompés, est d'une importance morale décisive. Pourvoyés par les pouvoirs d'Atlante et de ses complices, habiles à convaincre leurs victimes à prendre des vessies pour des lanternes,

Dei mago ogn'altra cosa era figimento
Che comparir facea pel rosso il giallo (IV-20),

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les personnages rassemblés par l'auteur dans l'espace magique d'une nouvelle nef
des fous, ne sachant plus qui est qui, s'évertueront vainement à poursuivre des
fantômes facétieux, doués en outre du don d'ubiquité (XII).

Le thème de l'enchantement et des sortilèges, exercés par les fées et les sorciers,
apparaît bien comme la métaphore critique gérée par le récitant de la folie
des hommes hallucinés par le désir:

A tutti par, l'incantador mirando
Mirar quel che per se brama ciascuno (XIII-50)

Désir à la fois crédule et opiniâtre qui fixe ses victimes au piège du délire:

E tanta è la speranza e il gran désire
Del ritrovar che non ne san partire (XIII-50)

Les prisonniers de la forteresse ne sont jamais enfermés que par l'entêtement de
leur méprise, quant à cet "obscur objet du désir", pour citer une formule de Bunuel,

Là dove tanti nobili baroni
Kran senza prigion più che prigioni (XXII-13)

Aliénés parce qu'obnubilés par la fantasmagorie suscitée par leur propre quête, ils passent à côté de la liberté. C'est un désir fou qui est montré comme moteur de l'agitation humaine; si bien que la critique a quelquefois interprété le Furieux comme un nouvel éloge de la folie.

C'est la thèse de Nino Borsellino qui estime, à bon droit, que l'éthique du poème ne reste pas confinée dans les explications moralement banales des prologues et des sentences. Elle est inscrite plutôt dans le récit lui-même, dans la variété de la matière, entendue comme figuration de la variété même de la vie. De sorte que, telle qu'elle apparaît brutalement, "la vita potrebbe significare proprio niente". Il n'y aurait de vérité que dans l'événement brut (de là ce cynisme narratif que nous évoquions plus haut). Par rapport à quoi la morale fondamentale de l'Arioste ne serait ni stoïque, ni sceptique ni celle de l'aurea mediocritas de Horace, ni celle non plus de "l'intérêt privé" de Guichardin, comme il pourrait sembler à s'en tenir aux sentences du texte. C'est la dynamique du désir, "proprio quella ricchezza di desideri, quella ricerca di felicità (che) costituiscono il segreto vitale dell'esistenza"l6.

Le sens de la vie résiderait dans la quête en soi du bonheur. C'est la raison qui ferait qu'Angélique, une fois unie à Medoro, disparaît de la scène; qui fait aussi que les obstacles au mariage de Roger et de Bradamante sont artificiellement multipliéspar l'auteur, quand les empêchements majeurs ont été surmontés, pour retarder ce bonheur qui, une fois atteint, provoquera l'inertie. L'errance intellectuelleet physique est donc la nécessité vitale de l'homme, sous peine d'anéantissement.C'est

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tissement.C'estle sens, estime Borsellino, de ce rassemblement des personnages
au château d'Atlante, voués à une mélancolique mais salutaire partie de colinmaillard.

Il y aurait ainsi une salubrité du mirage, lequel garantirait la vitalité des conduites humaines. C'est en effet le parti-pris de Renaud qui s'empressera de courir à la poursuite du cheval Bayard, dès qu'il aura été délivré de son désir forcené d'Angélique. Il y a aussi, poursuit Borsellino, un éloge de la folie de la part du poète: "Ariosto sa con Erasmo che 'eum errorem tollere, est fabulam omnem pertubare' (Encomium morías XXIX). Anche il Furioso è un elogio della pazzia. La pazzia che Erasmo esalta è il 'iucundus quidam mentis error' "17.

Ce serait cette méprise, laquelle, ainsi que l'écrit Erasme — fait voir le bien les
yeux fermés et le mal les yeux ouverts — qui libère l'homme de l'inquiétude et le
comble de volupté {Éloge de la folie, XXXVIII).

C'est, à notre avis, rendre davantage compte du texte d'Erasme que de celui de l'Arioste. Il y a en effet de la part d'Erasme une répudiation de la sagesse par exemple, quand, à propos de la condamnation de Socrate, il écrit: "il eût mieux fait d'enseigner que pour vivre en homme il faut s'abstenir de sagesse (Éloge de la folie XXIV); ou lorsqu'effectivement il plaide pour la folie comme principe de l'existence (Éloge de la folie XXI; XXXVII).

Pour ce qui est de la folie chez l'Arioste, elle est tout aussi motrice, mais les pantins qu'elle agite ne sont pas pour autant grisés de bonheur, ni inoffensifs; ils sont ivres, mais de colère; des fous furieux plutôt que des imbéciles heureux. Ce que semble oublier Borsellino, c'est la discrimination faite par Erasme (Éloge de la folie XXXVIII-XXXIX) entre la folie qui naît de l'illusion et qui serait avantageuse et la fureur destructrice et préjudiciable, déchaînée par les Furies qui "jettent au cœur des mortels l'ardeur de la guerre, la soif inextinguible de l'or,l'amour déshonorant et coupable, le parricide, l'inceste, le sacrilège et tout le reste, ou lorsqu'elles poursuivent de leurs torches terrifiantes les consciences criminelles" (XXXVIII).

Or, à peu de chose près, c'est cette forme de démence qui constitue la matière du Furieux. En fait l'Arioste ne distingue guère les deux formes de délire. Pour lui la fureur est la conséquence nécessaire de la folie. En considération de quoi il prendra ses distances par rapport à ses personnages. C'est passer de l'espace narratif à la dimension de l'espace critique implicite, cette mise à distance constituant la structuration poétique de la morale de l'écrivain. Il suffira de rappeler le voyage thérapeutique d'Astolfo sur la lune en quête de la raison exilée. Aussi le Roland Furieux nous apparaît-il bien davantage comme un éloge cryptique de la sagesse, une leçon sur l'insignifiance au-delà du constat sur le non-sens.

Il y a lieu de noter qu'au début de Par delà le bien et le Mal, Nietzsche posera

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cette interrogation: "Pourquoi pas plutôt le non-vrai?", si la vérité est funeste; et il constate dans l'aphorisme 127 du Gai-Savoir: "l'universalité du non-vrai, du mensonge, et que la folie et l'erreur sont conditions du monde intellectuel et sensible.La loyauté aurait pour conséquence le dégoût et le suicide." Sinon que dans sa résolution exhaustive, il ajoute encore que l'esprit doit avoir assez de vigueur, "pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses, et que notre idéal exige de nous." Au-dessus de la morale de la loyauté pesante, mais aussi audessusdes croyances de l'aliénation. Tels furent déjà la légèreté et l'envol de l'Arioste.

L'insignifiance — ou: de l'anomie

Le récit du Roland Furieux s'inscrit tout à fait régulièrement, du point de vue de la narrativité, dans la filiation épique de la quête dont le modèle est la quête du Graal,symbole du Bien absolu. Le personnage de l'épopée ariotesque reste encore l'homo viator du cheminement initiatique de la tradition, mais à cette réserve près que la quête est désormais erratique et sans aboutissement. Les exemples sont nombreux des chevauchées circulaires qui emportent inutilement les héros. Dès le premier chant où Ferraù lancé à la poursuite d'Angélique, se retrouve tout penaud à son point de départ:

E ritrovossi al fine onde si tolse (I-23)

Avec une récidive collective de tout un escadron de cavaliers déconfits et dispersés:

Volgon pel bosco or quinci or quindi in fretta
Quelli scherniti la stupida faccia (XII-36)

II faudrait citer l'acharnement tout aussi inutile de Bradamante à la recherche de
Roger:

Lo cercô tutto per vie dritte e torte
In van, di su e di giù, dentro e di fore (XIII-79),

l'égarement de Clondano dans les dédales de la forêt:

Checome labirinti entro intrica
Di stretti calli e sol da bestie culti (XVIII-192),

ou l'itinéraire aléatoire de Roland jusqu'en Espagne et au levant, livré au vagabondage (XXX-16); les randonnées d'Astolfo juché sur l'Hippogriffe à travers la France, l'Espagne, l'Afrique, de l'Atlas à l'Egypte; le parcours enfin de Renaud qui descend le long de l'ltalie jusqu'à l'île de Lampedusa.

La quête chevaleresque se prolonge tout au long du texte sur de longues distances,à
travers des sites multipliés, perpétuée par une alacrité sans défaillance,

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mais qui n'aboutit pas. L'équipée du chevalier reste une errance qui n'est pas initiaquevraiment, parce que située dans un labyrinthe truqué, et ses itinéraires s'inscrivent sur une carte allégorique de la perdition. L'égarement du voyageur est symbolique de l'aliénation du personnage, de celle très exemplaire de Roland:

E sì come era uscito di se stesso,
Uscì di strada... (XII-86)

Cette perpétuation du mouvement vain est l'effet de la fascination d'un Graal déchu, réduit à la dimension de l'objet profane. Tantôt objet amoureux, tantôt objet brut. Ce sera Angélique, divinisée comme le Bien suprême, convoitée non seulement par Roland, mais encore par Renaud, Ferraù et Sacripante:

Che l'uno e l'altro parimente giva
Di su, di giù, dentro e di fuor cercando
Del gran palazzo lei, ch'era lor diva (XII-29)

C'est aussi la poursuite pareillement idolatre de Fiordiligi vers Brandimarte ou de
Rodomonte et de Mandricardo qui se disputent Doralice, ou la convoitise obsessionnelle
de Tanacro pour Dusilla:

E si la voglia ha in uno oggetto intensa
Che sol di quello, e mai d'altro non pensa (XXXVII-65)

L'idolâtrie régresse même jusqu'au fétichisme de l'objet rudimentaire. Ce que les chevaliers revendiquent lors de contestations véhémentes et sanglantes, n'est jamais qu'un heaume, fût-il de Roland (XII-60), une épée, fût-elle Durandal qui appartint autrefois à Hector (XXX-18), une armure ou un cheval (XXVI; XXVII; XXX; XLII), ou un bouclier (XXXII-57, 60) qui provoquera la discorde. Bref, il y a tout un arsenal plus ou moins hétéroclite d'objets convoités par les protagonistes exaspérés par leur pulsion de prédation, selon la terminologie freudienne, et que la morale traditionnelle nommait concupiscence; pulsion, dont l'objet fétichisé n'est que partiel parce que substitué à l'objet total du désir originellB.

C'est que dans tous les cas, l'objet du désir est nécessairement amphibologique pour être le signe d'une réalité plus parfaite qu'il symbolise. Ainsi que l'écrit Nicolas Grimaldi, "toute passion résulte donc de cette amphibologie qui nous fait désirer la possession du symbole comme la possession de la réalité qu'il figure. Toute passion est symboliquement amoureuse de symboles qui tous figurent la plénitude de l'éternel"l9.

Il se trouve cependant que dans la perversion fétichiste, entendue dans un sens non exclusivement sexuel, l'objet réel de la quête vient à être méconnu. La représentation alors (le SA du linguiste) exile le représenté (le SL) et va fixer le désir. C'est cette fixation locale et substitutive du désir qui définit la superstition. Henri Corbin a considéré précisément les épopées du Cycle du Graal comme le

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récit de la quête spirituelle de la chevalerie. Le monde symbolisé par la Table
ronde "est un monde parfait, un plérôme. On y pénètre en se dépouillant de
toutes les attaches et ambitions du monde profane"-0.

Rien de tel dans le Roland Furieux où l'objet transcendant reste réifié. La spiritualité de la quête est escamotée. A la suite d'une désacralisation narrative, le Graal est réduit à la matérialité de l'objet brut. C'est en ce sens aussi qu'il y a une naturalisation du monde de l'Arioste. De même Machiavel évacuait à cette époque la sacralité du champ politique, quitte à en faire une imposture idéologique.

Cet escamotage du Graal est opéré sans la moindre nostalgie. La désacralisation narrative se trouve établie sans aucun reliquat transcendant. Le symbolique est privé de sa fonction vicariante; I'"objet a" de la spéculation lacanienne se trouve aboli. La quête épique est vouée à l'inanité; elle ne peut plus être que folie compulsive. Le salut thérapeutique passera par un exorcisme radical, par l'extermination opérée par la pensée tragique de toute croyance, par cette persuasion de l'insignifiance universelle.

Les mirages dont sont abusés les personnages sont identifiés par le regard critique de l'auteur comme illusion; c'est-à-dire comme une méprise de la perception et du jugement. Ainsi en est-il principalement des erreurs provoquées par l'amour:

Quel che Tuoni vede, Amor gli fa invisibile
E l'invisibile fa vedere Amore (1-56)

C'est que le désir d'assurer son bénéfice se convainc facilement de la véracité des
bévues ou du délire:

... /che'l miser suole
Dar facile credenza a quel che vuole (,1-56)

Ainsi Roland se laissera persuader qu'il voit Angélique, pourtant absente, et Roger qu'il voit Bradamante, tout aussi invisible (XII-20), participant complaisamment à la chorégraphie du colin-maillard organisée par le poète dans le château d'Atlante (XII). L'illusion, pour être factice, est cependant maléfique. Dans le cas principalement de Roland qui se persuaderait de la bienfaisance de sa folie dévastatrice:

Perché non discernea il nero dal bianco
F di giovar, nuocendo si credea (XXIX-73)

Au jugement de l'auteur, la nuisance est bien l'effet du manque de clairvoyance.
L'Arioste est loin donc de participer à un éloge de la folie. C'est parce qu'ils ont
cédé à l'égarement passionnel que Cilandro et Tanacro sévissent criminellement:

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S'in preda non si fossino si dati A quel désir che nominiamo amore; Per cui dal buon sentier fur traviati Al labirinto et al cammin d'errore (XXXVII-47)

Où il apparaît bien, du fait de l'aveuglement et de l'obscurcissement de la raison, que le labyrinthe ne saurait plus être initiatique, mais un cheminement de perdition. La guérison et le salut ne sauraient advenir que par le préalable de la lucidité. C'est à cet effet que Mélisse instruit Roger (VII-67) et que, dans le palais de Logistilla, des miroirs de vérité exercent le regard à la droiture, pour résister aux tromperies de la vanité.

Si che a lusinghe poi di se non crede (X-59)

Par la suite, toute l'armurerie convoitée de la panoplie héroïque n'apparaîtra plus que comme un bric-à-brac, ainsi que s'en apercevra Astolfo sur le sol lunaire devenu le terrain de casse des désirs annulés, la fourrière aux vanités. Il s'agira alors de restituer la raison aux égarés du désir; à pratiquer un désenvoûtement selon le mode de la fée Mélisse, qui avait déjà usé du contrepoison pour délivrer les prisonniers ensorcelés par les charmes d'Alcina:

Imagini abbruciar, suggelli torre,
E nodi e rombi e turbini disciorre (VIII-14)

De sorte que les chimères se trouvent réduites au néant de l'illusionisme; c'est ce dont Roger et Bradamante font l'expérience quand leurs retrouvailles les renvoient à leur image propre (XXII-32). C'est Roland qui retrouve la raison pour s'extraire du sommeil où les délices l'avaient englué,

Corne chi da noioso e grave sonno,
Ove a vedere abominevol forme
Di mostri che non son, ne ch'esserponno (XXXIX-58)

Les démons fallacieux sont enfin chassés par un dernier recours exorciste; à commencer
par ceux de l'amour:

Orlando più che mai saggio e virile,
D'amor si trovô insieme liberato (XXXIX-61)

La séduction d'Angélique n'est plus qu'un leurre aboli:

Si che colei, che si bella e gentile
Gli parve dianzi, e ch'avea tanto amato,
Non stima più se non per cosa, vile (XXXIX-61)

Le cher objet du désir sacralise est ramené à son identité ordinaire profane, Mnon
profanée, définitivement déchue. Lors d'une dernière rencontre avec Roland,
Angélique sera désarçonnée par une culbute peu glorieuse:

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Leva le gainbe ed uscî de l'arcione
l. si trovo riversa in sul sabbione (XXIX-65)

L'amant, autrefois figé par la fascination idolâtre, recouvre une liberté qui le restitue
à la variété des richesses innombrables du monde jusqu'alors occultées par
la fixation fétichiste.

A racquistar quanto già amor gli toise ( XXXIX-61 )

Renaud pareillement hanté par son désir pour Angélique, égaré par un même délire

Rinaldo contra lui vaneggia et erra (XI.II-49)

sera secouru quant à lui par un chevalier armé d'un feu purificateur. Sauvé de la
forêt de l'erreur, il boit enfin à la source de l'oubli le contre-philtre:

F caccio, a un sorso del freddo liquore,
Dal petto ardente e la sete e Tamore (XLII-63),

Le thérapeuthe qui le guérit n'est autre que Dédain, envoyé du ciel pour le guérir
de sa cécité. Angélique n'a plus qu'une apparence méprisable:

... e gli parve troppo indegna
D'esser non che si lungi seguitata,
Ma che per lei pur mezza lega vegna (XLII-67)

Toute fausseté mise à part, les objets que se disputaient autrefois les combattants sont devenus vils; aucun ne mérite plus de bataille. Telle est la constatation, certes réductrice, mais honnête, du roi Agramante à l'occasion d'une querelle de préséance entre Roger et Mandricardo, qui accepteraient le combat à mort pour remporter une aigle héraldique:

F. tanto più che '1 lor litigio è un zéro
Né degno in prova d'arme esser rimesso (XXX-29)

Renvoyer dos à dos toutes les valeurs conventionnelles revient à tourner en derisori
tous les fétichismes obsessionnels et, plus généralement, tous les fanatismes.

Ce n'est pas que la pensée de l'Arioste ait abouti au nihilisme. L'Arioste est plutôt un penseur tragique, pour cette raison que sa pensée fait le bilan du rien originel et résiduel, une fois que les mirages ont été réduits, de sorte que plus rien de crédible ne subsiste^. Si l'humour de l'écrivain, évoqué plus haut, relevait encore de l'antinomie entre le réel et une norme idéale postulée, l'ironie définitive,qui institue le poème dans sa forme résolutive, implique une anomie essentielle.Cette annulation, pour être radicale, n'est pas nihiliste en effet. Ce qui est exclu de la crédibilité, c'est la nomination en soi perverse. "Il existe bien, écrit Clément Rosset à propos du tragique exterminateur, "quelque chose", mais ce quelque chose n'est rien, sans aucune exception de ce qui figure dans tous les

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dictionnaires présents, passés et à venir. 'Ce qui existe' est donc très précisément rien. Rien c'est-à-dire aucun des êtres conçus et concevables; aucun des êtres recensésjusqu'à ce jour ne figure au registre de ce que la pensée du hasard admet à titre d'existence. Force est donc d'exclure de l'existence la notion même d'être"22.

La démarche tragique, sévèrement cruelle puisqu'elle extermine toute illusion consolatrice, n'a pas la malignité cependant d'une abdication au néant, conçu comme l'adversaire de l'être23. L'annulation à laquelle se divertit l'Arioste rétablit en son lieu propre le vide sans forme et sans nom, le rien originel. La pensée tragique est fondamentalement une ontologie apophatique.

Le prologue du Roland Furieux ne saurait donc plus être reçu à la lettre comme cette protestation galante, cette célébration chevaleresque convenues. L'insignifiance, qui se trouve inscrite dans renonciation du poème, en constitue l'invalidation. Ni l'héroïsme, ni l'amour, ni les Dames, ni les Princes ne sauraient constituer la matière d'une poésie courtoise, elle-même convertie en crissement de cigales:

Di cicale scoppiate imagine hanno
Versi ch'in laude dei signor si fanno (XXXIV-77)

C'est dire que le poète n'a aucun sens du sérieux. En fait, l'Arioste entend prendre ses distances pour préserver son quant à soi, qui reste intact en tout état de cause, malgré les apparentes compromissions avec le public et le sujet. C'est que ses personnages, même ceux qui recouvrent la raison, gardent une santé labile. Tel Renaud,qui, à peine guéri de la hantise d'Angélique, partirait aussitôt pour les Indes à la poursuite de Gradasso, qui lui a ravi le cheval Bayard (XLII-67), ou Astolfo qui rechutera:

Ma ch'uno error che fece poi, fu quello
Ch'un'altra volta gli levô il cervello (XXXIV-86)

L'auteur n'embarquera pas avec eux sur la nef des fous dont il décrit à son tour la navigation24. Aussi pouvons-nous distinguer l'horizontalité du parcours des personnages de la hauteur de vue prise par le narrateur. Les envols de Roger et de Astolfo montés sur l'hippogriffe sont la métaphore dynamique de la vision cavalière des paysages et des événements distancés par le point de vue critique de l'Arioste:

Di sotto rimaner vede ogni cima
Et abbassarsi in guisa che non scorge
Dov'è piano il ierren né dove sorge (IV-49)

Le panorama, par suite de l'écrasement perspectif aérien, est réduit à une planimetrie,et
les événements ainsi que les protagonistes se trouvent miniaturisés. "Si
direbbe l'ironia dell'Ariosto simile all'occhio di Dio, écrit Croce, che guarda il

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muoversi della creazione"2s. En ajoutant toutefois que l'ironie de l'Anoste n'épargne pas Dieu lui-même, son entourage immédiat en tout cas — cf. en particulierla description du voyage d'Astolfo au Paradis (XXXIV et XXXVIII) qui est une parodie des récits bibliques et dantesques; l'évocation burlesque du thaumaturgechristique du chant XLIII; ainsi que celle de saint Jean "scrittor de l'oscuraapocalisse"

Le parti pris narratif est lui-même le mode poétique de la distanciation critique
morale. Ainsi en est-il de ces décrochements permanents du récit, lorsque, par
exemple, le poète passe des aventures de Roger à celles de Renaud:

Io lascerà Ruggiero in questo caldo,
t girb in Scozia a ritrovar Rinaldo (VIII-21),

ou lorsqu'il s'interrompt, alors qu'Angélique est menacée par l'assaut d'un ermite
libidineux (VIII-51), ou encore quand il abandonne Fiordalisi et Bradamante à
leur sort:

Di questi dua non vi dico or più inante
Chepiù m'importa il cavallier d'Aglante (VIII-90)

II s'agit chaque fois de ruptures narratives, comme pour signifier la non implication de l'auteur dans la dramaturgie du poème. Très explicitement à l'occasion du différend conjugal entre Orrigille et Grifón, quand le narrateur préfère soudain revenir à la description du siège de Paris:

Non perô son di seguitar sî intento L'historia de la perfida Orrigille Ch'io non ritorni a riveder dugento milapersone ... (XVI-16)

Sans pour autant se laisser emporter par son sujet, puisqu'il prendra congé du
lecteur, en tronquant le chant en plein récit de l'hécatombe (XVI-89).
Ce sont les reprises à la suite de digressions:

Non ho con quei di Francia da far tanto
Ch'io non m'abbia d'Astolfo a ricordare (XXXIX-1 9)
(cf. VIII-29; XVIII-59; XXXVIII-23)

Tout aussi fréquemment, le poète recourt au contraire au report différé du complément

Quel che seguì tra questi duo superbi
Vo' che per altro canto si riserbi (1-81)

Selon cette résolution critique, l'auteur usera aussi de l'interpellation. Les inter
ruptions et les pauses sont de la sorte multipliées tout au long des évocations:

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Poi vi diro, Signor, che ne fu causa
Ch'avrô fatto del cantar débita pausa (111-77);

avec des parenthèses dilatoires:

Ma non dirô d'Angelica or più inante
Che moite cose ho da narrarvi prima (XII-66)

Le récitant pourra interrompre un personnage, privé tout bonnement de parole:

Incomincio con umil voce a dire
Quel ch'io vo' all'altro canto differire (IV-72)
(cf. également 111-76; VI-81; VIII-34; VIII-91).

Angélique qui, à certains égards, apparaîtrait comme un des personnages majeurs
est finalement abandonnée avec désinvolture longtemps avant l'épilogue:

Che di seguir più questa non mi cale (XXX-17)

Ces décrochages, déplacements latéraux, montages parallèles, reprises, reports, digressions, apostrophes sont autant de modes particuliers de la figure générale de la suspension. Sa fonction est double. Du point de vue simplement narratif, elle assure la captation et l'entretien de l'intérêt du lecteur; elle est la forme classique et littéraire du "suspense" de la rhétorique moderne. Du point de vue moral, elle signifie le détachement critique de l'auteur, qui ne sera jamais intervenu qu'en voix off, hors du champ proprement dramaturgique. L'Arioste ainsi ne s'identifie à aucun personnage, ni ne se trouve enfermé dans aucune situation. Il demeure le régisseur d'un spectacle à la manière d'un Monsieur Loyal distribuant les entrées et les sorties sur la piste:

Ma lascian Bradamante, e non v'incresca
Che quando sarà il tempo ch'ellan'esca
La farô uscire e Ruggero altretanto (XIII-80)

L'initiative que le récit semblait prendre n'est jamais que feinte (VIII-90). Dans
tous les cas, l'auteur garde le contrôle. Les personnages en quête d'auteur s'en remettent
à sa discrétion, sinon à son arbitraire; Astolfo par exemple:

Ch'ad un gran duca è forza ch'io riguarda
II qual mi grida, e di lontano accenna
E priega ch'io noi lasci ne la penna (XV-9)

Rien donc qui ressemblerait à un emportement projectif sous l'effet de la passion. L'autonomie des personnages n'est jamais que concédée par les libres dispositions du poète, qui reste maître du jeu. C'est souligner le caractère fabulatoire du sujet et de la matière, les désigner comme fiction. Ce dont s'était immédiatement convaincule premier destinataire du poème, Ippolite d'Esté, quand il s'était enquis

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auprès de l'auteur sur la source de ses inventions, ces invraisemblables "corbellerie"("coglionerie"
selon d'autres versions), ces balivernes, que nous avons appelées,selon
l'estimation de la pensée tragique, l'insignifiance universelle.

C'est la même interprétation que nous donnerons de l'exercice fréquent du pastiche et de la parodie, du recours à l'écart burlesque, de l'emploi des comparaisons réductrices qui provoque l'érosion de l'idéalité; des facéties prosodiques également: rimes non sémantiques, pures inanités sonores; les coupures morphologiques par exemple strictement ludiques en bout de vers:

Ancor ch'egli conosca che diretta-
Mente a sua Maestà danno si faccia (XXXVIII-41; cf. XLI-32)

II s'agit chaque fois de l'intervention malicieuse du "je narratif", qui signale par un clin d'œil l'émancipation de Yauctor par rapport à un énoncé anonyme où s'évaporerait le narrateur dans une "mise hors circuit du dispositif énonciatif", de sorte que les événements sembleraient se raconter d'eux-mêmes, selon ce projet rhétorique qui sera celui de l'école dite réaliste. Alors, selon le mot de L. Marin "le récit est un piège" et garde tout pouvoir26. Par contre, le cadrage mis en place par l'Arioste, loin de viser à un illusoire trompe-l'ceil, atteste ostensiblement la présence d'un scénographe et assure l'affranchissement du narrataire. Il est un exercice de liberté. Les désamorçages rhétoriques révèlent l'artifice de toute poétique, désignant le poète comme un fabulateur, la poésie comme un jeu, à ne pas prendre trop au sérieux, simple flatus vocis.

La poésie n'est pas devenue pour autant un divertissement symptomatique de l'indifférence morale de l'auteur. Le consensus de la critique à ce propos est désormais général. Il est par exemple question pour N. Borsellino de "Mondo morale profondamente serio, sia pure manifestato perlopiù conatteggiamente sorridente "27 .Ce sourire est pour L. Caretti le signe de l'appropriation d'une maturité, de la connaissance des contradictions du réel et donc l'indice de l'expérience de la liberté. "Questa condizione d'eccezionale libertà conferisce all'Ariosto quella sua rara virtù di sereno e obbiettivo distacco, quell'autentica saggezza che è stata erroneamente giudicata come indifferenza o superficialità sentimentale"2B.

Cette expérience des contradictions dialectiques et leur représentation artistique avait été désignée comme "harmonie" par Croce. De ce point de vue, la poésie du Roland Furieux, lui était apparue comme représentative de la poésie en soi par sa "cosmicità": "L'arte nella sua idea non è altro che l'espressione o rappresentazione del reale, del reale che è contrasto e lotta, ma contrasto e lotta che in perpetuo si compongono, che è molteplicità e diversità ma insieme unità, che è dialettica e svolgimento ma insieme, e mercé questo moto, cosmo ed armonia"2^.

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Ce n'est donc pas que la sérénité de l'Arioste fût le privilège d'un heureux naturel et que le monde du Furieux fût le résultat d'une vision idyllique, ainsi que l'entendit De Sanctis, qui avait longtemps fait école là-dessus. Le détachement de l'Arioste a été tout au contraire acquis sur le tumulte et le bruit de l'existence et de l'histoire harmoniquement recomposées et intégrées, à la suite de l'expérience tragique. Reste à caractériser la qualité de cette harmonie.

Alors que Croce, pour dialectique que fût son analyse, établissait finalement la poésie à la limite du métaphysique, L. Caretti entend la maintenir dans la mouvance humaine et historique, "la celebrata 'armonia' ariostesca resta inspiegabile come dato poetico se non si viene a farla coincidere dall'interno, con un'armonia d'altro ordine, ma non sostanzialmente diversa e cioè con l'armonia etica, intesa appunto come conoscenza profonda, del mondo storico degli uomini contemporanei (...) e del mondo universale delle passioni umane ricondotte nella loro legge interiore, alla dialettica complessa che alla fine tutte le chiarisce ed illumina "3o.

L'interprétation dialectique ici exposée est linéaire et résolument optimiste. D'où l'éthique de l'action qui lui est associée, "ciò che veramente costituisce la grandezza e l'originalità del Furioso sono l'energia attiva che gli da slancio e lo sorregge da cima a fondo"3l, —oùil serait presque question, selon cette analyse, de "praxis".

S'il est tout à fait pertinent de souligner l'immanence de l'éthique de l'Arioste, "la soppressione ormai neppure polemica d'ogni residuo di mentalità metafisica "32 ,il n'est pas évident que le héros ariostesque soit restitué àla liberté de l'action historique. Ce serait oublier la négation d'une quelconque rationalité de l'histoire et l'inanité de la quête erratique des personnages. La mise en perspective de Caretti est convaincante en ce que le sens de l'harmonie consiste en l'acceptation de la réalité en tous ses aspects. Elle est fallacieuse, quand elle voudrait dégager des lois qui la gouvernent, "il segreto ordine dell'universo entro cui si conciliano senza esclusioni di sorta, anche le opposizioni più irreducibili"33. Surtout si ces lois devraient être celles de la dialectique et de la praxis. Caretti identifie abusivement la motricité, qui est en effet typique du poème, à l'action et le temps à l'histoire34. Selon notre point de vue, la motricité des acteurs, qui impulse effectivement le récit, n'est que pure agitation au jugement du poète qui se moque. Jamais, dans le Furieux, le mouvement perpétuel qui entraîne les personnages n'aboutit à un événement réel. "Un événement au sens où l'entendent ceux qui croient à la possibilité d'une action, c'est quelque chose qui 'arrive' à ce qui 'est', qui fait relief sur l'être. Mais que se pa^e-t-ii, ;>i l'être sui lequel l'événement est ainsi appelé à faire relief est déjà lui-même consitué d'événements. Il ne se passe exactement rien. Si tout est événement, rien n'est événement"3s.

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Ainsi dans le Furieux où effectivement la signifiance a été escamotée par l'objectivisme naturaliste intégral. La véhémence motrice qui emporte le récit et les intervenants, ne consiste jamais qu'à frapper de coups de verges les vagues de la mer. Par suite, l'harmonie supérieure reconstituée dans le poème, pour être musicale, est de qualité tragique. Sa musicalité serait en quelque sorte moderne pour cette raison qu'elle intègre, outre les consonances de la musique classique, les dissonances de l'esthétique contemporaine. Nous citerons entre autres à ce sujet, cette évocation stridente (et métaphorique) du siège de Paris:

Aspro concento, orribil armonia
D'alte querele, d'ululi e di strida (XIV-134)

II semblerait même quelquefois qu'un démon conduise le bal. A l'occasion en
core des massacres du siège:

Non fu sentito mai più strano ballo (XVI-5 2)

Comme si le piétinement de la danse macabre était celui d'une déesse Kali. Ainsi l'horreur se trouve également prise en compte pour aboutir à une harmonie supérieure, laquelle, pour souriante qu'elle demeure, n'en est pas moins tragique. L'harmonie ariotesque n'est pas cette convention idéale postulée par les académismes des diverses Arcadies. Elle est accord intégral des contraires dans un ensemble qui les dépasse. La jubilation du poème n'est donc pas ravissement, mais savoir radical et négation de toutes les idoles consolatrices. L'expérience morale de l'Arioste relève de ce "gai-savoir" qui sera explicite chez Nietzsche. "C'est en cela que la gaieté nietzschéenne est nécessairement savante ou 'sachante', pour se mesurer à l'ampleur de ce qui lui est permis de connaître sans dommage; et réciproquement, que le savoir nietzschéen est nécessairement gai, pour n'exister qu'à proportion de la gaieté qui le rend possible"36.

De la même façon, pour certains personnages privilégiés de l'Arioste, le rire aura été cognitif. Le chant XXVIII est particulièrement typique de cette relation du savoir à la joie, et son héros locondo, très exemplaire de cette typologie. On se souvient de l'intrigue. locondo et un certain roi de ses amis, bien nantis l'un et l'autre pour ce qui est de la beauté et du talent, mais tous deux bernés par leur épouse respective, entre autres avec un nain contrefait, de dépit entreprennent à travers l'Europe une équipée galante. Jusqu'au jour où ils considèrent comme plus avantageux de partager les gratifications d'une concubine d'un lit à trois places. Si, comme ils ont pu le constater, les femmes trompent généralement leurs conjoints, du moins celle-ci restera-t-elle fidèle à une paire d'amants assidus. Ils devront déchanter un beau matin, après que Fiammetta aura reçu nuitamment dans ce même lit, pendant leur sommeil, un quatrième occupant. Mais le dépit ne durera guère cette fois, vite remplacé par un éclat de rire, qui les pourfend:

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Poi scoppialo ugualmente in tanto riso Che con la bocca aperta e gli occhi chiusi, Potendo a pena il fiato aver del petto, A dietro si lasciar cader sul letto. (XXVIII-71)

Enfin initiés, convaincus décisivement qu'il serait impossible à un mari d'avoir
assez d'yeux pour surveiller son épouse, dotés d'une sagesse nouvelle, ils s'en retourneront
sans plus de rancœur jouir de leur mariage; puisque "così fan tutte":

E se son corne tutte l'altre sono
Che torniamo a godercile fia buono (XXVIII-73)

— Alors que Roland, malmené par une semblable mésaventure, avait sombré dans la fureur. Ainsi est-on passé cette fois de la folie au rire. C'est de ce même rire que se réconfortera Renaud au récit d'un autre double adultère réciproque entre Argia et Anselmo, l'un et l'autre et tour à tour, coupables et victimes d'une trahison conjugale, mais réconciliés pour leur bonheur par une semblable clairvoyance sans illusion, ni ressentiment:

Cosî a pace e concordia ritornaro,
E sempre poi fu l'uno all'altro caio (XLIII-143)

Dans les deux cas, l'histoire tourne court après l'éclat de rire. C'est qu'il n'y a pas à épiloguer. Si le rire ordinaire est un "rire long", selon la caractérisation de Clément Rosset37, qui garde une arrière-pensée normative, alors que le rire de l'humour lui-même a un prolongement, parce qu'il naît du sentiment du contraste entre le réel et une nécessité postulée, le "rire court" n'a pas de prolongement parce qu'il abolit d'un seul coup toute "demande d'ordre". Il est rire exterminateur, lorsque toute attente, toute exigence du désir ont cessé; "le rire exterminateur signifie donc, en dernière analyse, la victoire du chaos sur l'apparence de l'ordre, la reconnaissance du hasard comme 'vérité' de 'ce qui existe'. Reconnaissance qui est aussi une approbation puisque le rire s'accompagne d'un plaisir, lequel signifie nécessairement acquiescement et assomption, comme l'a établi Freud dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient"^.

Tandis que Roland reste crispé par la tension idéaliste, qui le rend fou furieux39,
locondo va bénéficier d'une formidable épargne d'énergie, qui le restitue d'emblée
et intégralement à la jouissance.

Dès lors qu'il est admis qu'il n'y a pas de principe ordonnateur qui régisse l'existence, ou pour le dire avecl'Arioste, que Fortune a toute l'initiative, il faut consentir à l'incongruité qu'il y a (selon la bienséance conventionnelle) pour le plus bel homme du royaume et le plus courtois, à être trahi par sa femme avec un affreux nabot. Le rire exterminateur est un rire d'assentiment. Le contraste est annulé, la contradiction résolue; la détente concomitante est nécessairement

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hilarante à proportion de la crispation revendicatrice antérieure qui se trouve
neutralisée.

Pour terroriste que soit la pensée tragique, dans la mesure où elle détruit toute consolation et lui substitue l'insignifiance universelle, où plus rien de crédible ne subsiste, elle aboutit in extremis à une joie paradoxale4o, celle de la liquidation des valeurs irréelles et fallacieuses; recommandable et redoutable à la fois.

La joie sommitale est alors l'heureux surgissement, né de l'assentiment, de l'abandon au hasard. Nous évoquerons la séquence du film de Jean Renoir, Le fleuve, (tourné aux bords du Gange et infiltré de philosophie shivaïte): un père qui a perdu son fils, tué par un cobra, attend à la porte de la chambre matrimoniale la naissance d'un second enfant que sa femme est en train de mettre au monde. Après le premier vagissement, une servante sort annoncer au père et au jeune ami de son fils, qui attend aussi, qu'une fille est née. Une déception fulgurante traverse les deux visages, aussitôt remplacée par un sourire total, sitôt que l'extermination de toute exigence les a rendus disponibles à la provocation du réel.

Il reste enfin à dire que cette approbation invite à une fête, celle de la célébration
du hasard perpétuellement créateur, de la vie ainsi que de la mort (ce qui
nous ramène une dernière fois à la représentation artistique de l'harmonie).

Le désenchantement (compris ici au sens premier, c'est-à-dire comme délivrancedu sortilège trompeur) opéré par l'Arioste n'est pas morne, ni la distanciationhautaine. Ce en quoi sa sagesse diffère de celle de Dante ou de Pascal, l'un et l'autre exclusivement adressés à Dieu après leur conversion au vrai bien. Après que Dante a considéré du haut du ciel des étoiles la misère de la planète terre, "l'aiuola che ci fa tanto feroci" (Paradis XXII-151), il détournera son regard vers l'Empyrée. Pascal, après avoir dénombré les vanités de ce monde, récuse celui-ci et parie sur Dieu. Sagesse donc que la leur faite de renoncement, alors que celle de l'Arioste est de détachement en même temps que de disponibilité aux propositionsinnombrables du hasard. "Il y a en effet deux manières contradictoires d'être indifférent, remarque Clément Rosset, l'une consiste à attendre le hasard à coup sûr, puisque tout est hasard; l'autre à ne rien attendre, si tout est hasard. Indifférence de la fête, opposée à l'indifférence de l'ennui"4l. Rien n'étant plus de règle, l'existence est en état perpétuel d'exception. La différence provient du type de la demande. "Si c'est l'être, le monde est monotone, l'être ne survenant jamais; si c'est le hasard, le monde est une fête, le hasard survenant toujours"42. Dans le premier cas, l'écart est rapporté à la norme ontologique; dans le second cas, il est de type interne et structurel. Dans le premier cas, l'attente est sensibilisée à la répétitivité du même manquement à la règle, d'où le sentiment d'ennui; dans le

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second cas à la variété de l'exception.

Nous avons vu à propos de la matière du Furieux et de l'humeur du poète que tel est le cas pour l'Arioste, dont le recours entre autres à la figure, fondamentale dans l'œuvre, de la suspension relève de cette poétique de l'expectation festive43. Si bien que nous pouvons parler désormais à son propos d'une poétique de l'émerveillement. C'est en ce sens supérieur que nous interpréterons la déclaration d'intention du poète dans une lettre au doge du 25 octobre 1515: "... avendo /.../ per spasso e ricreazione de Signori e persone di anime gentili et madonne composta una opera in la quale si tratta di cose piacevoli e delectabili di arme et de amori."

Il ne s'était donc pas simplement agi pour l'auteur de distraire la cour par la variété de l'invention, mais de rendre son public attentif à l'état d'exception dont le poème dans son ensemble est la métaphore, une métaphore fabuleuse par la matière et les personnages qui la constituent: monts et merveilles accomplis et parcourus par les fées, et les mages, les ogres et les sorcières, alliés des prodigieux chevaliers et des merveilleuses dames, ou complices des scélérats et des mégères surgissant sans trêve du tumulte narratif. Enee sens aussi, l'Arioste anticipe sur la fête baroque, dont la scénographie pyrotechnique ne sera pas non plus de pur divertissement, mais de sensibilisation à l'irruption inopinée, fugace et substitutive de l'événement44.

Penseur tragique donc que l'Arioste, parce qu'il rapporte effectivement dans toute sa brutalité une histoire pleine de bruit et de fureur d'où sont annulées toute signifiance historique ou mythologique, toute consolation idéologique, mais d'un tragique jubilatoire par la festivité perpétuelle qui soutient sans défaillance le poème. De ce point de vue, plus que Roland ou Roger ou Renaud, c'est locondo qui, par son rire survenu par dessus le désespoir, nous semble le plus emblématique de la morale de l'Arioste, morale déjà mozartienne d'un détachement qui n'exclut pas la convivialité "Appartato ma non separato, non alieno, non indifferente, observait Croce, al quai proposito giova, ripigliando e svolgendo l'analisi iniziata, mettere in guardia contro un facile fraintendimento della 'distruzione' di cui abbiamo discorso, operata dal tono e dall'ironia ariotesca, quasi totale distruzione e annientamento, laddove si deve intendere di una distruzione nel senso filosófico della parola, e che è insieme conservazione"4s.

Nous avons dit quant à nous que l'attitude du poète était celle de l'assentiment et de l'adhésion au réel non dédoublé par les mirages. Il était naturel que le dernier chant fût celui du retour au port du navigateur, accueilli par ses amis demeurés au rivage, après les bourrasques de la navigation sous les vents hasardeux de Fortune, et par dessus le bruit.

Pierre Barucco

Nice

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Notes

1. Deux formules de Clément Rosset auquel nous emprunterons encore quelques concepts opératoires; cf. La logique du pire, PUF", 1971; La force majeure. Éditions de Minuit, 1983.

2. Nino Borsellino, Ludovico Ariosto. Bari Laterza, 1973, p. 177; cf. également le point de vue très voisin de Lanfranco Caxetti, Orlando furioso, prefazione, Torino, Einaudi, 1966, p. XXVI.

3. N. Machiavel, Le Prince, XVIII.

4. F. Guichardin, Ricordi, 37, 88, 104.

5. Cf. Dostoievsky, Les possédés : "Si Dieu n'existe pas tout est permis" et Nietzsche, Par-delà le bien et le mal.

6. Cl. Rosset, La logique du pire, op. cit. p. 79.

7. Une autre étymologie arabe -al sarde- est également plausible.

8. Cl. Rosset, La logique du pire, op. cit. p. 79.

9. ibid., p. 83.

10. La notion serait très proche de la "shunyata", la vacuité bouddhique.

11. "Le pessimisme philosophique, écrit Rosset, utilise quant à lui pour désigner le tragique, le concept de hasard événementiel -casus-, qui se réfère à l'idée d'une nature déjà (et mal) constituée /.../ Schopenhauer qui se réfère en toute logique pessimiste au "zufall" pour rendre compte du règne de la tragédie." La logique du pire, op. cit. p. 83.

12. N. Machiavel, Le Prince, XXV; cf. aussi Guichardin, Ricordi, 30.

13. N. Machiavel, Le Prince, VII; on notera que les historiens attribuent le semi échec de François Gonzague à la bataille de Fornoue contre Charles VIII à une crue inattendue de la rivière Taro, en plein mois de juillet, qui empêcha la manœuvre prévue; cf. L. Barzini jr., Fornoue et après in Les Italiens, Gallimard, 1966, p. 337.

14. L. Caretti, op. cit. p. XXI.

15. B. Croce, Ariosto, Bari, Laterza, 1946, p. 71

16. N. Borsellino, op. cit. p. 104-105.

17. Ibid., p. 109.

18. Cf. également la thèse de R. Girard sur la "mimesis d'appropriation" in La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

19. N. Grimaldi, Le désir et le temps, Paris, PUF, 1971, p. 345.

20. H. Corbin, Juvénilité et chevalerie in L 'homme et son ange-Initiation et chevalerie spirituelle, Paris, Fayard, 1983, p. 260. On rapprochera ce jugement des sentences de saint Jean de la Croix, qui notait dans Subida del monte Carmelo, (I,V) que nous trouverions "el gusto de todas las cosas", si nous nous refusions à les goûter et si nous ne nous arrêtions pas "en otras cosas que no son Dios puramente"; cité par J. Baruzi, Le problème delà mystique in L'intelligence mystique, Paris, Berg-International, 1985, p. 55.

21. Selon une démarche "épouvantable" dont chacun en son for intérieur s'est déjà convaincu, mais qu'il s'efforce de méconnaître; cf. la réflexion de Cl. Rosset sur cette "inquétante étrangeté" in La logique du pire, op. cit. p. 78 et 87. On remarquera en outre avec Meschonnic la réticence des linguistes structuralistes eux-mêmes à entériner l'absence du réfèrent dans les définitions du signe qu'ils proposent. C'est que la fonction référentielle est palliative et s'évertue à combler un manque. File est, constate Meschonnic. "productrice et produit d'une métaphysique et d'une condition subjective,l'angoisse /.../ la parole écrite est l'absence d'une absence /.../ Nous ne sommes alors qu'une agitation enfermée dans de l'absence puisque un signe renvoie à des signes, toujours rien qu'à des signes" (Le signe et le poème, Gallimard, 1975, cité par J. P. Brighelli, Le langage, Paris, Belin, 1986, I, p. 61). Alors que la pensée tragique se risque à la reconnaissance de l'absence et en réchappe. Selon la revendication intrépide de Nietzsche: "L'artiste tragique n'est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien /..." {Le Crépuscule des idoles, La raison de la philosophie, -6-).

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22. Cl. Rosset, La logique du pire, op. cit. p. 90.

23. Sur le thème de 1' "ahriman" nihiliste cf. H. Corbin op. cit. p. 244.

24. La nef des fous de S. Brant (1494) avait anticipé de quelques années sur L'éloge de la folie d'Erasme (1509-1511).

25. B. Croce, op. cit. p. 70.

26. L. Marin, Le récit est un piège, Éditions de Minuit, 1978, cité par Cl. Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Editions de Minuit, 1985, p. 21.

27. N. Borsellino, op. cit. p. 104.

28. L. Caretti, op. cit. p. XXI.

29. B. Croce, op. cit. p. 38.

30. L. Caretti, op. cit. p. X.

31. Ibid., p. XVII.

32. Ibid., p. XXV.

33. Ibid., p. XXIII.

34. Ibid., p. XXII-XXIII. Si Nicole Oprandi relève à propos de la quête ariotesque la rémanence d'"une aspiration nostalgique tendant vers un utopique achèvement /..." elle constate néanmoins que "l'effort héroïque dans lequel les personnages essaient de s'accomplir n'est qu'une chimère; chaque exploit est un éternel recommencement." Elle cite en appui les formules de Lukacs qui parle à ce sujet de "l'ombre d'une quête" et de "rhétorique dansante" (Nicole Oprandi, Les aspects artistiques du mouvement dans le Roland furieux, Thèse de 3e cycle, Université de Nice, 1973, p. 213,214).

35. Cl. Rosset, La logique du pire, op. cit. p. 43.

36. Cl. Rosset, La force majeure, op. cit. p. 68.

37. Cl. Rosset, La logique du pire, op. cit. p. 173-175.

38. Ibid., p. 179.

39. Ce sera aussi le cas du Tasse détruit par l'exigence mortifère d'un Moi trop idéal; cf. P. Barucco, Figures de la folie du Tasse, "Revue des Etudes Italiennes", N° 1-4, Janvierdécembre 1987. De même Nietzsche malgré son analyse du ressentiment.

40. Cl. Rosset, La force majeure, op. cit. p. 24-26.

41. Cl. Rosset, La logique du pire, op. cit. p. 115.

42. Ibid.

43. Nous distinguons Y "expectation" d'entière disponibilité de I'"expectative" dont l'attente est ciblée.

44. Lorsque Marino proclamera la vocation spectaculaire de la poésie: "E' del poeta il fin la meraviglia", il ne fera que reprendre à son compte le projet de l'Arioste: "lo vi vo' dire e far di maravjglia Stringer le labbra e inarcar le ciglia (X-4)

45. B. Croce, op. cit. p. 80.

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Résumé

Dans cet article l'auteur souligne le tragique du Roland Furieux, tragique entendu dans une acception nietzschéenne, comme désespoir absolu et joie nécessaire. Après le constat des faillites de la raison et le dénombrement des butées du désir tout au long des parcours labyrinthiques des personnages moqués par les caprices du hasard, et dont les prétentions à l'initiative dramaturgique sont désarmées, il est fait état de l'invalidation du désir lui-même, repéré comme principe moteur mais fallacieux d'une épopée dérisoire. La "philosophie" de l'Arioste, toutefois, est moins une réflexion désabusée sur le non-sens et l'absurde, que l'annulation des idéaux convenus, la sereine comptabilité de l'insignifiance universelle. Dès lors, c'est l'antiphrase qui apparaît comme la figure radicale de la poétique du Roland Furieux, dont l'ironie n'est plus seulement interprétée comme la récusation des valeurs de la chevalerie, mais aussi de l'héroîcité de l'humanisme de la Renaissance.