Revue Romane, Bind 23 (1988) 2

Communication à rebours Une lecture de l'œuvre d'Henri Michaux

par

Inge Degn

L'œuvre d'Henri Michaux est vaste et hétérogène. Écrite ou peinte, elle se soustrait
en grande partie aux classifications conventionnelles des genres artistiques
et s'impose, avant tout, par sa diversité et sa différence.

Cette diversité et cette différence semblent dues à une recherche constante en réponse au problème fondamental de l'œuvre. Ce problème est celui de la communication, qui se pose bien sûr de manières différentes à travers les quelque soixante-cinq années de cette production singulière, et que l'on ne peut pas isoler de son contexte existentiel et social.

Pour rendre compte de cet ensemble de problèmes, je vais d'abord étudier en détail deux textes qui appartiennent à une période décisive de l'œuvre, celle caractérisée par une production fulgurante, à savoir la période se situant autour de 1930.

A ce moment se dessinent très clairement deux sphères de vie et d'action qui découlent de deux attitudes contradictoires envers la vie. Cette dualité exprime justement un conflit existentiel fondamental. A partir de cette dualité, l'œuvre s'articule en deux parties: l'une peut être désignée comme une critique de la socialisation et de la civilisation, tandis que l'autre est constituée par une suite de départs hors de la sphère de la socialisation et de la civilisation. En résumé, on peut dire que Michaux détecte et franchit toutes les limites que posent d'abord la réalité, ensuite toute position acquise dans la vie ou dans l'œuvre, ainsi que celles inhérentes à la communication elle-même.

1. Un conflit fondamental

Les deux textes qui exposent ce conflit existentiel fondamental, que je conçois comme le dynamisme même de la création artistique d'Henri Michaux, sont à peu près contemporains: "Le Portrait de A." fait partie d'Un Certain Plume, 1930, mais avait déjà paru Tannée précédente dans la revue Commerce ("Le fils du macrocéphale (portrait)" in Commerce, hiver 1929, cahier XXII), et "Mes propriétés", paru dans l'ouvrage du même titre, Mes Propriétés, en 1929. (Les

Side 242

deux œuvres sont citées dans ce qui suit, pour Plume d'après l'édition Plume
précédé de Lointain Intérieur, 1963, abrégée P, et pour Mes Propriétés dans l'éditionde
1929, abrégée MP).

"Le Portrait de A. ": la nature et l'histoire

"Le Portrait de A." est,sous forme d'aphorisme,le récit chronologique d'une vie, de la naissance vers la mort. Dans la partie centrale du texte, l'auteur nous dit que A., c'est l'homme après la chute, ce qui indique que sa vie s'articule autour d'une scission, présente dès l'abord. Son entrée dans le monde est à peine perceptible, mais cette insignifiance, légèreté, voire inexistence, trouve sa complémentarité dans la dimension Océan. L'Océan est ce qui était déjà là avant l'apparition de A. sur terre; c'est l'éternité ou l'infini. Cette dimension Océan est à l'origine de son moi mystérieux qui, pendant son enfance, forme une boule hermétique et suffisante, impénétrable à toute instance de socialisation, que ce soit parents, école ou société, comme à toute liaison avec l'extérieur sous forme d'affections, de nourriture, de communication ou d'instruction:

De grosses lèvres de Bouddha, fermées au pain et à la parole. (P p. 110)

Cependant cette position s'avère intenable à la longue. Les persévérantes attaques de son entourage finissent par briser A., et c'est par cette perte de perfection, par la désagrégation de "sa parfaite boule", que s'instituent les deux sphères ou deux relations qui s'articulent autour de la chute, à savoir la nature et l'histoire.

L'intuition qu'a Michaux de la première de ces deux relations le fait parler
dans ces termes:

Ce qui est divin est la nature. Les choses immédiates sont la nature. La transsubstantiation
est la nature. Les miracles sont la nature. Les miracles, la lévitation. La joie parfaite.
La fusion dans l'amour est la nature. La libération de l'âme. (Pp. 111)

C'est-à-dire que la nature est le lieu de la participation, de l'épanouissement et de la lévitation, ce sont les reflets de l'unité originelle (ou du Moi-Tout originel, pour employer les termes de Gérard Mendel) d'avant la scission, le paradis d'avant la chute. Tandis que l'histoire implique avant tout l'idée de la perte et de la séparation et nous laisse avec la perspective des difficultés à surmonter. Une fois vaincue la boule et A. sorti dans l'histoire, il se retrouve dans un univers hostile de choses et d'êtres durs qui ne lui exposent qu'une façade,une croûte, alors qu'il devine toujours autre chose, le mystère, auquel il cherche une explication, une clé.

Dans un premier temps, A. croit trouver cette clé dans le livre, qu'il définit
comme souple, fait d'âme et apte à s'abandonner. Mais le livre n'est un moyen

Side 243

adéquat pour établir la relation avec le mystère qu'à condition que le lecteur s'assimile à sa souplesse. Il faut que le "fond" de A. reste indécis, mystérieux et peu palpable pour qu'il puisse trouver dans le livre ce même univers fuyant et sans contours. Alors seulement le livre lui réserve le grand bonheur et la révélationqui nous rappellent la joie parfaite et la fusion dans l'amour citées plus haut. Si, par contre, A. veut "retenir", si son propre être se durcit, il en résulte la résistancetotale, le néant. Autrement dit, le livre n'est que le médium de deux dispositionsdifférentes; ce qui compte, c'est l'état d'âme, l'attitude mentale.

Dans ce contexte, la compréhension s'avère être un concept clé, car c'est un terme ambigu dont les différentes acceptions marquent, en fait, les phases du développement de A. Quand son refus d'entrer dans le monde, "la socialité", est vaincu, les éléments essentiels de l'événement sont la nutrition et la compréhension:

La boule donc perdit sa perfection.
La perfection perdue, vient la nutrition, viennent la nutrition et la compréhension

A l'âge de sept ans, il apprit l'alphabet et mangea. (P p. 110)

Entré dans le monde et scellé par la scission, il cherche une explication, une clé, pour rentrer dans le mystère. La compréhension mène donc dans les deux directions; dans le premier cas elle est participation néfaste, dans le deuxième, participation idéale. Mais la compréhension implique une autre ambiguità, puisqu'elle n'est pas seulement participation, mais très souvent possession, et c'est cette dernière ambiguità qui va le perdre. Car son besoin de comprendre:

Ah ! Comprendre le monde cette fois, ou jamais ! (P p. 114)

le pousse vers la science qui l'amène à se sentir unilatéral et ficelé, parce que
celle-ci intercepte tout ce qui n'est pas de son domaine. Pour échapper à ce rétrécissement
de la vie, il se jette dans la vie extérieure.

Ce saut fait ressortir l'introversion exclusive de la vie antérieure de ce contemplatif, attitude que l'on ne change pas d'un jour à l'autre, et qui le fait échec et mat dans son nouveau contexte. En fait, c'est la même recherche du paradis impossible, le même besoin de comprendre, transposés dans un autre univers qui demande avant tout l'action:

(...) Si un contemplatif se jette à l'eau, il n'essaiera pas de nager, il essaiera d'abord de
comprendre l'eau. Et il se noiera. (P p. 115)

Par rapport à cette vie extérieure qu'il essaie d'affronter, A. n'est toujours qu'un fœtus qui doit naître avant de pouvoir marcher, mais cette vie elle-même est toujours aussi insignifiante qu'au début par rapport à l'Océan infini et mystérieux qui vit de sa propre vie, même si lui, A., va bientôt mourir.

Side 244

Ainsi le texte se ferme sur lui-même, nous ramenant à la perspective "Océan" versus "vie insignifiante" du début. Entre-temps, il nous a fait parcourir une suite de positions qui nous permettent d'établir le schéma suivant dans lequel se dégagent les oppositions majeures du texte et où se trouve exprimé le drame de A., ce rien, sur le fond du tout, l'Océan:

début du texte: OCÉAN

fin du texte: OCÉAN


DIVL5348

DIVL5350

DIVL5352
Side 245

La vie de A. réunit donc deux mouvements. A la surface, sur le plan de la socialisation, A. passe de gauche à droite et de haut en bas, vers la sottise suprême et l'échec total dans la fonction de professeur; il n'y a pas d'échange à proprement parler entre intérieur et extérieur, entre individu et monde ambiant, mais un sentiment d'absurdité par rapport au monde, et un refus ou une incapacité de communication. Sur l'autre plan, en profondeur, l'Océan reste constant.

Écrit à la troisième personne, "Le Portrait de A." porte des traces autobiographiques indubitables, ce qui peut se vérifier par une comparaison avec les notes autobiographiques que Michaux nous a livrées sous le titre de "Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence" (in Bréchon, 1959), et qui, elles aussi, sont écrites à la troisième personne. L'autre texte que je vais introduire ici, "Mes propriétés", est écrit à la première personne, et ce moi lyrique montre une parenté tout aussi évidente avec l'auteur que le personnage de A.

"Mes propriétés": l'être et l'avoir

"Mes propriétés" s'ouvre sur une description des propriétés du "moi" du texte, c'est-à-dire de son paysage intérieur, qui est peint comme un désert, sans forme, sans ombre, dépourvu de vie. Pourquoi en est-il ainsi? Parce que le "moi" veut que ce soient des propriétés proprement dites, de riches propriétés, et cette volonté de posséder le fait agir d'une manière impropre, inadéquate, qui tue ce qui devrait se développer et croître. Par contre, s'il se relaxe, s'il s'abandonne et laisse régner la spontanéité, aussitôt la vie grouille. Cependant, cet abandon amène une ouverture qui l'entraîne vers le monde extérieur et il se laisse emporter par une femme du dehors. Mais alors, très vite, parce qu'il est incapable de comprendre cette vie, il se sent perdu sur la planète et pleure ses propriétés. Par cette séparation d'avec ses propriétés, il apprend enfin à apprécier leurs qualités, à connaître ce qui les fait siennes. A partir de ce moment-là, elles ne sont plus seulement des propriétés, mais un terrain sur lequel on peut bâtir, ce qui permet tous les espoirs.

Dans ce texte se dessine donc la même opposition capitale entre monde intérieuret monde extérieur que dans le texte précédent, mais à cette première oppositions'en superpose une autre, celle entre deux solutions possibles au problème.Le texte joue sur le mot "propriétés", qui a le double sens de "ce qu'on possède en propriété" et de "qualité propre". Pris dans la première acception, le mot connote tout un système de valeurs généralement admis dans notre civilisationoccidentale, et que le "moi" essaie de réaliser dans la première partie du texte. C'est par rapport aux normes et aux attentes des autres qu'il prend consciencede l'insuffisance de ses propriétés, et c'est cette conscience et la pratique

Side 246

des autres qui le font agir. Il surveille le terrain, il y transporte et implante des
objets étrangers, il désire les voir s'y multiplier:

Et si je m'obstine, ce n'est pas bêtise.

C'est parce que je suis condamné à vivre dans mes propriétés et qu'il faut bien que
j'en fasse quelque chose.

Je vais bientôt avoir trente ans, et je n'ai encore rien; naturellement je m'énerve.

(MPp. 31)

Ce qui est naturel pour les autres ne l'est pas pour lui. Exercés à amasser et à acquérir depuis leur plus jeune âge, les autres s'approprient n'importe quoi, comme par réflexe, en un rien de temps, et même sans s'en douter. Si ses propriétés à lui restent des anti-propriétés qu'un travail assidu, une documentation énorme, une attention exacerbée ne suffiront jamais à remplir, c'est parce que le "moi" ne s'est pas rendu compte de leur nature. C'est ce qu'il comprend quand il les retrouve après la séparation, et qu'il peut constater:

N'importe, c'est nettement mon terrain. Je ne peux pas expliquer ça, mais le confondre
avec un autre, ce serait comme si je me confondais avec un autre, ce n'est pas possible.

11 y a mon terrain et moi; puis il y a l'étranger. (MP p. 34)

Nous, les lecteurs, nous pouvons constater du même coup qu'il n'est plus question
de propriété, mais d'un terrain:

Revenons au terrain. Je parlais de désespoir. Non, ça autorise au contraire tous les
espoirs, un terrain. Sur un terrain on peut bâtir, et je bâtirai. Maintenant j'en suis sûr. Je
suis sauvé. J'ai une base. (MP p. 36)

Ainsi le texte aboutit à la deuxième acception du mot "propriétés" mentionnée plus haut, celle de "qualité propre"s de "caractère". L'opposition essentielle du texte s'avère être celle entre la vérité du "moi" et les vérités des autres, c'est-àdire entre l'authenticité du "moi" et l'aliénation, celle-ci, chose digne de remarque, inhérente à la langue.

Ses propriétés, dont il soulignait la pauvreté au début du texte et qu'il dépeint de sorte qu'elles nous rappellent le "malconfort" décrit plus tard par Camus dans La Chute, subissent une véritable métamorphose au cours du texte: celui-ci, au lieu de se fermer sur lui-même, comme "Le Portrait de A.", s'ouvre sur un avenir heureux, grâce à cet affranchissement aussi bien linguistique qu'existentiel.

Inadaptation et altérité

Si je choisis de prendre mon point de départ dans ces deux textes, c'est parce qu'ils exposent les deux ensembles de problèmes sur lesquels s'articule l'œuvre, et qu'on peut voir à quel point ces deux ensembles sont en étroite relation l'un avec l'autre. Il s'agit, d'un côté, de la relation entre la nature et l'histoire, qui

Side 247

constituent les deux axes thématiques principaux structurant l'œuvre; de l'autre, de la relation qu'entretient l'individu avec ces deux sphères, puisqu'aussi bien le personnage de A. que le "moi" de "Mes propriétés" semblent créés pour le végètementintroverti, et qu'ils sont mal armés pour faire face au monde extérieur de l'histoire. Les deux textes dépeignent en effet une inadaptation de fond, fait qui place le problème de la socialisation au centre de notre attention, que ce soit en tant que processus de socialisation comme dans la vie de A., ou que ce soit par rapport à une crise existentielle due à l'incompatibilité des valeurs et facultés personnelles et des contraintes et valeurs du monde ambiant. Cette crise qui, à première vue, paraît fatale, mais qui est à l'origine d'un développement personnel,semble être celle de l'auteur lui-même. Pour rendre compte de l'œuvre commeun tout cohérent, il faut, à mon avis, retenir et combiner ces deux aspects, celui de la thématique et celui de la chronologie, car la relation à la nature et à l'histoire change à mesure que change la position existentielle personnelle de l'auteur.

Les deux textes, écrits tous les deux en 1929, datent d'une période où cette problématique existentielle est particulièrement pressante, où la décision définitive de communiquer est prise et résulte en une suite de textes qui montrent tous un personnage en situation. A travers cette production se révèle une évolution où, du statut d'objet dans ses rapports à autrui, d'objet délaissé au milieu d'une réalité inintelligible et écrasante (cf. "Un homme perdu", NR p. 120), le personnage du texte acquiert le statut de sujet qui agit, et même si son action est purement imaginaire, elle est efficace et lui procure le bien-être (cf. "La simplicité", NR p. 107).

Le cheminement vers la prise de conscience et l'identité qui termine "Mes propriétés" se retrouve dans Ecuador (1929). Partant de la constatation douloureusede son manque constitutionnel dans "Je suis né troué" (p. 94-96), l'auteur arrive à la certitude exprimée vers la fin du livre, "Maintenant je sais ce qui me convient. Je ne le dirai pas, mais je le sais" (p. 164), à laquelle on peut joindre cette autre affirmation, "Mais le manque d'une chose est nécessairement Yavoir d'une autre chose" (p. 175). Bien que ce qu'il voit en Amérique du Sud soit un prolongement de la civilisation européenne, il a atteint la distance nécessaire pour juger et condamner cette civilisation. S'il est passé pour inadapté et, somme toute, pour un raté mesuré à l'aune de cette civilisation, ce n'est pas lui qui est fautif, mais cette civilisation bornée et pauvre en oxygène (p. 80-81). Michaux persiste dans ce reniement de la civilisation européenne et entreprend de nombreuxvoyages qu'il conçoit comme des 'Voyages d'expatriauon". Sa découverte émerveillée de l'Extrême-Orient, dont il parle dans Un Barbare en Asie (1933), lui permettra la confrontation de deux civilisations essentiellement différentes,

Side 248

ce qui le conduit à dénoncer non seulement la civilisation européenne, mais toute civilisation et toutes sortes de socialisation, dans la mesure où elles déforment l'homme et interceptent une partie de ses virtualités. Cependant, cette position ne l'empêche pas d'opérer une hiérarchisation et d'accorder sa préférence aux cultures et religions orientales parce qu'elles privilégient la dimension intérieure, la relation envers l'infini. Dans "Quelques renseignements sur cinquante-neuf annéesd'existence" (in Bréchon p. 21), il résume de cette manière:

Enfin son voyage
Les Indes, le premier peuple qui, en bloc, paraisse répondre à l'essentiel, qui dans l'essentiel
cherche l'assouvissement, enfin un peuple qui mérite d'être distingué des autres.

Ce qui répond à sa première renonciation à l'écriture:

(...) Mais il se débarrasse de la tentation d'écrire, qui pourrait le détourner de l'essentiel,
(ibid. p. 17)

c'est-à-dire l'essentiel, le secret, qui reste étranger et caché à son entourage, qui
n'a pas cours dans le monde des autres.

Dans la postface à La Nuit remue (NR) (1935), à laquelle il a aussi donné le titre "Mes propriétés" (datée de 1934), Michaux revient sur son inadaptation et expose tout le livre comme une sorte de thérapie qu'il s'est créée pour survivre à ses propres difficultés, mais qui serait praticable par n'importe qui ayant les mêmes besoins. En parlant de l'emploi qu'il a fait de son imagination, il caractérise cet emploi comme "une opération à la portée de tout le monde et qui semble devoir être si profitable aux faibles, aux malades et maladifs, aux enfants, aux opprimés et inadaptés de toute sorte" (NR p. 195). Cependant, l'intérêt que représentent ses phantasmes pour un plus grand public, ne réside pas seulement dans la revalorisation de l'expérience et de la réaction authentiques individuelles revendiquées par cette démarche thérapeutique. Ses phantasmes sont avant tout porteurs d'un message concernant la "réalité" à laquelle l'auteur est exposé et les conditions que pose la société: en tant que décharges psychiques provoquées par une pression sociale, ces textes réunissent les deux dimensions intérieure et extérieure, la première s'exprimant dans la "forme" des textes, la dernière dans leur "contenu".

2. Le paradoxe de l'écriture

Fragmentation et perspective "de travers"

A propos de la forme, Michaux nous dit, lui-même, dans la même postface: "Les morceaux, sans liens préconçus, y furent faits paresseusement au jour le jour, suivantmes besoins, comme ça venait, sans "pousser", en suivant la vague, au plus pressé toujours, dans un léger vacillement de la vérité, jamais pour construire,

Side 249

simplement pour préserver." (NR p. 194). Il est donc plutôt question d'un manquede
forme qui reflète un état d'âme, et c'est cet état qui est essentiel, non pas
le produit.

Ce reniement de la forme est aussi le thème de la postface de Plume (1938), où Michaux entreprend d'abolir le livre en tant que livre et lui-même en tant qu'auteur, et quant au texte en cours, le caractère de vérité conquise de ses réflexions, car "l'examen de la pensée fausse la pensée comme, en microphysique, l'observation de la lumière (du trajet du photon) la fausse." Le livre consiste en: "Signes, symboles, élans, chutes, départs, discordances", mais "tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose", et il souligne: "Entre eux, sans s'y fixer, l'auteur poussa sa vie." (P p. 220)

Cette non-fixation qu'il prône correspond à la non-identité qu'il oppose à la socialisation, à la mobilité qu'il défend, aussi bien sur le plan de la conscience que sur le plan de la communication. Pour sauvegarder cette position-mobilité, il invente plusieurs procédés qui ont ceci en commun qu'ils maintiennent une perspective "de travers" dans la communication, accusant la communication en ellemême et laissant soupçonner ou sentir la vie profonde et libre en dehors de la communication.

Dans les deux postfaces, Michaux revendique un "moi" provisoire qui change constamment, qui est foule, ce qui correspond au côté fragmenté de ses ouvrages, au fait qu'ils se composent de morceaux qui n'obéissent à aucun principe établi d'unité ou de cohérence. De même, l'aspect d'opposition à toute contrainte comme à tout façonnement, est constant. Mais on peut aussi constater quelques différences essentielles entre les deux textes. Entre autres choses, il ne s'agit plus, dans la dernière postface, d'une description de ce qu'a fait Michaux, mais d'un raisonnement sur ce qu'il a fait. Une autre différence est qu'à l'aspect de réaction à l'état brut, de compensation d'un manque, s'est substituée une intention plus dirigée, un vouloir, même si ce vouloir est foncièrement contre, et qui s'accompagne d'une conceptualisation plus avancée. Par son engagement dans le jeu de la communication, l'attitude fondamentale de Michaux se trouve compromise, ce qui fait que son écriture représente plusieurs paradoxes: l'écriture participe à la réalité sociale tout en la reniant; elle se sert d'une langue qui coupe l'auteur de l'essentiel, cet essentiel que Michaux veut justement faire valoir aux dépens de la réalité contraignante et aliénante qu'il s'emploie à renier.

La déclaration de Michaux, selon laquelle "Le véritable et profond flux pensantse fait sans doute sans pensée consciente, comme sans image" (P p. 218), pourrait presque, avec son petit "sans doute", paraître un postulat, si ce "sans doute" ne nous révélait, en même temps, qu'il est conscient d'être pris et conscientde l'impossibilité de l'indépendance totale, comme en témoigne aussi l'histoiredu

Side 250

toiredupuma: "Le jeune puma naît tacheté. Ensuite, il surmonte les tachetures. C'est la force du puma contre l'ancêtre, mais il ne surmonte pas son goût de carnivore,son plaisir à jouer, sa cruauté. Depuis trop de milliers d'années, il est occupépar les vainqueurs." (P p. 216).

Il est évident qu'à cette époque, l'engagement avec le monde extérieur doit être mené jusqu'au bout, et que c'est en raison de ce besoin que prend forme la partie de l'œuvre qui peut être caractérisée comme analyse et critique de civilisation.

L'esthétique du "fantomisme"

L'intention analytique et critique se manifeste clairement dans les récits de voyages imaginaires rassemblés dans Ailleurs (A) (1948), à savoir Voyage en Grande Garabagne, (1936), Au Pays de la magie (1941) et Ici, Poddema (1946), et dans le recueil de guerre Épreuves, Exorcismes (1946). Mais elle est contrebalancée par l'autre impulsion créative qui se réalise en même temps par la voie de la peinture. Plus Michaux s'empêtre dans les problèmes et les crises de la vie extérieure, individuels et collectifs, plus s'intensifie le besoin de se libérer et de trouver dans la créativité anarchique un moyen de libération. Mais il ne lui suffit pas d'avoir cet autre espace comme refuge. Pour ne pas se laisser prendre dans ce piège qu'est la langue, il introduit cette créativité anarchique dans l'œuvre verbale. Tout en se servant de la langue, Michaux en fait le procès: il met en question la représentativité de la langue, l'imitation de la réalité. Pour donner une idée de sa façon de faire, on peut se rapporter à la manière dont il envisage l'art de la peinture.

Quand, jeune homme, il voit des toiles de Klee, de Ernst et de Chirico, il se rend compte que la peinture peut faire autre chose que reproduire la réalité. Avant cette révélation il haïssait la peinture: "comme s'il n'y avait pas encore assezde réalité, de cette abominable réalité, pensait-il. Encore vouloir la répéter, y revenir!" (Bréchon p. 20). Essayant plus tard de placer, dans son avant-propos à Peintures et Dessins (P et D), qu'il appelle "En pensant au phénomène de la peinture"(1946), ses expériences de peinture et son expérience des images et de l'art pictural en général, il dit qu'il préférerait le "fantomisme" ou le psychologisme: "II y a un certain fantôme intérieur qu'il faudrait pouvoir peindre et non le nez, les yeux,les cheveux qui se trouvent à l'extérieur... souvent comme des semelles." (P et D p. V).Et un peu plus loin, il continue: "Le visage a des traits. Je m'en fiche. Je peins les traits du double (qui n'a pas nécessairement besoin de narines et peut avoir une trame d'yeux)." (P et D p.V). Plus tard dans cet avant-propos, il dit encore qu'il voudrait pouvoir dessiner les effluves qui circulent entre les personnes, et qu'il aimerait aussi pouvoir peindre l'homme en dehors de lui, peindreson

Side 251

dresonespace (P et D p. IX). On peut en plus se référer à Peintures (1939) où, dans le poème "Paysages", on trouve ces lignes: "Paysages de la route de la vie plutôt que de la surface de la Terre". Si on transpose l'esthétique qui se trouve exprimée dans ces passages, à l'art verbal, on verra qu'il entreprend un art de peintre verbal, dans lequel ce n'est pas une imitation ou une répétition de la réalité,de scènes réelles, qui est exprimée, mais l'expérience qu'il en fait. C'est une manière de voir, ou de sentir, qui fait des textes une sorte de métaphores décalées,et qui aboutit à une anthropologie du "fantomisme". Regardons donc ces récits et abordons par eux le côté "contenu" et sa dimension d'analyse et de critiquede la civilisation.

3. Une critique imaginaire des plus concrètes

Incrustation et domination

Les récits de voyages imaginairesl représentent le stade qui suit celui de la prise de conscience, traitée plus haut, comme cela ressort aussi de la chronologie: Aies Propriétés paru en 1929, tandis que Voyage en Grande Garabagne, le premier de ce type de récit, date de 1936. En ce qui concerne la forme, on peut constater que le "je" assiste en témoin aux événements fantastiques sans en être atteint autrement que sur le plan émotionnel. Ces récits se présentent comme un bain de développement photographique, d'où sort le portrait chargé de l'homme dans la société. Tout en anticipant sur ses résultats, ces récits constituent une allégorie de l'évolution de la civilisation moderne. Le trait le plus caractéristique de cette évolution est que le social se fait de plus en plus indépendant de l'homme et finit par le déborder totalement, et son corollaire que l'aliénation de l'homme moderne s'aggrave toujours plus et le coupe de l'authenticité et du contact avec l'humain originel.

A titre d'exemple, on pourrait citer le texte "La lèpre cornée des Émanglons" (A p. 30-31) qui décrit les stades successifs d'une sorte de maladie commune en Émangle. A commencer par la langue, la tête et les extrémités, une dureté s'emparepeu à peu de tout le corps du malade et, finalement, il meurt par asphyxie, recouvert littéralement d'une véritable cuirasse. Les Émanglons, eux, ne voient pas les choses du même œil que l'observateur. Pour eux il ne s'agit pas d'une maladiecontre laquelle il faut intervenir, ils considèrent au contraire une telle mort comme la fin type de l'Émanglon. Cette conception, jointe à la pratique sociale dépeinte dans les autres textes sur les Émanglons, nous permet de conclure qu'il s'agit du modèle de socialisation des Émanglons, ce peuple qui n'aime pas les fenêtres,qui bâtit ses maisons dans un creux, entourées d'un rempart, et qui fait preuve de la plus grande cruauté envers quiconque le dérange, aussi bien physiquementque

Side 252


Partout où Michaux traite de la socialisation, les traits dominants sont l'endurcissement et la fermeture (cf. "Portrait de A." où il parle de croûte). Voyage en Grande Garabagne (on décèle le mot "bagne" dans le nom) montre encore et encore que la règle en elle-même (que ce soit en tant que convention ou institution sociale, us et coutumes, lois ou étiquette) est une sorte de cuirasse. Celle-ci exclut la communication authentique entre les hommes, en même temps qu'elle les en délivre. De même, la conduite individuelle s'encroûte, et elle prend la forme de rites, d'attitudes, de préjugés, ou tout simplement d'affairement; elle devient une défense qui non seulement exclut les sentiments et l'authenticité, mais les transforme en agressions et hostilité. On aura remarqué dans "La lèpre cornée des Émanglons" que la langue est la première à être atteinte par la "maladie", ce qui souligne le rôle fondamental que joue l'assimilation de la langue dans le processus de socialisation. Car c'est la langue qui établit le système de valeurs d'une société par le fait que toute chose est ce qu'elle est nommée: santé ou maladie, crime ou justice, réalité ou spectacle (cf. "Chez les Hacs", A p. 11-20). La réalité de la langue remplace celle de l'expérience authentique, qui n'existe même plus.

Au Pays de la magie traite principalement du domaine du psychique. A premièrevue, ce sont les possibilités d'épanouissement de tout un chacun qui sont appréciées et leur idéal de socialisation paraît on ne peut plus différent de celui qui avait cours en Émangle. Au lieu de l'incrustation à laquelle on assiste dans les descriptions des Émanglons, le développement consiste en un processus continuel d'ouverture, symbolisé par le dépliement des 22 plis qui, selon les Mages, constituentle potentiel de chaque homme à sa naissance. Le dépliement de chacun de ces 22 plis terminé (ce qui est d'ailleurs rare), la vie de l'homme a été vécue dans sa plénitude. L'aspect d'accomplissement et de plénitude semble donc se substituerà celui du rétrécissement et de l'asphyxie. A y regarder de plus près, il s'avèreque ce développement d'une personnalité psychiquement entière (dont certainsaspects pourraient nous faire penser à "la nature" dans l'acception de A.), est converti en celui de la plus grande force possible et que cette force psychique s'emploie à dominer et à détruire d'autres personnes. On aboutit donc à l'épanouissementdu plus fort (A p. 179) et à l'insécurité permanente de tous les autres.A Poddema, le pays que décrit Ici, Poddema, la différence entre les hommes n'est pas due à la force, mais à la manipulation idéologique rendue possible par l'existence de deux races. La spécialité du pays est la production artificielle d'hommes, ce qui institue une race supérieure, celle des producteurs, les Poddemaîsde race de maître, et une race inférieure, les PoddemaTs au pot, différence bien sûr mise en doute par l'auteur. L'appartenance à l'une ou à l'autre de ces

Side 253

deux races est déterminée par le pouvoir qui en use dans un but de terreur et de manipulation. Personne ne se sent tout à fait sûr que sa naissance soit cent pour cent naturelle, et tout le monde redoute de finir comme ce "magma au pot" auquel"les naturels" seraient préférables comme ingrédients. Mais au lieu de s'insurgercontre cette insécurité existentielle, la population ne trouve, pour s'opposerà l'État, identique aux Pères du pot, que l'élevage secret de Poddemaîs au pot, et, en dernière instance, ils sont tous éblouis par l'idée de la "Métamorphose, qui pétrit chair et terre", pour laquelle ils se sacrifieraient volontiers. L'on en est donc arrivé à une société composée d'hommes ayant perdu la faculté de rêver, d'imaginer d'autres vies possibles, donc la possibilité de dépasser et de transformerla réalité qu'ils vivent.2

Dans son ensemble, Ailleurs traite de l'adaptation de l'homme dans trois domaines, qui sont le social,le psychique et le politique ou l'idéologique,montrant, pour chacun, le rétrécissement du champ du possible et aboutissant à la vision du pot qui clôt l'horizon et enferme la connaissance. Cette conception n'est pas de date récente dans l'œuvre de Michaux puisqu'elle se trouve déjà exprimée dans "La Chronique de l'aiguilleur" (in Écrits du Nord, nov. 1922, p. 25-26). Dans ce texte, Michaux montre à l'aide d'un exemple concret (le développement d'un enfant placé dans un pot) que le développement d'un facteur se fera toujours aux dépens d'autres facteurs, ce qui, au bout d'une série de développements, par exemple la socialisation de plusieurs générations, aura pour conséquence un type d'homme unidimensionnel, aussi bien sur le plan psychique que sur le plan social et culturel. Il faut ajouter que, dans ce texte, Michaux souligne lui-même la détermination de la connaissance, de la créativité et de la faculté d'expression, tandis que dans la postface à Plume, il l'applique comme loi générale valable pour toute sorte de développement.

La vision du pot

Cette constatation d'une loi d'évolution et la dénonciation de la détermination qui en découle, ne sont pas sans rapport avec la contrainte et l'inadaptation décriéesdans les textes d'empreinte personnelle, mais elles n'aboutissent pas, il faut bien le noter, à une exaltation simpliste de toute forme d'anormalité, comme on pourrait s'y attendre si l'on pense à certaines versions vulgarisatrices de l'antipsychiatrie.Les décharges psychiques recommandées aux "opprimés et inadaptés de toute sorte", que ce soient enfants ou malades mentaux (dans NR cf. plus haut), aussi bien que le portrait des malades mentaux qu'il trace dans "Le drame des constructeurs", 1930 (in P p. 199-211), impliquent, bien sûr, une valorisation de l'inadaptation en elle-même. Ceci est surtout vrai pour "Le drame des constructeurs",où

Side 254

tructeurs",oùla créativité des malades est constamment sabotée par l'instrusion destructive des gardiens dans le monde fantastique des malades. Mais ces déchargesattirent avant tout l'attention sur l'authenticité de l'expérience et de l'expressionqu'il faut reconnaître et respecter.

Cette vue est confirmée par la distinction qui s'opère, par la suite, entre les enfants, dont l'inadaptation, la disponibilité et la spontanéité sont dues à une socialisation incomplète, et les malades mentaux qui sont des hommes "en ruines". Si on regarde, par exemple, Les Ravagés (1976) qui traite de peintures et de dessins faits par des patients psychiatriques, on verra que Michaux ne considère pas la maladie mentale comme un état supérieur de connaissance, ni comme un état désirable ou exaltant, au contraire. Il voit dans ces peintures l'expression de l'angoisse et de la souffrance d'êtres qui se sont retranchés, qui veillent sur des ennemis, qui se protègent contre la dissolution imminente, ou qui se débattent interminablement au milieu d'expériences ou de représentations actuelles ou passées. En effet, leur expérience de certains sentiments ou événements, et leurs réactions à ces états de choses, se sont figées et ne leur laissent plus la possibilité d'agir ou de réagir librement. Dans L 'Infini turbulent (1957), au cours de la septième d'une série d'expériences avec la mescaline, ceci est exprimé de façon non équivoque; le cône de lumière d'une lampe allumée crée un cercle éclairé entouré de pénombre, que Michaux dit être l'image même de la folie: "le cercle enchanté d'où on ne peut pas sortir, où quelque chose à vous seul apparaît, qui vous coupe du reste." (IT p. 103). La maladie mentale n'est donc que l'image condensée de l'homme socialisé qui, lui, est soumis aux idées fixes de la civilisation devenues les siennes, comme on en voit des exemples nets dans Épreuves, Exorcismos (1946). Dans des textes comme "Ecce homo", "A une perche sans fin", "Dans l'espace" et "Le monstre dans l'escalier", nous assistons aux dévastations de l'idéologie du Progrès. La marche en avant, l'orientation exclusive vers le but, le refoulement de 1' "homo ludens" et le compartimentage de la vie, qui était déjà mis en évidence dans Qui je fus ("L'Époque des Illuminés", p. 55-59) et dans Ecuador (p. 80-81), produisent un homme qui, sauf la montée compulsive, a perdu tout sentiment comme toute orientation, de sorte que, ni lui, ni personne, ne sait s'il monte vraiment ou si, au contraire, il ne s'enlise pas de plus en plus.

4. L'artiste-clown

Ouverture et mobilité

Cette fermeture, bien que dominante dans la vie extérieure réelle, n'est pas totale.
Les livres qui dépeignent le figement et l'incrustation, se trouvent parsemés de lacunesrévélant
des états d'ouvertures et de liberté. A titre d'exemple, on peut

Side 255

citer ces passages d'Ailleurs, où nous faisons connaissance des danseuses de Kadnirqui "vont à cette couche molle qu'on a au fond de soi, indéterminée, et qui attend cette musique pour se mettre en mouvement" (A p. 22), et des arbres du Pays de la magie qui peuvent battre des branches (Ap. 183), faculté qu'ils ne gardentcependant que les quinze premiers jours du printemps. Après cette période, leur souplesse disparaît, laissant régner des duretés incompatibles avec l'expressionet la danse. Ce destin ne diffère guère de celui des enfants qui, soumis à l'éducation, désapprennent à s'exprimer, à exprimer ce qu'ils vivent réellement et, qui, à long terme,ne savent même plus vivre les événements et les choses. Mais leurs jeux et leurs rêveries sont ce qui s'approche le plus de l'idéal d'ouverture, de disponibilité et de mobilité, conçues comme originelles, idéal qui est le leitmotivde l'œuvre de Michaux. Au contraire des fous, les enfants gardent cette positionprivilégiée d'idéal: artistes possédant l'expression authentique: le cri (cf. La Vie dans les plis, 1949, p. 32) et le dessin (cf. Les Commencements, 1983), et maîtres du rêve vigile (cf. Façons d'endormi, Façons d'éveillé, 1969, p. 198 ss).

De l'ensemble des exemples cités ci-dessus, on peut déduire un véritable mythe des commencements, mais qui se relie à la dimension nature (cf. "Le portrait de A.") et qui vise donc, non pas un âge déterminé, mais une qualité, une autre manière d'être homme, une faculté d'être ailleurs que dans un rôle social figé.

Des "héros"fictifs

La relation à la dimension nature est souvent vécue à travers un "héros" fictif qui évolue, lui aussi, à mesure que change la tonalité de l'œuvre, en relation avec le fait que l'inadaptation, vécue comme insuffisance, se change en altérité positivequi fonde la critique de la dimension histoire. Celui qui, dans Mes Propriétés (1929), laisse nager son âme et s'abandonne à des écoulements sans fin, est étiquetécomme "paresseux" et, somme toute, comme un être inférieur et impuissant,en butte aux persécutions narquoises de son entourage ("La paresse", MP p. 19-20), situation, à maints égards, semblable à celle des enfants. Dam Plume (1938), cet aspect de jugement social n'existe plus. L'inadapté est devenu "L'insoumis"(P p. 67-70), et la réaction qu'il provoquerait dans le monde ambiant n'entre plus en considération. Ce qui intéresse, c'est le "contenu" de sa rêverie qui nous est donné comme une série de procès, de mouvements vécus. Le texte qui, à première vue, pourrait paraître ne traduire qu'une fuite devant la réalité, s'avère très vite développer une opposition essentielle entre liberté et non-liberté. L'aventure de "l'inboumis" est une dénonciation persistante et un combat acharné contre la non-liberté, combat livré par quelqu'un qui n'a pas besoin d'hallucinogènespour fuir, mais qui emploie son imagination et son désir pour anéantir ce

Side 256

monde réel, afin que se déploie, librement, une autre réalité.

Cependant, cette révolution ne peut s'accomplir vraiment sans passer par le procès prévu dans "Clown" (Peintures, 1939), celui d'expulser la forme acquise, de renoncer à une identité quelle qu'elle soit et de plonger "sans bourse dans l'infini esprit sous-jacent, ouvert à tous / ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée / à force d'être nul / et ras... / et risible..." L'aspiration est donc d'atteindre sur le plan personnel cette même informité qu'il a prônée sur le plan esthétique et philosophique, ou, autrement dit, de réaliser sa vie et son œuvre dans un même élan, c'est l'être vécu intensément en tant que procès vital et exprimé en tant que tel, saisie de la vie à sa source dans une révélation extatique.

L'extase

En effet, l'œuvre de Michaux abonde en aventures extatiques, car l'extase est le moyen fondamental de connaissance pour ce poète-théoricien, dont l'œuvre constitue une poétique de la connaissance plutôt qu'une théorie de la connaissance au sens courant. Cette connaissance extatique, qui aboutira à un programme d'artiste déclaré ouvertement dans Émergences - Résurgences (Em-Ré) (1972), se poursuit selon deux voies majeures, qui se complètent: l'exploration de l'expression et celle de l'activité mentale. Le noyau de ces deux types d'exploration, dont Michaux est lui-même le sujet, est l'extase, l'abandon de soi, (cf. l'avoir de "Mes propriétés") et l'union totale à l'être. L'exploration de l'expression est menée à travers le dessin et la peinture, mais inclut aussi différentes formes d'exercices musicaux (cf. par exemple Passages, 1963, p. 117-137); elle tend à briser toutes les fixations qui constituent l'expression conventionnelle dans la communication courante, pour chercher au-delà d'elle une expression élémentaire qui est son sens, l'être, en même temps qu'elle lui garantit son autonomie. C'est une "désincrustation" et une aspiration vers le procès, entrevu dans la postface de Plume, "le véritable et profond flux pensant (...) sans pensée consciente, comme sans image" (P p. 218^, et qui se réalise comme une libération progressive des images vers le mouvement pur et le rythme propre, menant aux fameux Mouvements (1951) et aux dessins mescaliniens. Ces derniers sont, avec nombre de poèmes et d'hymnes, l'expression des expériences qu'a l'auteur de la mescaline, et qui sont aussi traitées sous forme d'essais contenant des observations et des réflexions sur l'action des hallucinogènes. Quand il dresse le bilan de ces expériences, Michaux souligne justement la perte de l'avoir (in "Addenda 1968-1971" h Misérable Miracle {MM), éd. de 1972):

On était quelques minutes encore auparavant, un possédant et, comme tout homme, un
possédant constamment en voie d'acquérir et de s'approprier davantage. On était occupé

Side 257

à ces fonctions d'acquisition, de rétention et — ruminant mental - d'élaboration, d'intégration.
Serait-ce, comme il semble, 1' "avoir" qui maintient Y ego, hic et nunc, qui permet
à chacun de continuer d'être personnel? (MM, 1972, p. 184)

La liquidation de l'avoir, au lieu de mener au désastre, mène au merveilleux, au
vide beatifique qui est délivrance, et elle est nécessairement suivie du détachement.

Communication assumée, mais toujours à rebours

Rejetant enfin la dépendance de la drogue, qui ne peut être qu'un stade sur le chemin de la connaissance, Michaux ne rejette aucunement la connaissance que la drogue lui a effectivement apportée, mais il la cherche avec ses propres forces, dans le rêve éveillé, traité dans Façons d'endormi, Façons d'éveillé (1969). Le rêve éveillé qui, lui, est tout à fait indépendant, et qui crée le dégagement et le détachement recherchés, est à la base de toute l'activité artistique de Michaux qu'il peut enfin définir dans les termes suivants:

Trouver son terrain, le terrain pour l'exercice d'une vie, d'une autre vie en instance,
d'une nouvelle vie à accomplir, hic et nunc, une vie qui n'était pas là avant

Terrain trouvé, vient l'opération déplacement.
(...)

Un auteur n'est pas un copiste, il est celui qui avant les autres a vu, qui trouve le moyen de débloquer le coincé, de défaire la situation inacceptable. Même raté, jamais raté, parmi les myopes satisfaits. En débloquant sa situation, il en débloque des centaines d'autres, des situations d'époque, ou de l'époque qui ne fait encore que poindre.

L'artiste est d'avenir, c'est pourquoi il entraîne. (Ém-Ré p. 74-76)

Qu'il me soit permis de considérer cet énoncé comme le consentement explicite à communiquer, à assumer la fonction d'artiste dans un contexte historique, mais soutenant justement la perspective de déplacement et de mobilité comme l'essence de cette fonction, et la perspective "de travers" dans la communication, qui restera une communication à rebours.

Ce qu'on a pu être tenté d'appeler un mythe des commencements, serait donc, plutôt qu'un mythe des origines, un mythe du Vide, vide dont tous les autres produits peuvent être dénoncés comme culturels, codés, historiquement et socialement déterminés. La tentative de Michaux pour contourner ce culturel, ce codé, mène à une esthétique de rupture(s), d'une série infinie de ruptures, manifestées dans un flux de productions dont le changement de sujets et de genres, ainsi que le dégagement et le déplacement renouvelés, donnent l'alerte et sont autant de voies pour l'insubordination, mots clés qui reviennent avec insistance jusque dans les derniers titres de Michaux (1980, 1985).

Inge Degn

Aalborg

Side 258


Notes et références

1. Pour une analyse plus détaillée des récits d'Ailleurs, je renvoie à mon article: "II traduit aussi le monde, celui qui voulait s'en échapper", in TRUC-2 (1/79), Aalborg 1979, et à mon livre: HerogAndetsteds. En introduktion til Henri Michaux's vcerk, Ârhus 1983.

2. Cf. les analyses de Herbert Marcuse dans L'homme unidimensionnel, Paris 1968.

Side 259

Résumé

Le propos de cet article est de démontrer la cohérence de l'œuvre d'Henri Michaux poète, peintre et écrivain, expérimentant avec une multiplicité d'expériences et d'expressions. Cette cohérence est obtenue grâce à une combinaison des axes thématiques de l'œuvre: nature, être, authenticité et liberté versus histoire, avoir, aliénation et détermination, avec l'évolution chronologique de l'œuvre vers une solution du conflit exprimé par la thématique, et qui se cristallise autour d'un problème de communication. Cet itinéraire est jalonné par des innovations esthétiques propres à exprimer les stades du conflit en même temps que l'œuvre fait le procès de la communication en tant que déterminée par le code culturel. Les stades principaux de cet itinéraire esthétique sont l'écriture fragmentée et "contre", l'esthétique du "fantomisme", l'esthétique du "clown", et l'esthétique du déplacement, tous caractérisés par une perspective "de travers" qui fait que la communication ne compromet jamais la liberté.

Bibliographie

Œuvres d'Henri Michaux

Qui je fus, Paris 1927

Ecuador. Journal de voyage, Paris (1929) 1968

Un Barbare en Asie, Paris (1933) 1967

Plume, précédé de Lointain intérieur, Paris (1938) 1963 (P)

Épreuves, Exorcismes (1940-1944), (Paris) 1946

La Vie dans les plis, Paris (1949) 1972

Passages (1937-1950), 1950; Passages (1937-1963), Paris 1963

Misérable Miracle, Monaco (1956) 1972 (MM)

Une Voie pour l'insubordination, Montpellier 1980

Chemins cherchés, Chemins perdus, Transgressions, Paris 1981

Revues:

Écrits du Nord (Paris - Bruxelles), nov. 1922

Autres travaux et œuvres cités

Bréchon, Robert: Michaux, Paris 1959

Marcuse, Herbert: L'homme unidimensionnel

Paris 1968

Mendel,Gérard: La Révolte contre le père, Paris 1961