Revue Romane, Bind 23 (1988) 2

Robert Martin: Langage et croyance. Les "univers de croyance" dans la théorie sémantique. Philosophie et langage. Pierre Mardaga, éditeur, Bruxelles, 1987. 189p.

Henning Nølke

Depuis une douzaine d'années, Robert Martin a pris une excellente habitude: à intervalles réguliers, il publie un ouvrage qui fait le point sur le développement continu de sa théorie sémantique. Après Infêrence, antonymie et paraphrase de 1976 (Klincksieck) et Pour une logique du sens de 1983 (PUF), voici Langage et croyance, le dernier-né. A travers toutes ces œuvres, Martin élabore une approche sémantique cohérente de la langue, qui, tout en étant fondée sur des notions logiques, reste néanmoins profondément linguistique. En effet, pour Martin, la langue a toujours la priorité. S'il s'efforce de créerun modèle explicatif qui réponde à la rigueur propre à la logique formelle, il ne se contente jamais cependant d'une solution qui ne soit pas adéquate déscriptivement, et qui ne se plie pas aux subtilités de son objet, évitant ainsi de les écraser ou de les exiler comme des intrus. C'est cette ambition de ne jamais trahir la langue qui amène l'auteur à poursuivre constamment sa réflexion théorique, toujours ancrée dans une étude empirique. Ces études de détails font l'objet de nombreux articles, et à l'instar de Pour une logique du sens, Langage et croyance reprend l'essentiel des travaux de détail plus récents, tout en en intégrant les résultats dans le cadre général. Ainsi, l'introduction des nouvelles notions et d'autres modifications théoriques se fait par l'intermédiaire d'études (mi-)empiriques.

La logique de Martin se fonde sur trois notions fondamentales pour le traitement logique de la langue: la vérité floue, les mondes possibles, les univers de croyance. Alors que ses travauxprécédents se sont focalisés sur l'application linguistique des deux premières notions, c'est à une étude de la troisième que Martin a consacré ce troisième ouvrage de la "série". En effet, contrairement aux deux autres notions citées, les univers de croyance sont peu traités par les logiciens, ce qui a pour conséquence qu'ils sont entourés d'un certain flou conceptuel dans les travaux antérieurs de l'auteur. La discussion de leur statut ontologique, dont on a pu jadis regretter l'absence, est au cœur de ce travail, qui se divise en cinq parties: 1. "Définitiondes univers de croyance. Décidabilité et consistance", 2. "Les opérateurs épistémiques savoir et croire", 3. "Les "images d'univers". Quelques applications", 4. "Fluctuation des univers de croyance. Le temps de dicto", 5. "Quantification sur les univers de croyance. De la vérité subjective à la vérité analytique". Notons en passant que cet ouvrage ne renferme aucun chapitre sur la zone frontière pragmatique, pourtant longuement étudiée dans l'ouvrageprécédent. Je crois que c'est là une heureuse décision, qui permet une analyse plus rigoureuseet homogène. On verra effectivement que Martin réussit a intégrer une diversité d'études particulières dans une présentation progressive et cohérente des types et des caractéristiquesdes univers de croyance, ce qui est un véritable exploit. Le seul regret qu'on pourraitexprimer, c'est que l'auteur ne fournisse pas un résumé à la fin du livre. En effet, les notionss amassent au tur et a mesure que le système, sadaptant aux faits examinés, gagne en

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richesse et en souplesse, et parfois il n'est pas aisé de percevoir les conséquences que pourrait
avoir une certaine modification suggérée pour le système total. Je reviendrai à ce problème
en discutant de la notion d'image d'univers.

Mais il nous faut d'abord jeter un regard sur le premier chapitre. "Bien qu'il paraisse dans une collection de philosophie, ce livre est dû à la réflexion d'un linguiste" (p. 9). Dès la première phrase, l'auteur précise l'optique dans laquelle il se place. Impossible, cependant, d'ignorer complètement l'aspect philosophique d'un travail portant sur la logique de la langue: C'est dans le premier chapitre que Martin est le plus philosophe. C'est là qu'il pose le fondement définitionnel de sa logique. Les notions de décidabilité et de consistance jouent un rôle déterminant et sont soumises à des analyses conceptuelles. "Une proposition sera dite décidabie dans l'univers U¡ si elle a une valeur de vérité dans l'un au moins des mondes que l'univers Uj comporte" (p. 15). On verra qu'il n'est pas nécessaire que le locuteur attribue une des valeurs 'vraie' ou 'fausse' à une proposition pour que celle-ci soit décidable. Il suffit qu'il la considère possible, car cela signifie qu'elle est vraie dans au moins un monde potentiel. Vu la structure complexe des univers de croyance, la décidabilité et l'indécidabilité peuvent être dues à plusieurs sortes de causes, qui sont examinées successivement. On remarquera notamment que l'indécidabilité ne se confond pas avec l'indétermination. Martin voit trois sources de l'indécidabilité: l'inintelligibilité, l'absurdité, la disconvenance. Ces trois sources n'ont cependant pas le même statut, et,notamment en ce qui concerne l'intelligible vs l'inintelligible: "là comme ailleurs tout est affaire de degré" (p. 29). Or, il me semble que, si l'on peut concevoir une logique permettant une infinité de valeurs de vérités comprises entre 0 et 1 - c'est la logique floue - il est moins aisé d'admettre des valeurs floues de décidabilité. L'existence d'une telle logique est cependant le corollaire de l'analyse de Martin. Ce fait aurait mérité un commentaire. (Signalons en passant une faute de frappe à la page 17 ligne 9, où il faut lire: "la vérité de p ne permet d'aucune façon d'inférer la vérité ou la fausseté de Dp". De même, la formulation de la valeur de m aux pages 26-27 est malencontreuse, car elle permet que m soit négative.) Les nécessités du calcul imposent la consistance du système. Or, si le système est censé être un reflet de la réalité linguistique, alors la consistance implique, chez le locuteur, l'omniscience logique. Martin montre bien qu'une telle omniscience est inconcevable, et c'est pour éliminer ce problème qu'il a recours à la notion de consistance locale. L'introduction de cette notion, dont personne ne saura nier la nécessité dans une logique linguistique, entraîne la structuration assez complexe des univers de croyance, et, notamment, l'introduction de Yunivers virtuel qui embrasse Yunivers actuel et l'univers pensable. Le bienfondé de ces notions est illustré par une analyse du verbe oublier, dont l'analyse sémantique est en effet facilitée par le recours à ces notions. De cette manière, l'auteur sauve la possibilité de calcul, qui est le premier argument en faveur d'un traitement logique du sens.

Uimage d 'univers figure parmi les notions nouvelles que l'auteur a été amené à introduire dans sa théorie sémantique. Définie au premier chapitre, elle est appliquée, au troisième, aux études du ne dit "explétif", de la phrase concessive et de la phrase exclamative. Une image d'univers est un univers évoqué par le locuteur. Plus précisément, "il y a image d'univers dès lors que, épistémiquement, le locuteur renvoie, dans son discours, à un univers de croyance" (p. 19). Selon Martin, l'image peut être l'univers d'un autre énonciateur rapporté ou bien l'univers du locuteur en un temps différent de celui de renonciation. Ft elle peut être la descriptionquefournit le locuteur de son propre univers actuel {je crois que...), ou un univers "modalisé" (/'/ est certain que...). File peut même être un univers contrefactuel. Ainsi dans un énoncé négatif, la proposition lpositive) de l'assertion sous-jacente appartient à une telle

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image d'univers. C'est ce dernier type d'image d'univers qui intervient dans l'analyse que
propose Martin de la concession, l'illustration la plus intéressante, me semble-t-il, du "bénéficethéorique"que
procure cette notion. Martin s'applique à examiner les descriptions et
les explications qu'on trouve dans la littérature linguistique de la relation concessive, pour
montrer qu'aucune de celles-ci n'est entièrement satisfaisante. En effet, tout le monde s'accordepourparler
d'une relation sous-jacente, hypothétique ou causale, du type 'si p, alors
non-q', relation qui est invalidée par l'assertion de 'p et q'. Ainsi, dans l'énoncé prototype:
Pierre est parti, bien que Sophie soit revenue, que Martin étudie, la relation sous-jacente est
'si Sophie revient, alors Pierre ne s'en va pas'. Or, la question cruciale est de savoir quel est
le statut de cette relation sous-jacente, qui, de toute évidence, n'est pas assertée, et qui, apparemment,n'estpas
non plus présupposée, du moins selon les critères habituels. Selon Martin,lesimages
d'univers se prêtent très bien à jeter une nouvelle lumière sur cette question
épineuse. Dans cette approche, la vérité de la relation sous-jacente ('si p, alors non-q') est envisagéedansune
image contrefactuelle, créée au moment de renonciation, et ainsi coexistant
avec l'assertion de 'p et q', qui, elle, est admise dans l'univers actuel. Il faut admettre qu'intuitivement,cetteidée
est attirante, mais il ne me semble pas évident qu'elle constitue un véritableprogrèsdans
l'étude du statut de la relation sous-jacente à la concession. Et cela,
pour plusieurs raisons. D'abord, Martin ne discute qu'une solution proposée, à savoir celle
qui veut voir dans cette relation une présupposition. Or il existe bien d'autres essais d'explications,souventbeaucoup
plus souples. Mentionnons à titre d'exemple les travaux de l'École
de Genève et ceux d'Anscombre (que l'on trouve notamment dans Les Cahiers de LinguistiqueFrançaise4
+ 5). Qui plus est, le simple fait que "les critères habituels de la présuppositions'appliquentfort
mal" (p. 82) ne montre pas grand-chose. Il est bien connu que le test
de la négation n'a qu'une valeur indicative (personne n'accepte d'ailleurs, queje sache, la négationpolémiquedans
ce test, car cette négation est justement caractérisée par le fait de
pouvoir toucher les présuppositions). De plus, les arguments tirés de l'examen des moyens
dont les langues disposent pour exprimer la concession — examen très superficiel, car, commeMartinle
précise lui-même, un tel examen n'est pas son propos - me semblent peu convaincants.Lesobservations
faites corroboreraient aussi bien beaucoup d'autres descriptions
de cette relation. Enfin, j'aimerais ajouter encore une remarque à l'analyse de Martin. Nombreuxsontles
linguistes qui ont soutenu sous une forme ou une autre que la relation sousjacenteseraitplutôt
du type 'normalement: si p, alors non-q'. Martin juge cette formulation
abusive, car "De la phrase // est parti malgré le retour de Sophie, il serait absurde de tirer
l'idée généralisante qu'on ne part pas quand quelqu'un revient!" (p. 84). Or l'idée généralisanteintroduitepar
l'adverbe normalement ne porte pas sur les actants mais sur l'habitude,
la fréquence ou quelque chose d'ordre temporel. En effet, il me paraît tout à fait justifié de
supposer que l'énoncé susmentionné véhicule l'idée que d'ordinaire (ou dans la plupart des
cas), le // en question ne s'en va pas quand Sophie revient. Ayant proposé cette analyse conceptuelledela
concession, Martin esquisse une typologie des relations concessives. Il dégage
trois grandes classes: (1) La concessive complexe qui situe p dans les mondes possibles (ex.
Où qu'il aille, il se trouve des amis). (2) La concessive indirecte qui fait intervenir une troisièmeproposition,impliquée
par q, et dont la négation est impliquée par p. C'est le type 'p
mais q'. analysé notamment par Anscombre et Ducrot. (3) La concession restrictive
ple type 'p encore que q').Dans sa discussion de cette dernière classe, Martin, faisant preuve
encore une fois d'une excellente compréhension de détails subtils, montre bien la différence
entre les notions de restriction et de concession. Or, si son analyse est pénétrante, il me semblequela

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blequelatranscription qu'il en fait dans le système formel fait apparaître une certaine imprécisiondansla définition de la notion d'image d'univers. Ainsi, pour décrire la restriction que l'on trouve dans // ne boit rien que de l'eau, Martin fait appel à deux instanciations de l'univers du locuteur. Dans un premier temps (tj) celui-ci considère comme vraie la proposition'ilne boit rien", et dans un deuxième temps (t¡ + k).ilse ravise et son univers se modifie. Le problème de cette description, me semble-t-il, c'est que l'énoncé ne présente aucune trace de cette évolution temporelle. C'est comme si tout se passait en même temps. Un des deux univers devrait donc, au moment de renonciation, avoir le statut d'image, et alors la distinctionentrela restriction et la concession risque, à mon avis, de s'effacer. Ce problème relève cependant plutôt d'une imprécision dans la définition de la notion même d'image. Rien n'empêche qu'une définition plus rigoureuse permette de maintenir la distinction si bien décriteparMartin au niveau informel. Ce bref compte rendu de l'analyse qu'a proposée Martin de la concession a fait entrevoir, je pense, à la fois quelques-uns des avantages et quelquesunsdesproblèmes que présente l'introduction de la notion d'image d'univers. Il ne fait pas de doute que cette notion peut servir à affiner certaines intuitions et permet certaines généralisations,représentantainsi un premier pas dans la voie explicative. Or il faut attendre ia précision de sa définition pour juger de l'extension de son emploi et de sa valeur explicative, et pour évaluer les conséquences qu'a cette notion très "puissante" pour la structure du systèmetotal.

"Les univers de croyance ne sont pas des objets immuables", ils "fluctuent" (p. 111), nous l'avons déjà vu lors de notre discussion de la restriction. Martin a consacré le huitième chapitre à une discussion de cette fluctuation qu'il appelle le temps de dicto (à distinguer du temps de re). Le temps de dicto est défini comme celui de la prise en charge des énoncés, et Martin avance une série d'arguments convaincants en faveur de sa réalité linguistique. L'introduction de cette dualité de temps entraîne une structuration quadridimensionnelle des univers de croyance, lesquels s'articulent selon les quatre axes suivants: l'axe des mondes possibles, l'axe des variables d'objets, l'axe du temps de re (des intervalles temporels), l'axe du temps de dicto. L'idée de la distinction entre temps de re et temps de dicto ne date certes pas d'hier, mais la définition nouvelle qu'en propose Martin, ainsi que son introduction dans la logique du sens, semblent apporter une précision importante à ces concepts tout en les dotant d'une valeur opératoire dans les analyses linguistiques. Considérons à titre d'exemple l'analyse que suggère Martin du futur dit "conjectural". Dans l'énoncé On sonne; ce sera le facteur, le futur pose des problèmes, car, de toute évidence, c'est exactement au moment de renonciation, donc au présent, que le facteur est identifié. Traditionnellement on parle dans ce cas d'un emploi modal, ce qui n'explique pas grand-chose. L'analyse de Martin sauve la conception de futur comme un temps. Seulement, dans cet exemple, ce temps s'articule sur l'axe de dicto. En effet, "ce qui appartient à l'avenir, ce n'est pas le fait en tant que tel, mais la prise en charge de la proposition qui le décrit" (p. 117). L'emploi "modal" s'explique donc par la valeur temporelle du futur.

Se situant à mi-chemin entre la philosophie et la linguistique (ce qui justifie la parution de l'œuvre de Martin dans la collection Philosophie et Langage), la notion d'univers de croyance est certainement difficile à définir et à cerner. La nouvelle œuvre de Martin nous fait avancer beaucoup dans notre compréhension de l'influence proprement linguistique qu'ont les connaissanceset les croyances des sujets parlants, et elle offre un modèle complexe mais bien structuré qui nous permet d'entreprendre des analyses approfondies de bien des problèmes linguistiques. Ht nous sommes bien guidés, car Martin n'oublie jamais d'étayer le modèle par

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des analyses empiriques poussées. En revanche, on peut regretter qu'il ne nous renseigne pas mieux sur les ressemblances et les différences qui existent entre ses univers de croyance et des notions apparemment plus ou moins semblables que l'on rencontre chez d'autres linguistes,telles que "background knowledge" (l'école anglo-saxonne), "espaces mentaux" (Fauconnier),"mémoire discursive" (Berrendonner), etc. J'aurais notamment beaucoup aimé lire une discussion des rapports entre les univers de croyance et la théorie de la polyphonie élaboréepar Ducrot et son équipe. Certaines notions semblent comparables sans pour autant se recouvrir. Ainsi, la prise en charge de l'énoncé joue un rôle essentiel dans les deux théories, mais apparemment pas exactement de la même manière. Ce léger soupir de regret - peut-être personnel - ne peut cependant jeter la plus petite ombre sur l'admiration qu'excite le modèle sémantique construit par Martin. Cet auteur a réussi à élaborer une théorie cohérente qui est susceptible de rendre compte d'une vaste classe de phénomènes linguistiques à première vue tout à fait disparates. Quiconque s'intéresse à la sémantique des langues ne pourra se passer de cette troisième œuvre de la série portant sur la logique du sens, car, comme le dit Martin dans sa conclusion: "En somme, les univers de croyance sont le lieu où des formes propositionnellesprennent des valeurs de vérité: c'est dire assez qu'ils se situent à la base de l'édifice théorique" (p. 174).

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