Revue Romane, Bind 23 (1988) 2

Bertrand Marchai: Lecture de Mallarmé. Corti, Paris, 1985. 339p. — Gardner Davies: Mallarmé et la "couche suffisante d'intelligibilité". Corti,Paris, 1988.386p. Stéphane Mallarmé: Poésies. Textes présentés et commentés par Pierre Citron. Imprimerie nationale, Paris, 1986. 383p.

Hans Peter Lund

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Les études sur Mallarmé se renouvellent. Voici deux ouvrages importants sur des poèmes choisis et une belle édition des Poésies, richement commentée. Si l'on tient compte du fait que nous avons vu, récemment, la parution de deux autres éditions critiques, celle de C. P. Barbier et Ch. G. Millan des Œuvres complètes, 1, Poésies (Flammarion, 1983) et celle d'Y.-A. Favre des Œuvres (Poésies. Divagations, Igitur, Un coup de dés) (Garnier, 1985), on peut constater un véritable regain d'intérêt pour h texte mallarméen, dans toutes ses particularités, après l'intérêt pour la théorie poétique de Mallarmé.

Bertrand Marchai revient donc à la pratique du poète dans son étude portant sur 36 poèmes, Igitur et Un coup de dés. C'est "l'aventure de la signification" qui l'occupe, "la poésie de Mallarmé dans son fonctionnement autonome" (p. 9). Il entreprend d'élucider et d'interpréter les textes seuls pour éviter le risque encouru par d'autres critiques, celui des réductions biographiques et référentielles (p. 8). L'auteur explique les détails de sa méthode aux pages 166-68 et 296-98: il s'agit d'une lecture qui part de laforme du texte, en déchiffre la syntaxe, les rimes et les mots clefs, lecture inséparable de Yécriture poétique, comportant le même questionnement et la même composition d'une signification que celle-ci. Mais l'essentiel, pour Marchai, "la principale difficulté", c'est "l'interprétation symbolique", "la construction symbolique qui commande le jeu des mots" (p. 296-97). Et même si l'on peut deviner, derrière chaque poème, "une œuvre au-delà de l'œuvre", à savoir le Grand Œuvre ou le Livre (comme le précise aussi P. Citron dans son introduction, p. 18), toutes les œuvres de Mallarmé sont "lisibles par elles-mêmes".

L'on pourrait placer l'étude de Marchai dans la lignée de Gardner Davies dont l'ambitieux projet - on le sait d'après les études qu'il a publiées jusqu'à présent - consiste à lire chaque poème séparément et à éclairer sa signification et sa syntaxe par des "images parallèles, voire l'emploi des mêmes mots ou membres de phrase dans d'autres contextes" (p. 8). Les exégèses précédentes de Davies étaient consacrées aux "Tombeaux" de Mallarmé, à Un coup de dés, aux poèmes du "drame solaire", aux Noces d'Hérodiade. 11 complète maintenant cet ensemble par 14 analyses, dont celles de L'Après-midi d'un faune et de Prose (pour des Esseintesj sont des plus remarquables.

L'introduction et les commentaires de Pierre Citron aux Poésies de Mallarmé (suivant le manuscrit de l'édition Deman, 1899) et aux "Autres poésies" (textes que Mallarmé avait exclus de cette édition in extremis) appellent tout l'intérêt qu'il convient d'accorder à la prestigieuse collection dirigée par P.-G. Castex. Les notes comprennent les variantes les plus importantes, les versions anciennes du Faune et à'Hérodiade et de quelques autres textes. S'y ajoutent des "Indications bibliographiques" et une "Iconographie" (pour une bibliographie plus complète, on se rapportera au livre de Marchai). Le volume est illustré par Lucien Fabre. Dans ses commentaires, P. Citron cite fidèlement les interprétations proposées par ses prédécesseurs (par exemple p. 260ss et p. 27255), ce qui permet au lecteur de constater combien la critique s'est appliquée, au cours des années, à des explications référentielles des poèmes, et combien les interprétations diffèrent - souvent d'une façon accablante.

Les trois livres tâchent, au contraire, d'élucider "le sens littéral, qui découle des mots et
de la syntaxe qui les relie entre eux", et de comprendre "le sens intentionnel qui reflète la

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motivation des options prises par l'auteur et notamment toute intention allusive, allégorique ou symbolique", comme le dit Davies à partir de la distinction établie par Valéry (p. 136). Cependant, ni Davies, ni Citron n'excluent totalement le recours à la correspondance de Mallarméou à des faits relevant de sa vie: selon Davies, par exemple, Prose pourrait se comprendrecomme un tombeau de Maria, la sœur de Mallarmé (p. 264); et il n'est pas surprenantque Citron voie dans le poème La chevelure v01... la présence de Méry Laurent (p. 259).

Dans l'ensemble, c'est bien évidemment la signification qui est en jeu dans les trois ouvrages. Marchai, lisant Hérodiade (Ouverture et Scène), propose la perspective toute nouvelle d'une sorte de "conversion" au cours de laquelle l'héroïne se détourne de la vieille religion pour se vouer à sa propre conscience, à son être intime (pp. 37-38, 42). D'une façon plus générale, le critique cherche des significations ou allusions religieuses dans les textes, tels que Sainte (p. 93), Toast funèbre (p. 98-99), Ses purs ongles très haut... (p. 176), et Hommage (à Wagner) (p. 216) - où j'hésiterais moi-même à voir dans le "principal pilier" une allusion au Christianisme! Marchai, qui a publié un article sur "Le catholicisme scolaire de Mallarmé" (Romantisme no. 50, 1985) et soutenu en 1987 sa thèse d'état sur La religion de Mallarmé, aboutit à la conclusion suivante: "(...) Dieu mort, c'est aussi le sens du monde qui s'efface", quitte au poète de remplacer "le feu divin" par "le feu poétique" (p. 312-13). C'est à partir de ce revirement, selon Marchai, que la création poétique, ce mouvement hyperbolique — Citron appelle 1' "hyperbole" de Prose un "dépassement" (p. 272) - prend la relève d'un monde devenu absent: "Seul un verbe magique pourrait convoquer ou ressusciter les êtres et les choses", affirme Marchai (p. 304). D'où le grand nombre d'illusions d'artiste - l'exemple du Faune est probant (p. 69) - qui se manifeste souvent dans les hypothèses qui jalonnent les vers de Mallarmé, par exemple dans ,4 la nue accablante tu et dans Un coup de dés. De ce dernier texte, Marchai donne une lecture nouvelle qui démontre bien son idée principale: pour Mallarmé, le fait réel évoqué est toujours purement hypothétique, au fond irréel, le naufrage suggéré est une pure éventualité indiquant "l'essence même de la réalité (...) l'immersion de tout dans tout et la dissolution de l'esprit même dans la profusion hasardeuse d'un monde sans issue" (p. 277). Le bonheur esthétique auquel arrive Mallarmé est exactement ce qu'il appelait, dans sa jeunesse, le "Glorieux Mensonge". N'existe que le simulacre, conclut Marchai (cf. p. 305-06).

Davies, de son côté, dit ses recherches "modestes" (p. 7); il n'en est rien. D'abord, ses analyses extrêmement solides s'enrichissent parfois de petits essais de quelques pages consacrésà l'aspect qui frappe le plus dans tel poème. A propos de Sainte et de sa "musique latente"(p. 35), Davies évoque le statut de la musique chez Mallarmé (cf. aussi Marchai, p. 95, et Citron, p. 264). A propos du Faune, il parcourt l'esthétique du poète (p. 124ss), et, pour clore l'analyse du sonnet Le vierge, le vivace..., il ajoute un passage sur le style et la langue de Mallarmé. Ensuite, l'idée principale de son livre, celle de la présence, dans les poèmes, de la doctrine de la transposition (cf. pp. 124, 381), est démontrée d'une manière irréfutable, surtout dans l'analyse du Faune, la pièce de résistance de l'ouvrage. Enfin, on est presque toujours captivé par les explications proposées qui nous aident à voir plus clair dans l'œuvre de Mallarmé. Les 63 pages que couvrent l'explication de Prose, même si l'on n'est pas d'accordavec le critique sur tous les points de détails, n'en seront pas moins un texte de référencepour les analyses future:» de ce poème, un des plus difficiles de Mallarmé. Dans son résumé(p. 264), Davies insiste peut-être trop sur le rôle de Maria, fait biographique; le rôle de la "sœur" est plus symbolique que référentiel, à mon sens. Cela dit, les pages 263-70 présentent,comparé aux interprétations douteuses qu'on peut lire chez d'autres critiques, un aperçubien

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çubienréfléchi d'un poème qui "annonce les grandes œuvres futures que seront le Coup de
dés et le texte inachevé des Noces d'Hérodiade, consacrées essentiellement au rapport entre
la vision poétique et le génie créateur" (p. 270).

Pour Citron, la poésie de Mallarmé est, fondamentalement, "une incantation absolue, qui ne donne naissance qu'à elle-même comme objet de beauté. (...) La dénotation - la désignation centrale de Tètre, de l'objet, de l'idée en cause - est aussi ferme chez Mallarmé que chez les poètes qui l'ont précédé. Ce qui prolifère chez lui plus que chez d'autres, ce sont les connotations, ces multiples associations d'idées que font naître le sens et le son (...). Leur floraison est telle que la dénotation en est parfois recouverte, sinon totalement occultée (...)" (p. 41). Il en découle que "la forme y est primordiale" (p. 22-23) - ce qui amène Citron à consacrer la majeure partie de son introduction à une description de cette forme, avec de nouvelles observations sur la rime, sur l'enchaînement des phrases (qu'il compare à un mobile de Calder!), ainsi que sur la structure commune à bien des poèmes commençant par un mouvement dramatique et finissant sur un ton plus tendre, à l'opposé de ce que veut la tradition. Parmi ses commentaires, citons tout particulièrement celui du sonnet la chevelure v01... qui est double, tenant compte à la fois de la place du poème dans le texte en prose La déclaration foraine, et du fait qu'il est publié isolément plus tard. Sur quelques points seulement, j'ai des réticences: je trouve que P. Citron tranche parfois trop rigoureusement, par exemple lorsqu'il lit l'expression "Le blanc souci de notre toile" (Salut) comme "la volonté de hisser nos blanches voiles" (p. 190), ou suppose que le faune jette la flûte dans le lac (p. 256; cf. Faune, v. 52-53). A propos de ancienne, une dernière question s'impose. Citron publie le texte de Barbier-Millan, correspondant à peu près à la version corrigée par Mallarmé; dans les notes, il donne "le texte initial", toujours en suivant Barbier- Millan. Or, sur plusieurs points (en tout cas les vers 2, 15, 18, 25-27, 31, 43-44, 46, 66), le texte soi-disant "initial" de Barbier-Millan ne correspond pas au texte publié par Davies d'après le manuscrit (Stéphane Mallarmé: Les Noces d'Hérodiade, mystère, Gallimard, 1959). J'ai étudié moi-même les photographies du manuscrit, Barbier-Millan les ont vues aussi (cf. éd. cit., p. 215), mais n'ont pas critiqué l'édition Davies sur ces points. S'agirait-il de simples coquilles dans leur texte ?

En comparant ainsi trois ouvrages sur Mallarmé, on relève des accords et des désaccords. Voici quelques exemples: Au seul souci de voyager a pour Davies les mêmes perspectives que pour Marchai (p. 365 et p. 227) — le voyage est celui du poète. Ils s'accordent aussi sur A la nue accablante tu, poème de l'hypothèse et de la fiction poétique (p. 380 et p. 255). Citron et Marchai (p. 347 et p. 40) interprètent tous les deux le chant qui s'élève dans YOuverture ancienne comme celui d'Hérodiade. Mais des désaccords subsistent: Davies interprète "le Cygne" à la fin du sonnet Le vierge, le vivace... comme la constellation du Cygne (p. 159), alors que Citron y voit une "image de tous les cygnes et de tous les poètes" (p. 299). Pour terminer, signalons un désaccord auquel il fallait s'attendre..., le fameux "cela" du poème A la nue accablante tu que Davies lit comme un pronom, et Marchai et Citron comme le passé simple de "celer".

Le "consensus" à l'égard de l'intelligibilité des poèmes de Mallarmé tant souhaité par
Davies (p. 8) est loin d'être obtenu. Le jeu des significations l'emporte toujours, et il est permis
de croire que les recherches ne s'arrêteront pas aux ouvrages présentés ici.

Copenhague