Revue Romane, Bind 23 (1988) 2

Sigbrit Swahn: Den unge Balzac. Natur och Kultur, Stockholm, 1983. 225p. - Balzac i Verket. Ibid., 1987. 261p.

Vagn Outzen

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Dans les aires linguistiques restreintes telles que notre Scandinavie, on ne soulignera jamais assez l'importante fonction des traducteurs et des médiateurs publiant histoires littéraires et monographies qui permettent au public ne lisant pas les langues étrangères de s'initier aux grands courants et à la recherche qui orientent ailleurs la vie intellectuelle contemporaine.

C'est dire le mérite de la monographie sur Balzac publiée en suédois par Mme Sigbrit Swahn, professeur de littérature française à l'université de Lund, dont le premier volume "Le jeune Balzac" est paru en 1983, et le second, avec un titre qui joue sur les prépositions, "Balzac dans l'œuvre/Balzac à l'œuvre" en 1987. Ces deux tomes sont le fruit d'une dizaine d'années de travail personnel sur Balzac, mais reflètent aussi l'essentiel des apports de la recherche balzacienne internationale depuis une dizaine d'années telle que nous avons pu la découvrir dans les nouvelles éditions de l'œuvre, dans les revues spécialisées ou dans les thèses et autres ouvrages consacrés à notre auteur. C'est un portrait de Balzac actualisé et fort vivant que nous offre Mme Swahn dans son étude très riche et fort agréable à lire.

Une biographie ne se résume évidemment pas. Nos remarques se borneront à quelques
indications sur le mouvement général de l'ensemble ainsi qu'à quelques observations sur la
méthode qui a déterminé le travail.

Une biographie balzacienne définitive est impossible, dit Mme Swahn; elle ne vise pas à une synthèse dans le sens d'une vision unique expliquant la totalité delà création balzacienne mais plutôt à une lecture synthétisante des multiples approches pratiquées par la recherche actuelle. Projet ambitieux et méritoire certes, mais problématique aussi dans sa réalisation. Vouloir peindre la complexité et le multiple, c'est courir le risque de sacrifier les contours précis et les conclusions nettes, et c'est bien là que nous formulons nos rares réserves sur son livre.

Après avoir travaillé sur Balzac pendant plus de dix ans. Mme Swahn en arrive à rédiger
un peu comme lui. Elle écrit d'abord, ne commence à formuler ses concepts qu'en cours de
route, pour clore son dernier volume par trois textes résumant enfin les idées maîtresses.

"Le jeune Balzac" plonge directement le lecteur dans la préhistoire de la famille - "de Baissa à Balzac" - campe un portrait haut en couleur du père, raconte l'enfance et l'éducation du petit Honoré, sevré d'amour maternel, et conduit la biographie par étapes jusqu'en 1829.

Un 'Abstract' placé à la fin du volume (p. 222) vient préciser les intentions de Mme Swahn : éclairer, à la lumière de l'histoire des mentalités donnée en exemple par Philippe Ariès et Klisabeth Badinter, les influences complexes subies lors de l'enfance et de la prime jeunesse dans la famille et dans l'environnement.

Dans le deuxième volume "Balzac dans/à l'œuvre", Mme Swahn discute le statut de la biographie avant de nous conduire avec compétence à travers les dédales de la composition de La Comédie Humaine. A la fin de l'ouvrage, elle regroupe trois textes importants: une postface (p. 240) qui explique la naissance de son projet provoqué en 1976 par un livre de Jan Myrdal sur Balzac; puis encore un résumé en anglais (p. 253) et, enfin, un résumé en français (p. 254-55), deux résumés qui ne sont pas identiques, mais qui, chacun à sa manière, apportent des lumières sur le but du livre.

Cette présentation "à rebours" est probablement motivée par le désir de Mme Swahn de
ne pas effrayer par un appareil scientifique le public non-professionnel qui pourra lire son

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ouvrage comme ce qu'il est d'abord, une solide introduction à la biographie et à l'œuvre de Balzac. Mais les lecteurs plus avancés, étudiants et universitaires, y trouveront aussi leur compte, surtout dans le dernier volume qu'ils pourront utiliser comme un guide dans leurs études, grâce à son bon répertoire analytique et à ses indications bibliographiques.

Est-ce vraiment une biographie que nous a donnée Mme Swann? Son travail échappe à la classification traditionnelle à cause de ses visées complexes et multiples et l'on constate que l'auteur hésite elle-même sur la désignation à adopter: le résumé (I, 222) caractérise alternativement le livre de "monography" et de "modem biography"; la postface (11, 240) utilise l'étiquette "biographie", tandis que les deux résumés préfèrent le terme de "monographie".

Ce dilemme peut s'expliquer pai une comparaison avec l'autobiographie moderne, elle aussi aux prises avec le problème delà documentation et de l'exégèse. Depuis Malraux, avec ses Antimémoires (1967), les romanciers répugnent à nous livrer trop d'informations sur leur vie privée, seule compte l'œuvre. Un exemple féminin original à citer est celui de Christiane Rochefort qui se rebelle, dans Ma Vie (1978), livre d'une présentation très sophistiquée, contre les méthodes de fabrication du genre. L'exemple modèle est celui de Michel Tournier qui veut bien, avec Le Vent Paraclet (1977), nous raconter son enfance et sa jeunesse, alors que sa vie adulte de romancier coïncide avec celle de ses livres, dont il reste toujours le meilleur

C'est sur une voie similaire que s'est engagée Mme Swahn. Dans le premier volume, le plus biographique des deux, on peut se demander si elle donne réellement un portrait de Balzac: il est absent de l'iconographie et par exemple sa date de naissance doit être déduite, à partir du calendrier révolutionnaire, de celle d'un frère aîné mort. Au lieu de diriger les projecteurs sur le protagoniste, Mme Swahn s'installe à sa place pour décrire le monde tel qu'il l'a vu et vécu.

Ses réflexions méthodologiques (11, 8-9) explicitent cette stratégie qui entend fonder l'analyse sur une base sociale en déplaçant ainsi l'accent du sujet, qu'on produit uniquement à l'aide des documents biographiques (lacunes comprises !) ou à partir de l'œuvre, vers Yhomme situé dans le social et le culturel. Ce procédé qui permet de saisir l'hétérogénéité réelle du sujet à travers ses expériences, accumulées dans l'environnement, apparente l'ouvrage aux approches modernes, par exemple celles d'un Peter Biirger étudiant les "Rahmenbedingungen" de la création littéraire ou celles de l'analyse culturelle pratiquée par les ethnologues qui s'intéressent moins à l'unité singulière ou à l'autonomie des individus qu'aux transformations subies dans la structuration polysémique du système social.

Dans le fond, nous y voyons une prolongation de la méthode balzacienne appliquée à luimême. Son ambition, qu'on peut dégager notamment des études philosophiques et analytiques (Louis Lambert, Séraphita, La Physiologie du Mariage), était de réaliser un vaste projet de sociologie ou de psychologie sociale et de "contribuer à l'étude exacte, scientifique, de la vie et du comportement de l'homme en société" (Per Nykrog, La Pensée de Balzac, Munksgaard, Copenhague, 1965, p. 21).

Mme Swahn n'écrit pas la vie de Balzac, mais nous décrit les étapes sur le chemin de sa
vie comme autant de stades dans un drame, tout comme Balzac compose ses "scènes".

Son projet naît en 1976 d'un livre de Jan Myrdal qui dérouta la critique suédoise en présentantun Balzac réactionnaire. Si l'on interroge Mme Swahn sur le* idées politiques de notreauteur, son premier volume nous montre un Balzac libéral, mais aussi anti-libéral (donc réactionnaire), lorsque ses expériences journalistiques lui ont fait connaître la censure. L'inconvénientde la méthode de Mme Swahn c'est le flou qui existe entre la richesse des matériauxet

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riauxetles nuances du portrait d'un côté et l'absence de clôture de l'autre. C'est Rastignac et Vautrin. Autre exemple: la dernière vue qu'elle nous offre de Balzac (11, 238) est celle de Victor Hugo rendant visite à l'agonisant. Il aurait été logique dans ce contexte de conclure par les mots célèbres de Hugo sur la tombe de Balzac: "Qu'il l'ait voulu ou non, l'auteur de cette œuvre énorme et extraordinaire appartient à la forte race des écrivains révolutionnaires", mais Mme Swahn laisse le dernier mot à George Sand (11, 239) qui prédit l'avenir brillant de Balzac chez les lecteurs de l'an 2000 ou de l'an 3000.

Le livre de Myrdal avait renouvelé l'intérêt, jamais éteint, pour Balzac en Suède. Mme Swahn aurait pu citer le livre de Paul Krûger, Honoré de Balzac, paru aux mêmes éditions de Natur och Kultur en 1959. Une autre omission concernant la contribution scandinave à la recherche balzacienne, et plus difficile à expliquer puisque le livre a été publié en français, est celle de Per Nykrog, premier chercheur à lire et à considérer Balzac comme un penseur. Cet ouvrage a connu un accueil assez curieux en France: immédiatement remarqué et longuement discuté par Pierre Barbéris et le collectif qui a produit la grande "histoire littéraire" aux Éditions Sociales; seulement mentionné par l'équipe qui a fourni la nouvelle édition des œuvres de Balzac dans la collection de la Pléiade, bien que ses idées fassent écho dans l'Avant- Propos. Du côté de chez Swahn, c'est le silence, mais ne lui faisons pas la mauvaise guerre de ne pas citer tous les livres sur Balzac. Elle s'est prémunie avec humour contre cette sorte d'attaque en montrant, à propos des Illusions Perdues (11, 189-190), comment le jeune Lucien apprend par Lousteau à faire une critique négative. Car il est vrai que personne n'arrive aujourd'hui à connaître l'ensemble de la recherche balzacienne, dont l'énumération annuelle remplit en moyenne 6 à 7 pages dans la bibliographie de Klapp. Hâtons-nous au contraire d'affirmer l'impressionnante diversité des orientations de Mme Swahn qui ressort de ses indications bibliographiques. Nous regrettons seulement de les voir présentées sous la forme un peu diffuse de notes citant les matériaux de base ayant servi pour chaque chapitre.

Ce n'est pas chez les balzaciens s'efforçant d'atteindre aux grandes synthèses tels que Maurice Bardèche, Per Nykrog, Pierre Macherey, ni même Pierre Barbéris qui n'est cité que cinq fois, que se nourrit la pensée de Mme Swahn. Sa source principale reste la nouvelle édition en 12 volumes publiée de 1976 à 1981 dans la Pléiade. L'important dossier qui accompagne les textes sous forme d'introductions, de notes, de documentation préparatoire etc. a déjà auparavant fait de la Pléiade une remarquable source génératrice de recherches sur les grandes œuvres; qu'on pense p. ex. à la grande édition de Proust, autre auteur à qui Mme Swahn a consacré une étude, Proust dans la recherche littéraire, 1979.

Pour terminer, nous examinerons rapidement le puzzle qui résulte des éléments multiples
réunis par Mme Swahn.

"Le jeune Balzac" rassemble les données biographiques en vue de leur utilisation dans le tome suivant sur l'œuvre. Le rôle du père y est fortement souligné, comme le fit A. Wurmser dans son œuvre monumentale La Condition inhumaine (1970), et sert à expliquer maintes figures romanesques ultérieures. On sent que le livre est écrit par une femme grâce aux développements intéressants concernant les rapports entre Honoré et l'autre sexe: rapports problématiques entre mère et fils mal aimé, d'où découle la jalousie tenace envers le puîné Henri; le rôle important des deux sœurs, dont les mariages sont longuement détaillés: celui de Laure d'abord, celui de la malheureuse Laurence ensuite; enfin, la première expérience amoureuse avec une femme mûre, Mme de Berny, substitut de la mère et préfiguration du thème constant de la recherche d'un "mariage avec une veuve riche", qui se réalisera in extremis avec Mme Hanska.

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Dans le deuxième volume, "Balzac dans/à l'œuvre" le fil biographique reste visible, mais la présentation et l'analyse de l'œuvre prédominent. Ce volume commence par un Balzac, qui, à l'âge de 30 ans, est prêt pour sa grande œuvre après s'être essayé aux premières variations thématiques dans ses œuvres de jeunesse et après avoir forgé sa plume dans le journalisme.

Nykrog avait regroupé les monographies sur Balzac en trois grandes catégories: Balzac
mystique, Balzac sociologue ou positiviste, Balzac artiste. Cette typologie peut-elle nous aider
à cerner le projet de Mme Swahn?

Dans la patrie de Swedenborg, on pourrait s'attendre à voir une place prépondérante accordée au mysticisme. Il a sa place, bien sûr, mais contrebalancé par le côté féerique de Balzac rivalisant avec les contes des "Mille et Une Nuits". Dans le chap. IV, nous avons apprécié les analyses sur l'alchimie à laquelle fut initié le jeune Balzac par l'exemple de son père. Les réflexions sur l'androgyne à partir des relations entre Balzac et son père (et sa mère) sont également suggestives.

Balzac sociologue? Le début du volume est constitué par un brillant morceau d'histoire sociale décrivant la situation en France et à Paris autour de 1830, mais en général les analyses de type marxiste ne sont pas le fait de Mme Swahn. Comme nous l'avons déj à mentionné, elle est plutôt du côté de l'histoire des mentalités, et plus près de Freud que de Marx. Ses observations sur les obsessions de Balzac sont originales. Le thème de l'eau et du suicide par la noyade et celui de l'héritage, transformé en chasse au beau mariage avec la veuve riche, en sont deux exemples. Elle est soucieuse d'introduire auprès de ses lecteurs les résultats obtenus dans la voie ouverte par les études de Foucault sur la maladie, et le chap. VI s'inspire des travaux de Moïse Le Yaouanc sur la nosographie de Balzac et de la fine étude de Patrick Wald Lasowski sur la syphilis (1982).

Reste Balzac artiste. Formée dans la solide tradition positiviste scandinave, Mme Swahn continue le genre "l'homme et l'œuvre", mais d'une façon modernisée et enrichie. S'acharnant à détruire le mythe balzacien, elle réussit à neutraliser les anecdotes, p. ex. celle d'un Balzac pauvre — il était endetté, ce qui est tout autre chose, mangeant le revenu de ses livres avant de les avoir terminés, voire écrits ! - ou encore celle d'un Balzac travaillant comme un forçat, nuit après nuit, soutenu par le café et par sa volonté. Son portrait nous montre aussi un Balzac sociable, mondain, effectuant de nombreux voyages coûteux, ayant des aventures amoureuses et constituant avec "l'Étrangère" un couple passionnel qui rivalisait avec les liaisons célèbres de l'époque: George Sand - Musset, Victor Hugo - Juliette Drouet, Vigny - Marie Dorval...

Pour décrire et analyser La Comédie humaine, on voit souvent les critiques partir d'une seule œuvre afin d'expliquer l'ensemble. Ces textes-clefs peuvent être La Physiologie du Mariage, La Peau de chagrin, Le Père Goriot, Les Illusions Perdues ou Le Lys dans la vallée; la liste peut être prolongée. Or, Mme Swahn, fidèle à son pluralisme, prend la série mentionnée et en fait les points forts de son deuxième volume, réussissant ainsi un tour d'horizon qui éclaire à la fois l'œuvre et l'état actuel de la recherche.

Mme Swahn précise qu'une biographie balzacienne définitive est irréalisable; la sienne aura donc une durée de vie limitée, mais félicitons-nous de cette introduction qui permet au public suédois et scandinave de notre génération de s'initier à ce que la recherche moderne peut dire sur une œuvre littéraire qui, elle, garde toujours ses attraits.

Ârhus