Revue Romane, Bind 23 (1988) 2

Philippe Ménard (éd.): "Le roman de Tristan en prose", t. I , Des aventures de Lancelot à la fin de la "Folie Tristan". Textes littéraires français 353, Droz, Genève,

Jonna Kjær

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Ce premier volume d'une édition complète de toute la partie inédite du Tristan en prose (8 volumes sont prévus, selon l'annonce de la maison Droz) commence par les aventures chevaleresques de Lancelot et s'achève par la fin de la folie de Tristan. Le texte du volume I correspond donc aux §§ 92-104 inclus de l'analyse de Loseth (E. Lôseth: Le roman en prose de Tristan, le roman de Palamède et la compilation de Rusticien de Pise, analyse critique d'après les manuscrits de Paris, Paris, 1890, Burt Franklin Reprint, New York, 1970).

En principe, le texte édité ici débute à la fin du ms. de Carpentras édité par Curtis (R. L. Curtis: Le Roman de "Tristan en prose", t. I, München, 1963; t. 11, Leiden, 1973; t. 111, Cambridge, 1985), et qui s'arrête au § 92 de l'analyse de Lôseth, mais les §§ 1-75 du volume de Philippe Ménard correspondent aux §§ 710-776 de l'édition Curtis et permettent ainsi une comparaison entre le texte du ms. A choisi par Ménard et celui du ms. Z (le ms. de Carpentras) de Curtis. Dans l'introduction à son édition, Ménard fait cette comparaison et conclut que le contenu des textes est identique, qu'il faut remettre en cause le classement des mss opéré par Curtis et que les mérites de Z semblent surfaits. Selon Ménard, le ms. Z appartient à la même famille (mss ABCDE) que le ms. A, mais "d'une manière générale Z, sans être un mauvais ms., paraît moins sûr et moins soigné que A. Il commet des fautes, présente des innovations et récrit parfois le texte...". L'erreur la plus fâcheuse est la permutation opérée par Z et qui fait fusionner en un seul ensemble deux séquences distinctes (cf. Loseth, §§ 87-90 et 92-94 dont l'ordre est le bon). Ainsi le ms. Z déroge au principe de l'entrelacement qui est un des principes essentiels de la structure du Tristan en prose.

A l'heure actuelle on connaît 82 manuscrits ou fragments de manuscrits du roman en prose. Il est compréhensible que ce nombre impressionnant de manuscrits ainsi que leur longueur considérable ("des mss complets de grand format approchent ou dépassent les 500 folios") aient inquiété beaucoup de chercheurs, comme dit Ménard qui ajoute que, pour l'édition de vastes textes en prose, les principes ne sauraient être les mêmes que pour les textes en vers d'ampleur réduite. Ménard se propose de fournir un texte de bonne qualité qui puisse servir de base aux recherches futures; il s'agit donc de choisir un bon manuscrit complet qui permette de lire en entier le roman.

Le ms. A choisi comme ms. de base est le ms. 2542 de la Bibliothèque nationale de Vienne qui date des alentours de 1300 (et non pas du XVe siècle comme certains chercheurs l'ont affirmé); c'est un des plus anciens manuscrits complets et il donne un texte de bonne qualité. C'est un manuscrit de la rédaction la plus répandue, la "version II", qu'on peut appeler la Vulgate.

Les critères du choix ont été les suivants: il fallait que le ms. contienne l'intégralité du
roman, qu'il offre un texte sûr de la Vulgate et qu'il ne donne pas un remaniement isolé.

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Ont été écartés les mss incomplets et les versions tardives. - Selon Ménard, le meilleur ms.
est sans conteste B (Paris, B. N. fr. 335 et 336). mais il donne un état de langue trop tardif
pour pouvoir être retenu comme base d'une édition.

Pour caractériser davantage le ms. A, Ménard fait bien de rappeler la définition, jadis indiquée par Alphonse Dain, qu'un ms. est bon, non pas parce qu'il ne se trompe jamais, mais parce que ses erreurs sont limitées et restent toujours faciles à corriger. En effet, le ms. A pèche seulement par de "petites inexactitudes aisées à corriger ou de petites omissions très faciles à combler".

Pour l'établissement du texte, les mss de la même famille, BCD et aussi H, ont été pris en compte ainsi que des mss de contrôle étrangers à la famille, aussi bien des mss assez proches que des témoins de versions ou de familles différentes pour des passages délicats. Dans l'édition de Ménard, les leçons rejetées se trouvent en bas de page avec l'indication des mss auxquels sont empruntées les corrections. A la fin du volume on trouve une liste sélective des variantes.

Le nombre des mss utilisés pour le texte de ce premier volume est de 26. Pour pallier la modestie excessive de Ménard: "L'édition que nous avons entreprise (...) ne saurait être une édition critique", il faut dire qu'est présenté ici un texte qui inspire confiance; il n'est pas seulement une transcription, il est par contre le résultat du travail d'un éditeur représentant la meilleure tradition dans l'édition des anciens textes.

Ce petit compte rendu est centré sur les qualités particulières à l'édition de Ménard: la présentation de la tradition manuscrite, du choix du ms. de base et de l'établissement du texte édité. Il convient d'ajouter que l'excellente introduction du volume contient aussi un paragraphe sur l'histoire du manuscrit A et des chapitres utiles sur sa graphie et sa langue (le copiste est picard, mais il use d'une langue mixte, pour être compris sans difficulté en dehors de la Picardie), une Analyse sommaire du texte et un chapitre sur 1 Intérêt littéraire, admirable par sa pénétration et sa finesse, enfin une bibliographie des études les plus importantes sur la partie du roman éditée. A la fin de l'ouvrage sont donnés des variantes, des notes, un index des noms propres et un glossaire bien équilibré.

Dans une perspective littéraire, je renvoie avec plaisir au chapitre de Ménard sur Ylntérêt littéraire qui présente une vue d'ensemble sur la technique narrative et les thèmes importants dans ce premier volume du roman. Le talent esthétique du prosateur est indéniable. A titre d'exemple, j'aimerais relever trois épisodes qui me semblent particulièrement réussis (ils illustrent d'ailleurs respectivement les thèmes essentiels de l'amitié, de ¡aparenté et de l'amour). D'abord, la conversation nocturne entre Lancelot, Kahédin et Palamidèsqui se reposent par hasard au même endroit, dans la forêt, et qui se parlent sans s'être reconnus dans le noir, est une scène très vivante, "naturelle". Comme si on y était! (§ 97-110). Très bien conduite, et très touchante, est aussi la description du combat entre Kahédin et son père, le roi Hoël, qui ne se reconnaissent qu'au dernier moment. Jusqu'alors le lecteur peut suivre, visuellement, le combat interminable et acharné entre les deux hommes, tout en connaissant leur identité et en écoutant leurs pensées exprimant l'admiration réciproque qu'ils éprouvent devant leur adversaire inconnu. Au moment de la reconnaissance, le lecteur n'est pas moins ému que les combattants ! (§ 141-147). Plus tard, Kahédin a le malheur de tomber amoureux de la reine Iseut, et la description de son aliénation progressive et de sa mort causées par la froideur d'lseut est une petite étude de psychologie pathologique qui peut paraître presque "moderne" (§ 159-164).

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On a toutes les raisons d'attendre avec impatience la suite de ce bon roman dans cette belle
édition de Philippe Ménaxd.

Copenhague