Revue Romane, Bind 23 (1988) 2

Gérard Genette: Seuils. Collection "Poétique". Ed. du Seuil. Paris, 1987. 389p.

Nils Soelberg

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Tout lecteur sait probablement, du moins à la réflexion, qu'avant d'être admis au temple du texte proprement dit, il devra franchir un certain nombre de seuils paratextuels qui le disposeront au recueillement et à l'humilité. On sait de même, toujours à la réflexion, que le paratexte attend souvent le lecteur à la sortie et qu'il peut se permettre plus d'une recommandation discrète lors du séjour au temple. Bref, le mode d'emploi offert par l'auteur et/ ou par l'éditeur se manifeste de mille et une manières que nous connaissons sans les connaître, c'està-dire au prix d'une réflexion qui vient rarement d'elle-même.

Tel est, me semble-t-il, le point de départ de cette grande étude de Gérard Genette sur les pourquoi et les comment du paratexte accompagnant tout livre dès sa mise en vente — sinon avant. Après son exploration des conventions plus ou moins implicites qui conditionnent les relations entre lecteur et texte — notamment dans le domaine du discours narratif — Genette en est venu au "versant le plus socialisé de la pratique littéraire (l'organisation de son rapport au public), et qui tournera parfois inévitablement à quelque chose comme un essai sur les mœurs et les institutions de la République des Lettres" (p. 18). Si les conventions textuelles concernent les seuls lecteurs déjà plongés dans le livre en question, les normes du paratexte, par contre, se définissent comme une série d'influences exercées sur le lecteur potentiel, afin qu'il se fasse enrôler dans la brigade des lecteurs réels - et qu'il y fasse son service complet.

Comme on pouvait s'y attendre, l'étude de Genette est d'ordre synthétisant: qu'est-ce que le paratexte? —De quels éléments se compose-t-il, comment les définir et les repérer? Pour constituer ce tableau général, il faut "dissoudre les objets empiriques hérités de la tradition(par exemple "la préface"), d'une part en les analysant en objets plus spécifiés (...), d'autre part en les intégrant à des ensembles plus vastes (...) - et donc dégager des catégories jusqu'ici négligées ou mal perçues, dont l'articulation définit le champ paratextuel..." (p. 18).

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Reste encore à savoir en quoi et comment ces procédés paratextuels modifient notre lecture
du texte, mais chaque chose en son temps; suivons d'abord la constitution du tableau général,depuis
l'entrée du livre et jusqu'à sa sortie, c'est-à-dire d'un seuil à l'autre.

Pour déterminer le statut de chaque élément paratextuel rencontré en cours de lecture, Genette commence par la définition théorique de cinq paramètres essentiels: Le paramètre spatial: emplacement de tel élément paratextuel, soit dans le livre (péritexte), soit en dehors, du moins à l'origine, (épitexte); - temporel: paratexte antérieur, contemporain ou postérieur à la première parution; - substantiel: texte, illustration, typographie, faits notoires, etc; - pragmatique et fonctionnel : qui parle à qui et dans quel but? (p. 10-18).

Si l'emplacement, donc le paramètre spatial, commande en gros l'agencement des treize chapitres (non numérotés), ce sont les cinq aspects dans leur ensemble qui, appliqués à des entités traditionnellement admises, permettent à Genette d'établir de nouvelles distinctions (il y a évidemment préface et préface, dédicace et dédicace) et de forger de nouvelles catégories (l'appartenance du paratexte au livre peut être évidente (péritexte) ou fortuite (épitexte)). - Tâchons maintenant de suivre, dans les très grandes lignes, la constitution de ce tableau général des procédés paratextuels.

Le péritexte editorial est la zone du livre où l'éditeur règne en maître souverain (en principe, du moins): format, couverture et annexes (par exemple bande de lancement), page de titre et annexes, choix de caractères et de papier. - Quant à l'impact culturel du format, Genette retrace la curieuse évolution de l'édition in-12, petit format réservé d'abord au livre populaire, puis à la réédition de livres dits sérieux; ce format connoterait donc la sélection et la consécration. Genette estime que, de nos jours, le format 'poche' (toutes collections confondues) implique à la fois le bas prix et la consécration, donc un formidable message paratextuel (p. 24-25). Il me semble toutefois que cette connotation concerne précisément certaines collections et non le simple "format poche" qui recouvre aussi bien les chefs-d'œuvres que le suspense le plus élémentaire, du genre lire-et-jeter.

Dans ce péritexte editorial, l'éditeur est maître de la présentation tandis que l'auteur a heureusement son mot à dire sur le message explicite, à commencer par.../,e nom d'auteur, auquel Genette consacre quinze pages (38-53), ce qui n'est guère excessif quand on pense qu'il faut passer de l'anonymat de convenance, fort répandu à l'époque classique, aux multiples variantes du pseudonymat. - Viennent ensuite Les titres (p. 54-97), dont la définition amène la distinction entre titre, sous-titre et indication générique {Zadig - ou la destinée - histoire orientale). 11 s'agit là d'éléments paratextuels par excellence, dans ce sens que les titres s'adressent au public en général, et non aux seuls lecteurs du livre. Parmi les cinq paramètres cités au début, l'attention est surtout retenue par le moment et par la fonction: situer le moment de la création du titre par rapport à la sortie du livre n'est pas toujours aisé, certes, mais il conviendrait peut-être de distinguer plus nettement entre cette question temporelle et les transformations subies par le titre au fil des ans. Quant aux fonctions, Genette suggère une distinction très pertinente entre titres thématiques (d'ordre générique: Odes, Essais, etc.) et thématiques, portant sur le contenu du Uvre. Dans cette dernière catégorie, les relations du titre au thème s'avèrent des plus subtiles: si le titre désigne d'office le thème central (Guerre et Paix), il peut de ce fait conférer une valeur symbolique, parfois très obscure, à un élément en soi marginal {Le Soulier de satin. Les Gommes). Mais oui, on le savait déjà! Mais savait-on bien qu'on le savait?

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Nous pouvons passer rapidement sur le Prière d'insérer et consacrer un instant à l'aspect pragmatique/fonctionnel de la. Dédicace imprimée (appelée la dédicace d'œuvre, contrairement à la dédicace d'exemplaire). Donc, qui parle à qui, et, surtout, dans quel but? Si le dédicataire est une personnalité connue, le côté exhibition saute aux yeux - d'où la valorisation inverse de la dédicace absente: Je ne vois personne qui (ou: que?) mérite ce livre ! (p. 126).

Avant le grand tremplin de la préface, un dernier petit seuil à franchir, celui des Epigraphes et notamment les citations en exergue, authentiques ou plus ou moins faussées pour la circonstance. Quant à l'identité de l'épigrapheur (sic!), Genette se penche, avec une passion tout aussi manifeste que prévisible, sur l'équivoque du récit à la première personne: qui, de Proust ou du JE-narrateur, décide d'ouvrir Sodome et Gomorrhe par un vers de Vigny? — Je dirais pour ma part, en toute humilité, que la question est mal posée. Si j'ai bien retenu la leçon des deux Discours du Récit, faire remonter le récit, y compris l'épigraphe, à un auteur qui l'invente ou à un narrateur qui le raconte dépend d'un choix purement analytique. Que ce récit soit à la première personne (homodiégétique), ou non, ne change rien à l'affaire.

Voici le gros morceau, à savoir L'instance préfacielle à laquelle sont consacrés trois chapitres. Dans un premier temps (p. 150-181),Genette passe en revue les définitions, l'historique et les cinq paramètres, afin de cerner la fonction comme le véritable objet de son enquête. Pour la Préface originale (p. 182-218), c'est-à-dire la préface rédigée par l'auteur et paraissant dans la première édition du livre, sa fonction revient à assurer une bonne lecture. Eh oui, on y aurait peut-être pensé tout seul, mais l'inventaire des procédés auto-publicitaires-sans-prétention-voyante est assez impressionnant: puisque l'auteur ne peut sous aucun prétexte vanter son propre talent, il peut se rattraper en valorisant le thème traité, son importance, son utilité (documentaire, morale, etc.), sa nouveauté, sa fidélité à la tradition, son unité (surtout dans les recueils), sa véracité, etc. Quant au traitement réservé à ce thème en or, l'auteur peut protester de sa sincérité, de sa bonne foi, etc. Il peut encore faire de la préface un paratonnerre (neutraliser la critique en prenant les devants), ou un mode d'emploi de lecture, ou le récit de la genèse du texte, etc. etc. — Partout, Genette se plaît à relever le caractère foncièrement ambigu de ce discours édifiant: désigner un type de lecteur spécifique, c'est piquer la curiosité des autres; le contrat fictionnel (toutes ressemblance... est fortuite) indique à coup sûr que l'on risque de trouver des clés, etc. - J'ai gardé pour la fin la rubrique touchante (sic!) des remerciements à droite et à gauche (p. 196-97). Genette constate avec un étonnement sans doute hypocrite que cet usage est particulièrement florissant dans les milieux universitaires. Eh oui, dans notre milieu, critiques et collègues se confondent; remercier ceux-ci équivaut souvent à neutraliser ceux-là.

Mais il y a préface et préface, et au chapitre suivant: A utres préfaces, autres fonctions (p. 219-270), on passe en revue les préfaces ultérieures (pour la seconde édition) et tardives rédigées par l'auteur, puis les préfaces rédigées par un autre, souvent chargé de faire les compliments que l'auteur ne saurait assumer personnellement (préfaces allographes), et enfin les multiples procédés subversifs: l'auteur se faisant préfacier allographe en niant toute paternité du texte, l'auteur attribuant préface et livre à un auteur fictif, etc. etc. — Quoiqu'il en soit, cette vaste énumération aura bien servi à déterminer tois types essentiels de préface dont chacun assume une fonction distincte: la préface auctoriale indique une intention; la préface allographe se charge de la protection elogieuse, et la préface fictionnelle assure la mise en scène de la pratique fictionnelle (papiers trouvés, etc.).

Pour clore la partie consacrée au péritexte, Genette présente les deux catégories qui entretiennentles

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tiennentlesrelations les plus étroites avec le texte même, à savoir Les Intertitres (p. 271-92)
et/-es Afores (p. 293-315).

Quant aux premiers, c'est-à-dire essentiellement les titres des chapitres, Genette distingue entre la sobriété Thématique (par exemple un simple numéro) et l'intitulation thématique plus ou moins bavarde. Or, numérotation et sobriété ne vont pas toujours de pair, selon Genette: il fut un temps, assez récent d'ailleurs, où la numérotation subdivisée (1.1.1 -1.1.2, etc.) était à la mode dans les textes didactiques... "toute une génération s'est ainsi donné le frisson d'une ostentatoire rigueur, et d'une illusoire scientifïcité" (p. 287). Certes, on a vu des exagérations aberrantes, mais pour renseigner le lecteur sur le statut du sous-chapitre qu'il va lire, le procédé est assez efficace et tient peu de place. Voyons, à titre d'exemple, le chapitre intitulé L 'Epitexte public (le douzième) - et que Genette me pardonne d'ajouter aux souschapitres cette numérotation d'une illusoire scientificité:


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*) II s'agit de la première sous-catégorie de "l'auctorial public". En fait, cet intertitre ne figure pas dans le texte, où il y a un simple trou de deux lignes (p. 286).

Pour discuter la pertinence que peut avoir ce système de numérotation, on n'a qu'à essayer de se retrouver dans la hiérarchie ci-dessus, avec et sans numéros. Genette pourrait en principe me rétorquer qu'il suffit de lire le texte pour s'y retrouver, mais cette objection ne serait guère valable à propos d'un livre sur les fonctions du paratexte.

Un mot, enfin, sur l'épitexte, dont la définition relève du paramètre spatial: tout texte portant sur le livre sans lui être matériellement annexé (p. 316) - et dont l'intérêt principal relève de la fonction: dans quel but l'auteur (ou, éventuellement, l'éditeur) parle-t-il de son livre? Si l'auto-compte rendu est assez rare, la communication plus ou moins guerrière est bien connue, allant de l'interview au "droit de réponse", en passant par la sellette de certains colloques (Genette fait allusion à "l'effet J. R." des colloques de Cerisy (p. 336), laissant l'interprétation de ces initiales aux initiés de la rive gauche). Dans tous ces cas, il est évidemment question A"epitexte public, contrairement à L'epitexte privé, auquel est consacré le dernier chapitre. Mais le fait est, comme le signale Genette avant de conclure, que pour être connu, cet epitexte privé (correspondance, journal intime, brouillons de l'auteur) sera dans la plupart des cas annexé au livre, auquel cas il cesse d'être epitexte. Ici, donc, le paramètre spatial est mis à rude épreuve: le Journal des Faux-Monnayeurs serait ainsi epitexte en tant que livre à part, péritexte en tant qu'annexe du roman.

Une fois la première lecture terminée, ce vaste tableau d'ensemble soulève inévitablement la

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question de sa propre pertinence: qu'apprenons-nous sur les procédés paratextuels, côté destinateuret
côté destinataire? Genette aborde cette question à plusieurs reprises:

...la notion même de paratexte relève davantage (...) d'une décision de méthode que d'un constat de fait. "Le paratexte" n'existe pas à proprement parler, on choisit plutôt de rendre compte en ces termes d'un certain nombre de pratiques ou d'effets, pour des raisons de méthode et d'efficacité, ou, si l'on préfère, de rentabilité." (p. 315, souligné par Genette).

Parfaitement ! Ce terme de paratexte est d'une haute valeur opérationnelle pour envisager les
très nombreuses pratiques destinées à assurer au livre un sort conforme au dessein de son auteur,
d'où un puissant attention au paratexte ! que Genette lance en dernière page:

L'action du paratexte est bien souvent de l'ordre de l'influence, voire de la manipulation, subie de manière inconsciente. Ce mode d'agir est sans doute de l'intérêt de l'auteur, non toujours du lecteur. Pour l'accepter, mais aussi pour le refuser, mieux vaut le percevoir en toute lumière." (p. 376).

Reprenons à cet effet le fameux exemple par lequel Genette ouvre et clôt son étude: Comment serait notre lecture de VUlysse de Joyce s'il ne s'intitulait pas Ulysse"] (pp. 8, 375). - Oui, comment? Le propre de ce tableau synthétique est justement de nous amener encore et encore à ce type de question - sans tâcher d'y répondre ! Les procédés paratextuels modifient à coup sûr notre lecture, mais la détermination de cet effet (abstraction faite de certaines influences générales qui tombent sous le sens) relève d'une analyse spécifique qui n'est pas le propos de Genette, mais pour laquelle il nous a fourni un ensemble de moyens extrêmement

Et pourtant, le meilleur compliment qu'on pourrait lui faire, c'est peut-être que son étude rend encore plus ambigus les effets que produit le paratexte sur le lecteur. Suis-je maintenant à l'abri du paratexte ou plutôt en proie à mon nouveau savoir? Quelle sera désormais ma lecture d'Ulysse, alors que je sais non seulement qu'il s'intitule ainsi, mais aussi que ce titre relève de la pure manipulation? — Du coup, la "fausseté" du titre va ouvrir un nouvel accès à la spécificité du texte, et le paratexte fonctionnera à l'envers, — mais il fonctionnera !

Démontrer les ambiguïtés inhérentes à tout paratexte, tel a bien été le propos de Genette,
et c'est le vertige de notre propre lecture qui nous attend au bout de sa démonstration.

Copenhague