Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

Frère Guillebert: taxinomies et visualisations d'une farce

par

Jelle Koopmans

La différence précise entre les genres du théâtre profane de la fin du moyen âge et du début du XVIe siècle reste - malgré un grand renouveau d'intérêt pour cette littérature dramatique - toujours problématique. Sans vouloir reprendre ici en détail les suggestions de classification, depuis celles des bibliophiles érudits du XIXe siècle (Picot, Petit de Julleville) jusqu'à celles des philologues modernes du XXe (Aubailly, Knight, Lewicka), soulignons surtout l'incompatibilité fondamentale des critères habituellement avancés pour distinguer les farces, les sotties, les moralités, les monologues dramatiques et les sermons joyeux. C'est qu'il s'agit de problèmes de classement qui relèvent d'une différence de niveau entre les critères adoptés, donc d'un modèle non oppositionnel pour les axes de groupement. Une farce n'est pas un monologue, mais un monologue peut faire partie d'une farce; un sermon joyeux n'est pas un monologue dramatique, mais certains textes répondent aux critères des deux catégories. Et peuvent faire partie d'une farce en même temps. Notre appréciation des pièces profanes devra se laisser guider par ces possibilités combinatoires au lieu de se laisser confiner à une compréhension uniquement guidée par les modèles génériques existants, trop souvent basés sur les titres des pièces conservées.

Dans une telle option, on cherche à décrire à partir d'un certain nombre d'axes de groupement la cohérence d'un groupe historique et l'on considère ces groupes comme non exclusifs, comme des systèmes ouverts. Même si l'on substitue une telle notion souple à celle - plus stricte - de genre, il reste à rendrecompte des interférences concrètes et spécifiques entre les différents groupes. Il faudrait essayer d'interpréter la combinaison de différentes cohérencesdans un même texte et - surtout - dans une même représentation. Car

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la compréhension des conventions scénographiques peut être fort pertinente
au niveau du classement des pièces profanes.

La représentation des pièces est en effet le problème central ici: l'existence d'interférences entre les groupes indique un jeu sur l'horizon d'attente du public, un jeu habile sur les conventions théâtrales (ce qui ne veut pas nécessairement dire textuelles). Ainsi l'apparition de certains personnages allégoriques relevant de l'imaginaire de la moralité dans telle ou telle sottie a pu être perçue comme telle par un public médiéval, et non pas comme une caractéristique supplémentaire de la sottie. La sottie tournerait alors en dérision une convention dramaturgique (pensons par exemple aux costumes) d'un autre groupe: cela cadre d'ailleurs bien avec l'intention générale de la sottie. De cette manière, il s'agit d'évaluer le pluriel qui sous-tend le drame profane de la fin du moyen âge. Ce pluriel dramatique de la représentation a été à la base des textes conservés, qui - à leur tour - ont formé le point de départ de la réflexion théorique moderne sur les genres de ce théâtre joyeux de la fin du moyen âge. Notons en passant que les journaux particuliers et les pièces d'archives ne se servent que fort rarement de termes comme farce, moralité ou sottie: on y lit des attestations de jeux, esbattemens, novalités ou jeux ou choses morales (Michelant pp. 195, 245, 249; Lalanne p. 13). La relation précise entre ces termes et les désignations dans les titres des pièces imprimées reste à préciser, mais la différence est frappante.

Dans cet article, nous comptons étudier le jeu des différentes conventions «génériques» dans une seule pièce: la farce joyeuse de Frère Guillebert. Il existe deux éditions modernes de cette farce (Tissier 1976-1980, ll*, p. 119-163; p. 84-118); une troisième édition a été annoncée (Tissier 1986-1. VI, no. XXXIV). Le prologue àla pièce, le sermon parodique débité par frère Guillebert, figure dans notre corpus des sermons joyeux français (Koopmans 1987, no. 31). Le texte de la farce a été conservé dans une impression tardive de l'imprimeur rouennais Jean le Prest (actif entre 1542 et 1561), mais il est fort probable que le texte soit plus ancien, peut-être d'autour de 1505 (voir Koopmans 1987, no. 31, datation). C'est une facétie cléricale, jouée - d'après d'aucuns (E. Philipot) - par de jeunes clercs, à huis clos, mais il s'agit là d'une spéculation non fondée.

La farce de Frère Guillebert est fort obscène: c'est peut-être l'une des raisonsde l'oubli relatif qui a été le sort de cette pièce. Elle témoigne pourtant d'une grande originalité dramaturgique et elle comporte une action vive, une imagerie toute rabelaisienne et une «santé dramatique» assez exceptionnelle. Mais ce qui frappe sourtout dans cette pièce du début du XVIe siècle, c'est le jeu subtil sur différents horizons d'attente: l'intégration habile de plusieurs caractéristiques de différents groupes historiques dans une seule pièce qui garde cependant une forte cohérence interne. C'est une farce écrite à partir

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de l'idée (pseudo-)étymologique de la farce selon B. Rey-Flaud (p. 170-176); elle appelle cette farce d'ailleurs une farcene, d'après une distinction savante entre facéties, forcenés et vraies jarees. Et c'est encore une farce typique selon les critères habituels: situation de ménage, triangle erotique avec clerc comme amoureux, «tranche dévie»,... (Aubailly, Knight, Lewicka, Tissier). A côté de tout cela, c'est une pièce riche en ce qui concerne le jeu sur un certainnombre de conventions théâtrales, bien plus riche que par exemple des farces canoniques comme Pathelin ou le Cuvier. Les conséquences d'une telle richesse dans les ressources dramaturgiques mises en œuvre devraient surtout être manifestes à la représentation, l'aspect sur lequel nous sommes toujours le moins informés. Peut-être cette farce figure-t-elle comme partie de plusieurs joyeusetés ou de avers jeux et esbattements dans un document historique... Essayons de formuler un certain nombre d'hypothèses au sujet de la représentation de cette farce à partir de l'étude des interférences génériquesprésentes dans le texte conservé. Mais regardons d'abord quelques axes de groupement qui se rencontrent d'une manière ou d'une autre dans la pièce.

La farce de Frère Guillebert est basée sur un texte narratif. Boite avait déjà fait valoir qu'on ne devrait jamais perdre de vue les relations étroites entre les recueils de facéties (Anekdotensammlung) et la poésie dramatique (Biihnendichtung). L'action de la farce remonte àun fabliau du XIIIe siècle dont on connaît un certain nombre de versions et de remaniements français et italiens (O'Gorman; comparez les versions!). Si la farce reprend de manière assez fidèle le fabliau français, il semble plausible d'assumer l'existence d'une tradition narrative dont les deux font partie plutôt qu'une filiation directe (B. Rey-Flaud, p. 50-51). Le fabliau des Braies au Cordelier tourne autour des braies que le Cordelier oublie lorsqu'il doit se cacher à l'occasion du retour inopiné du mari. C'est un sujet de fabliau, c'est un schéma de farce. B. Rey- Flaud arrive cependant bien à montrer comment la farce déplace l'accent: le fabliau se concentre autour de la ruse de la femme, qui fait accroire à son mari qu'il s'agit du pantalon miraculeux de saint François, tandis que la farce met surtout en lumière le personnage de frère Guillebert, sans doute à cause d'un certain nombre d'impératifs pratiques: les farces ont sans doute été écrites à partir du matériel (personnel et autre) disponible. Dans ce cas peutêtre un acteur très doué pour le rôle de Guillebert. Pour Pathelin il en a probablement été de même: la scène des jargons pourrait bien avoir été écrite spécialement pour un acteur de l'époque qui était extrêmement expert en exercices dialectologiques.

Les adaptations scéniques de fabliaux et de nouvelles sont fort courantes
et témoignent du lien étroit qui unit la facétie narrative à la farcene dramatique(B.
Rey-Flaud, p. 35-113). Le premier volume du recueil de farces éditéespar

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téesparTissier donne quelques autres exemples de telles adaptations scéniquesd'un matériel narratif; en même temps Tissier nous fait comprendre quelques mécanismes de transposition. La version théâtrale des Braies au Cordelier a ceci de particulier qu'elle ajoute un grand nombre d'artifices plus proprement dramatiques à la trame narrative qui lui sert de support. La farce appartient par sa matière à une tradition narrative, mais l'actualisation scénique a dû différer profondément des présentations narratives. En outre, il ne s'agit pas seulement du transcodage d'un fabliau vers une farce: nous allonsvoir que ce n'est là qu'un aspect mineur de cette farce, qui se caractérise surtout par le jeu sophistiqué sur les possibilités dramaturgiques de diverses traditions et conventions théâtrales. Et peut-être est-ce là un aspect nouveau que nous apporte la farce du frère lubrique: la farce comme un spectacle complet, presque comme un pot-pourri d'autres formes dramatiques (seraitcelà lafarciture?). A côté de la trame narrative du fabliau (vieux de deux siècles), cette farce offre l'exploitation de plusieurs ressources dramatiques. Afin d'apprécier ce fin mélange, regardons d'abord le prologue.

Le prologue à la farce se présente sous forme d'un sermon joyeux phallique et fort obscène. Le moine salace frère Guillebert entre en scène et se présente au public par un sermon qui explique per verba un thema facétieux en latin macaronique:

Foullando in calibistris Intravit per bouchan ventris Bidauldus, purgando renés (v. 1-3)

Les 73 vers de ce prologue suivent fidèlement les préceptes canoniques de l'éloquence sacrée, mais ils servent en même temps à exposer la Règle facétieusedes Cordeliers lubriques et à présenter Guillebert comme le coryphée de cet ordre. Le sermon parodique, en soi déjà un para-texte, réunit donc une parodie goliardique centrée sur le texte (cf. Koopmans-Verhuyk 1986) et une présentation centrée sur le personnage. Et même au niveau du sermon proprement dit, cette dualité joue déjà. C'est le déplacement de l'accent du «sermonneur irrévérencieux» vers le «sermonneur indigne», glissement que l'on rencontre plusieurs fois dans le corpus des sermons joyeux (p. ex. les sermonsde l'Entrée de table, éd. Koopmans 1987, no. 8, et de Bien Boire, ibid., no. 30). Le sermon de Guillebert se situe donc à cheval sur deux catégories de monologues: il s'agit d'une part d'un sermon joyeux qui suit les articulationsrhétoriques du sermon sérieux, et d'autre part d'une impersonnation, d'un véritable rôle du personnage mis en scène à travers le sermon: le moine lubrique. Comme il s'agit du prologue de la pièce, on serait tenté de croire que - dans l'organisation dramatique de l'ensemble - le deuxième aspect prévautet le prologue relèverait alors de la catégorie des monologues dramatiquesproprement

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quesproprementdits et plus spécialement de celle des monologues d'amoureux(Aubailly, p. 161-193). N'empêche que la structure textuelle indique nettementun jeu sur les conventions de représentation des sermons joyeux: la parodie dramatique du sermon et la présentation d'un personnage se rejoignentdans ce prologue. De telles combinaisons ne sont pas isolées: elles se rencontrent, dans d'autres textes, mais le type mis en scène concorde le plus souvent avec renonciation du texte parodique. Ainsi le type mis en scène dans le sermon joyeux de Bien Boire (éd. Koopmans 1987, no. 30) est un prédicateurivre, ce qui pourrait expliquer l'homélie bachique qu'il débite. Dans le Sermon pour une Nopce du clerc auxerrois Roger de Collerye (éd. Koopmans1987, no. 21), les choses se présentent d'une manière un peu plus compliquée:un clerc (Roger de Collerye, alias Roger Bontemps, abbé des Fous à Auxerre) joue, à travers une prédication obscène, le type d'une vieille prostituée(qui n'est pas sans rappeler Vieille chez Jean de Meung; cf. éd. Poiron, v. 12470-146%; Payen, p. 105-130): là il existe donc également une distanciationentre le personnage et renonciation du texte. Si le texte tel qu'il a été conservé valorise surtout l'aspect «homélie pervertie», la représentation a sans doute valorisé plutôt l'aspect «vieille prostituée qui parle de ses obsessions»:c'est une question de costume et du jeu de l'acteur, du prescheur habilléen femme (didascalie dans les deux versions conservées). Mais frère Guillebert se présente plus explicitement comme un dépuceleur de nourrices ou un ramoneur de cheminées: ce sont là deux rôles typiques d'une catégorie de monologues. D'ailleurs, les monologues d'amoureux auxquels nous venonsde renvoyer s'intitulent tous deux Sermon joyeux de... dans les impressionsconservées: serait-ce une information sur leur scénographie?

Ce qui est particulièrement intéressant dans le prologue de frère Guillebert,c'est - au niveau textuel - un artifice versificatoire: la dernière partie du prologue a été écrite en septains à refrains (et ce sont justement les partes du thema qui fonctionnent comme refrain). On pourrait s'en tenir à cette constatation, mais nous nous demandons si cette versification ne traduit pas une différence au niveau du jeu d'acteur. L'imprimeur de la pièce n'a nul besoind'indiquer, par une didascalie ou autrement, un tel changement dramaturgique:il faut croire que de tels jeux de scène, que nous ne remarquons que dans la versification, relèvent d'une convention de représentation tacite et non (ou peu) inscrite dans les documents; en outre la version (tardive) impriméea probablement été destinée à la lecture. Guillebert a-t-il chanté le passage en question (cf. Brown)? A-t-il exécuté en même temps quelques pas de danse pour épater - tel un singe en rut - les dames de l'assistance (Koopmans 1989). La présence de passages chantés dans les farces n'a en soi rien pour nous étonner: de tels jeux sont fréquemment attestés et ont connu sans doute une diffusion bien plus large que l'on ne le croirait à partir des seuls textes conservés (Brown, Koopmans 1989). Et - en outre - les septains

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du prologue ne sont pas sans rappeler la versification des parodies de la chanson courtoise connues sous le nom de sotes chansons: frère Guillebert a bien pu chanter ces vers irrévérencieux avec le pseudo-latin du thema comme refrain lyrique. Et ce jeu sur une convention lyrico-musicale a bien pu être perçu comme tel par un public médiéval, quotidiennement mieux placé que nous pour dépister de tels clins d'oeil. L'effet dramatique de cette combinaisonmonologue-sermon-chanson, qui pourrait être visualisée comme un jeu exubérant (avec éventuellement de la danse, avec certainement des gesticulationsobscènes) jette une nouvelle lumière sur ces 73 vers du prologue. Et avec ce prologue, le public n'a qu'une donnée en main, mais grâce à la scénographie,c'est une donné convaincante: le personnage du frère lubrique, du frère frappait qui sera le pivot de la pièce entière. Une situation initiale est donnée: dans ce qui suit le bon frère devra déchanter. C'est - en même temps qu'un schéma de farce - celui d'un monologue dramatique comme le Franc- Archier de Baignolet (éd. Polak): l'opposition entre les vantardises et les événements.Ce n'est qu'après ce prologue de Guillebert que suit l'indication: «La Femme commence», et que la farce commence pour de bon. Bien sûr, l'indication commence a l'air d'être totalement superflue et l'on n'a jamais pu trouver dans cette simple forme verbale une didascalie. Mais pourquoi alors la mettre après les 73 premiers vers de la farce? Y aurait-il tout de même une façon particulière de commencer une farce? Ou est-ce que l'imprimeur a reproduittout simplement une version antérieure du texte en y ajoutant un prologue absent du modèle qu'il avait sous les yeux (comme par exemple le cry du Sermon des Fous dans l'édition imprimée à Toulouse par Nicolas Viellard,éd. Koopmans 1987 no. 12, v. 9-16)? Cette dernière solution pourrait donner une indication de l'existence de certaines conventions, typographiqueset/ou dramatiques, absentes des témoins textuels: l'imprimeur a pu combiner un sermon joyeux et une farce à l'origine indépendants; il a pu rajouter,d'après une représentation qu'il a vue, le sermon absent de son modèlemanuscrit ou imprimé. La première solution, qui suggère une significationspéciale du verbe commencer, ouvre un vaste champ à des spéculations peut-être difficiles à vérifier, mais qui seraient alors inévitables. L'interprétationexacte de l'indication commence, fort fréquente dans les pièce profanes, reste pour le moment un mystère... Toujours est-il que l'action proprement dite de notre farce débute par un rondel simple qui expose une situation sans aucun rapport direct avec le prologue débité par frère Guillebert. Après la montre de l'acteur principal, l'action proprement dite se déclenche.

La première scène nous présente une femme qui désire écarter son mari niais afin de pouvoir recevoir le bon frère Guillebert: elle persuade son mari d'aller au marché. Le mari promet effectivement de s'y rendre le lendemain. Il s'ensuit une nouvelle intervention de frère Guillebert, toujours aussi vantard.Tissier

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tard.Tissiersitue cette scène le lendemain, dans la rue. Comme Guillebert, au début de son intervention, complète l'octosyllabe entamé par le mari avant de s'endormir, une telle chronologie n'a peut-être pas été perçue rigoureusementpar le public: Guillebert comble la lacune entre la promesse de départ et le départ réel du mari par le rondeau qu'il débite. Comme ce rondeau peut fonctionner aussi bien d'une façon autonome, il aurait bien pu figurer dans une collection comme le Jardin de Plaisance ou comme le Parnassesatyrique qu'a édité Marcel Schwob. Le texte du rondeau cadre très bien avec l'action de la pièce: serait-ce derechef un interlude permettant à l'acteur qui interprète le bon frère de faire montre de ses qualités de chanteuret/ou de danseur? De toute façon c'est un passage isolé dans la pièce au niveau de l'action: c'est un artifice dramatique pour faire passer la nuit, un interlude (chanté? dansé?). De toute façon, Guillebert entretient le public, seul.

Ensuite, dans une nouvelle scène d'action, frère Guillebert est obligé de se cacher à cause du retour inopiné du mari: on y trouve quelques apartés du frère lubrique caché, pendant que le mari se met à la quête d'un éventuel amant caché dans sa maison. Après quoi Guillebert débite un testament strophique. Cette nouvelle intervention lyrique signifie une nouvelle rupture de l'action, un second interlude.

Résumons la situation: le mari se met à la quête de l'amant, la femme essaiede tout faire pour l'en dissuader. Frère Guillebert est caché. Or, il est proprement impensable que Guillebert débite sa clause de 41 vers à partir de sa cachette. Ces 41 vers qui constituent son testament exigent un véritable jeu de l'acteur devant un public qui pouvait toujours partir dès qu'une longueur malencontreuse se produisait dans la pièce. Une solution semble s'imposer: le mari et la femme se retirent pour céder la place à Guillebert qui vient - encoreune fois - faire montre de ses qualités d'acteur et qui chante, danse ou joue son intervention strophique. Ainsi le bon frère renoue avec la tradition dramatique du testament joyeux. Tout comme le sermon joyeux et la pronosticationjoyeuse, ce «genre» du testament appartient à la série de métatextes parodiques à une voix. Le testament joyeux a été étudié par Aubailly, qui pense que - à l'ombre du succès des œuvres de Villon - chaque acteur a pu avoir droit à son testament (Aubailly, p. 94). Ici encore, le texte que le bon frère débite ne présente pas de rapport direct avec l'action de la pièce, mais illustre plutôt le côté lubrique du frère qui - en extrême danger de mort (pense-t-il) - songe avec nostalgie à ses exploits erotiques et qui désire que ses legs puissent continuer ses bonnes œuvres. Le refrain «Frère Guillebert, te fault-il mourir?» a presque l'allure d'une complainte et renforce le caractèrelyrique (et donc musical) de ce passage. Détail curieux: tout comme la seconde partie du prologue, ce testament a été écrit en septains à refrain: les

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mêmes strophes qui rappellent les sotes chansons parodiques et charivariquesdont nous avons parlé plus haut. Une nouvelle fois, un autre «genre» vient se glisser dans cette farce. Guillebert donne des legs à Cupidon, aux «tetins poinctifs», aux «muguetz» (jeunes galants) et aux «jeunes dames, friantz tetotz» auxquelles il s'adresse directement:

Vous aurez mes brayes pour tout gaige,
Pour vous fourbir un poy le dos,
Quant vous avez faict le bagaige.
Frotez rains et ventre; g'y gaige,
Cela vous fera recourir,
(v. 313-318)

Une telle apostrophe rappelle certains vers du sermon du début de la
pièce, comme

Vous, jeunes dames mariées
(v.39)

Cela implique que Guillebert, dans ce testament, se crée de nouveau un public fictif auquel il s'adresse. L'énonciation du testament est une action «hors drame» qui n'a pas de rapport direct avec l'action dramatique: un acteur débite un monologue devant un public. Après cette intervention de Guillebert, le mari est toujours en train de chercher: il est, sur le plan dramatique, très peu probable que le public doive s'amuser pendant l'espace d'une quarantaine de vers à regarder la quête du mari tandis que Guillebert débite le testament dans sa cachette. Une mise en scène «réaliste» n'est d'ailleurs nullement nécessaire du moment que les conventions dramatiques isolent nettement le testament de l'action de la farce (par le chant par exemple).

A partir de ce moment, l'action se précipite: le mari sort en prenant le
haut-de-chausses de Guillebert pour son bissac; Guillebert sort de sa cachette
et il est obligé de partir sans son sac à coilles:

Je prandray mon vit à mon poing.
Mes mains me serviront de brayette.
(v. 385-386)

II est d'ailleurs remarquable qu'après le départ de Guillebert, la femme reste seule, sans débiter un texte strophique. C'est apparemment un privilège réservé à Guillebert; la femme se contente seulement de résumer la situation en huit vers. La ruse de la commère, qui consiste à faire croire au mari que le sac à coilles qu'il a pris est celui de saint François et qu'il faut le rapporter au vertueux frère Guillebert, termine la pièce.

Il y a donc, dans cette farce, trois interventions lyriques indépendantes de
l'action (les septains du sermon, le rondeau, le testament). Toutes les trois

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ont été débitées par frère Guillebert, qui est d'ailleurs le seul personnage qui porte un nom (celui du farceur qui interprète le rôle?). Du point de vue de leur thème, ces trois «monologues» appartiennent à la catégorie des monologuesdramatiques proprement dits, qui mettent en scène un personnage. Deux «monologues de frère Guillebert» appartiennent cependant également à la catégorie des métatextes parodiques, catégorie que le public pouvait facilementreconnaître grâce aux codes de représentation. Et ces parodies sont à placer dans le contexte des sermons et des testaments joyeux, malgré leur appartenance à un ensemble dramatique plus vaste. Pour le rondeau «Pour une qui s'appareille», un tel contexte générique est moins clair, mais il y a une rupture fonctionnelle de l'action: le couple s'endort, Guillebert débite le rondeau, le couple s'éveille. Le rondeau se situe alors hors du temps et probablementégalement hors de l'espace. Comme le testament et le sermon, c'est un jeu, une illustration d'un personnage, qui n'appartient pas au sens strict à la réalité fictive de l'action farcesque.

La farce que nous venons d'étudier fournit un exemple des interférences entre les genres dramatiques profanes de la fin du moyen âge. Il existe bien sûr des pièces, notamment des jarees moralisées, où de tels jeux génériques ont été élaborés d'une façon bien plus compliquée. L'exemple de notre farce sur le Franciscain frappard a cependant le mérite de montrer d'une façon à peu près transparente le jeu sur différentes conventions dramatiques, et de nous montrer l'importance d'une analyse de ces interférences pour la reconstruction de la vie visuelle de ce théâtre.

Une autre pièce où de telles interférences (toujours par rapport à notre cloisonnement!) sont assez importantes est la farce à trois personnages du Pardonneur, du triacleur et de la tavernière (Viollet-le-Duc, t. 11, p. 50-63; nouvelleédition annoncée par Tissier 1986-, t. V, no. XXIX). Le début de cette farce se présente sous la forme d'un monologue de charlatan joué par le pardonneur.Dans le début de ce monologue, le pardonneur emprunte quelques procédés à la prédication joyeuse, ici non pas - comme le fait frère Guillebert - avec un dessein ouvertement parodique, mais plutôt dans un but commercial:la vente des reliques par un pardonneur ridicule exige également un certainnombre de renvois à l'histoire sainte et l'introduction de saints facétieux. Ce monologue du pardonneur va se doubler d'un second monologue de charlatan: celui du triacleur, qui - lui - rappelle plutôt les vilains mires des dits de YHerberie et les maîtres Aliborum et Hambrelin (cf. Aubailly, p. 109-136).Les charlatans continuent l'un à côté de l'autre à adresser leurs boniments à un public fictif d'acheteurs potentiels (tout à fait fictifs, car l'essentielpour l'action de la farce, c'est que personne ne vient), mais en même temps, il se développe un véritable dialogue entre les deux personnages. L'opposition pardonneur-triacleur est tout à fait dans le genre de celle entre

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le Prescheur et le Cuisinier ou entre les Deux Amoureux (cf. Aubailly, p. 245-265).Et cause d'une telle opposition, l'on a ici affaire à un véritable dialogueet non pas à un passage à deux voix dans une farce. Du moment que les deux charlatans découvrent que leurs efforts restent vains et que leurs débats ne servent à rien, il s'en vont à la taverne: cette seconde partie de la pièce constitue la farce proprement dite: les deux personnages vont se procurer une repue franche aux dépens de la tavernière. Cette pièce reprend donc, résuméen quelques centaines de lignes, le modèle ontologique d'Aubailly, qui souligne l'importance du fractionnement du monologue dans le développementdes pièces présentées vers un théâtre organisé. Le pardonneur vient sur les tréteaux pour débiter un monologue de charlatan, un interrupteur vient, qui - lui aussi - essaie de vendre sa marchandise douteuse; après un dialogue entre les deux charlatans, la farce proprement dite commence. Il est difficile aujourd'hui d'évaluer les effets d'une telle pièce sur un public de l'époque, mais on peut se permettre quelques spéculations. Supposons - par exemple - que le public ne savait pas qu'on allait jouer une farce. On avait vu l'installationdes tréteaux, et l'on s'attendait à voir quelques jeux et esbattements ou quelque jeu et chose morale sans savoir exactement de quelle sorte de jeu il s'agissait. Le pardonneur commence: le public perçoit ce début comme un monologue dramatique. Première surprise: un second personnage s'introduit et commence à son tour à débiter un monologue. Deuxième surprise: un dialoguepolémique s'engage entre les deux charlatans. Après ce dialogue, nouvellesurprise: on aura encore droit à une farce: les deux charlatans ne s'en tiennent pas au constat d'échec qui termine leur dialogue, mais vont encore chez une tavernière pour la tromper et réaliser ainsi une farce. Là encore, on assiste à un jeu subtil sur l'horizon d'attente d'un public, à une pluralité du texte théâtral par rapport à nos classifications modernes. Et il est bien possibleque ce soit justement cette étonnante pluralité qui entrave une bonne compréhension moderne des genres profanes de la fin du moyen âge.

Le professeur parisien Tissier fait remarquer, ajuste titre, que la farce des Trois Galants et Phlipot rappelle «que les genres n'étaient pas cloisonnés et que, pour faire rire, on n'hésitait pas à réunir des personnages de sottie (trois Galants groupés: le ler,Ier, le IIe et le IIIe) autour du personnage-type de la farce: le badin» (Tissier 1986-, t. 11, p. 10; Picot, Recueil général, t. 111, p. 169-204,avait cette pièce comme une sottie). Et effectivement, cette farce est extrêmement importante pour notre propos, car il s'agit d'une pièce où les trois galants (avec Pidentification-par-numéro de la sottie) vont se déguiser,vont mettre en scène des farces (ici au sens non dramatique: de bons tours) qu'ils veulent jouer à Phlipot. C'est donc un théâtre dans le théâtre, une farce dans une sottie qui n'en est pas une, au sens strict. Et surtout, c'est un jeu sur des conventions de représentation, une combinaison de formes «pures». La notion de farce dans cette pièce rejoint presque l'acception narrativede

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rativedece terme proposée par B. Rey-Flaud comme base d'un groupement des farces théâtrales. C'est à partir d'une telle farce narrative que le drame théâtral du brave Guillebert s'est construit, avec là, comme dans les Trois Galants et Phlipot, un accent important sur les possibilités proprement dramatiques.

Et si l'on pouvait éventuellement s'accorder à voir dans la moralité en foulois éditée par A. et R. Bossuat (pièce no. 2) une sottie, il faudrait prendre le titre de la pièce au sérieux: pourquoi ne s'agirait-il pas tout simplement d'une moralité parodique (quel que soit le sens du terme) ou d'une moralité travestie en sottie? Les liens multiples entre les sotties et les moralités (et de ces deux genres avec la farce moralisée) restent à explorer, mais il est bien clair qu'une approche qui part de l'idée fondamentale d'un pluriel visuel de la représentation de telles pièces pourrait apporter de nouvelles lumières sur le sujet.

C'est que certains passages, ou certaines caractéristiques des pièces, qu'on pourrait a priori considérer comme des obstacles à un classement rigoureux des genres, peuvent être étudiés comme des interférences entre les différents groupes historiques ou entre les différents axes de groupement. Et ces interférences peuvent à leur tour trahir au niveau textuel un jeu particulier au niveau de la représentation.

Car c'est cette représentation, ce moment perdu, qui devrait être à la base de tout commentaire: cela reste une base à explorer. C'est la situation de communication dont Jauss affirme, dans son article sur les genres de la littérature médiévale, qu'elle peut - en principe - être reconstruite. Mais si l'on veut arriver à fonder un classement des «genres profanes» sur ces représentations, il ne faudrait pas oublier que l'art dramatique de l'homme du XVIe siècle était avant tout un spectacle, un divertissement. Tout moyen pour distraire le public (debout, quitte à partir) était bon. Le jeu de l'acteur occupe une place centrale. Les textes conservés, qui ont heureusement gardé par-ci par-là quelques indications des interférences génériques intéressantes, peuvent être étudiés sous ce rapport. Et c'est à partir d'une telle étude que l'on pourrait songer à commenter les attestations de représentations profanes dans les pièces d'archives et dans les journaux particuliers. On trouve par exemple une description détaillée d'un tel spectacle dans le Journal de Philippe de Vigneulles, bourgeois messin au début du XVIe siècle (éd. Michelant, p. 200-201). Mais il est pour le moment fort difficile d'évaluer son témoignage précieux à la lumière des théories modernes sur les genres profanes. Qu'a-t-il vu au juste? Dans la longue citation qui suit, il parle de moult de grants joyeusetés durant le grais temps:

Et estoient pour garder ycelui chairiot environ ix ou x jonnes galants déguisés et bien
enpoints, qui ailloient de piedz, et dedans ycelui chairiot y avoit v ou vj petits jonnes

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enfans autant bien acoustrés qu'il estoit possible, chacun selon son personnaige, et ne les veoit-on point, car le dit chairiot estoit tout clos en maniere d'ung donjon d'ung chaitiaulx et n'y avoit qu'un petit guichelet pour entrée. Quant le dit chairiot venoit en quelque quairefort ou devant la maixon de quelque seigneur, adoncques chacun se assembloit et après ce que Ton avoit fait belle plaice, les dits enfans sortixoient hors du dit chairiot en telle ordonnance: premier sailloit dehors ung folz, qui tenoit bonne mine, lequel estoit lié d'ung courdiaulx en maniere d'ugne lesse, et après ycelluy fol venoit ung gairçonnet bien acoustré, lequel estoit l'amoureux de la mourisque et estoit filz à Jehan Husson le mairchands et estoit prins d'icelle lesse; et après venoient en sortissant l'ung après l'autre du dit chairiot une jonne fillette et après elle son frère, lesquels estoient enfans à Jehan Houdrebant l'aman et après yceulx venoient ung jonne petit fol et après luy une jonne fillette acoustrée comme une déesse et se nommoit la déesse de jonnesse, laquelle tenoit pris en ses las tous yceulx devant dits comme avés oy. Et estoit ycelle déesse apellée de son nom Maiguin et le petit fol Andrieu, les deux enfans Philippe de Vigneulle, et donnoient aux gens des dits consonnans à l'histoire, de x ou xij manieres, compousés par moy Philippe; entre lesquels Maiguin, c'est la déesse de jonnesse, donnoit ainsy par escript

Je suis nommée Dame Jonnesse
Qui de chacun suis désirée;
Mais quant l'homme chiet en vieillesse,
Toute sa joye en est voulée.

Et l'amoureux donnoit ainsy:

Dame Jonnesse tient en ses las Maintes foulets sans c'on la voye, Et quant elle ait fait tous ses ébas, Sans mot souner, s'en vait sa voye.

Et ainsy donnoit ung chacun la sienne. Et puis, ce faict, ils retournoient tous dedans le chairiot et incontinent le tanbourin accommençoit à juer une bonne mourisque et le fol sortixoit hors du chairiot en dansant et en tenant bonne mine, et après une pouse faicte venoit l'amoureux, qui très bien faisoit son personnaige, et ce fait, venoit le jonne fillette et tous les aultres enxuant et dansoient sy bien et sy minottement pour jonnes enfans, que chacun y pernoit plaisir; avec ce qu'ils estoient acoustrés de meisme et le temps bien dispousè. Et quant ils avoient la mitté de leur mourisque, l'on faisoit une grande pouse et se retirait chacun, fors que le petit Andrieu, qui disoit ung bon joyeulx personnaige, qui estoit de environ vijoc ++ lignes; et tenoit sy bonne migne en le disant, sans point faillir d'ung mot, que chacun se tenoit content. Et ce faict ils racommençoient leur mourisque, et après ung jair et quant c'estoit tout faict, ils rentroient l'ung après l'aultre en leur caige, et le tambourin de Xowisse accommençoit à juer jusques en ung aultre cairefort... (p. 200-201)

Cette description d'une manifestation théâtrale à Metz est assez longue et assezdétaillée; c'est plutôt rare. Mais il est encore plus difficile d'évaluer ce que le brave bourgeois messin a vu au juste. La pièce paraît commencer comme une moralité, avec des personnages de farce et un petit fol; de toute façon une morisque par personnages a été intégrée à ce spectacle (cf. Di Stefano,Koopmans 1989). Le petit fol Andrieu, fils de l'auteur, a débité un monologue de 120 vers. La musique {pouse) et la danse ont tenu une place importante dans ce spectacle. Mais comment décrire, à partir des conceptionsgénériques

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tionsgénériquesmodernes, la pièce qu'a vue Philippe? Sa description respirepartout une grande altérité par rapport à nos vues: des termes comme dits consonnans à l'histoire, des appréciations comme tenoit sy bonne migne et sans point faillir d'ung mot et le fait de donner par escript sont fort éloignés de nos descriptions de l'histoire dramatique. Philippe réfère ici à des conventions,à des codes implicites de son époque. D'un autre côté, bien sûr, la pièce (ou les pièces?) qu'il a vue repose sur un certain nombre de conventionstacites dont il ne se rendait pas compte, et qui ne deviennent transparentesqu'à partir d'une étude attentive du réseau de présupposés esthétiques,moraux (etc. etc.) de la bourgeoisie citadine de l'époque. Mais son témoignagea un air authentique, et mérite bien d'être comparé aux textes conservés. Qu'est-ce qu'il pourrait nous dire au sujet de Guillebert?

Tout d'abord, il n'est nullement certain que la farce de frère Guillebert ait été représentée dans une situation analogue. Metz n'est pas Meulers (près de Dieppe), mais Philippe écrit bien aux alentours de 1505. Notre analyse de la farce de Guillebert a cependant bien montré qu'un grand nombre d'interférences génériques se présentent dans le texte (conservé) de la farce et cela tend à rapprocher la représentation de cette pièce de la joyeuseté signalée par le bourgeois de Metz. Philippe est fasciné par ses deux enfants, par des acteurs donc; il parle de la musique et de la qualité des danses. A côté d'une description du début moralisé de la pièce qu'il a vue, il ne parle presque pas de l'intrigue: il parle du spectacle auquel il a assisté. Notre premier souci dans cet article a été de souligner l'importance de cet aspect de spectacle dans une farce du XVIe siècle. Et du spectacle, il adûyen avoir dans la farce de frère Guillebert.

Du chant, sans doute, dans le sermon initial; (peut-être) du chant pour le rondeau, et probablement aussi pour le testament lyrique du brave frère. Des personnages qui se retirent dans le chariot situé derrière les tréteaux à l'occasionde tels interludes ou monologues: ce n'est pas à exclure. Des pas de danse: nous avons avancé la suggestion pour les passages monologues, et il faut croire que les relations entre la chorégraphie populaire et le théâtre profaneont été multiples (Koopmans 1989). Mais ce qui ressort avant tout de la pièce, c'est un jeu continuel sur différentes conventions de représentation (les genres traditionnels). Différents axes de groupement se rencontrent sur un même niveau, tout comme plusieurs motifs narratifs peuvent se rencontrerdans une même nouvelle ou dans un même roman. Il ne suffit pas de constater l'incompatibilité des critères pour distinguer les genres profanes: c'est une incompatibilité qui demande à être interprétée, sur le plan dramatiqueplutôt que sur le plan textuel. Certaines réalités qui peuvent avoir joué ne sont plus retraçables aujourd'hui: par exemple, on se plaît à voir dans frère Guillebert un personnage; n'était-ce pas un acteur (il est le seul à porterun nom propre)? Sa belle réplique «Mes mains me serviront de brayette»

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indique-t-elle éventuellement un costume phallophore? Enrichir une farce
de quelques suggestions, ce n'est pas lever son mystère.

La classification des genres profanes du théâtre profane de la fin du moyen âge est extrêmement difficile. Parmi les nouveaux problèmes que cet article a voulu apporter à ces questions génériques, la question la plus pressante est sans doute celle de savoir comment il faut concevoir - sur le plan concret de la représentation - une classification de termes opératoires comme genre, axe de groupement, convention dramatique ou code implicite. Ce glissement progressif des métalangages qui cherche à ramener le problème de la classification à un autre niveau (celui des termes classificatoires) et ensuite à un niveau encore plus abstrait (celui du classement des niveaux sur lesquels les différents termes classificatoires peuvent avoir joué) est lourd de conséquences. D'une part, puisque de tels problèmes génériques ne sont pas a priori confinés au théâtre profane, ni même au théâtre. Bien que peut-être plus directement perceptible dans le drame représenté, ce problème peut être signalé également pour tout texte présenté, pour toute littérature orale (cf. Zumthor). Formes (fixes ou simples), codes, genres, groupements, cohérences, conventions, codes implicites et tacites: ce sont des éléments importants d'une littérature présentée et les interférences entre ces éléments, qui jouent tous à un niveau très différent, témoignent justement d'une vie littéraire.

D'autre part, comme une telle option relativise le prétendu formalisme du texte médiéval ou - plutôt - tend à donner une nouvelle orientation à ce formalisme, il est de toute première urgence d'interroger l'histoire des attitudes et des mentalités pour ce qui est des codes tacites et des présupposés esthétiques ou moraux. Ce qui nous paraît incompatible a bien pu être compatible à l'époque: Paltérité du texte médiéval demande un déplacement de la pensée moderne.

Ce glissement progressif des métalangages se présente comme une recherche de l'abstraction; en fait c'est une tentative de reconstruire une situation dramatique concrète, grand des genres et Pinfiniment petit de frère Guillebert...

Jelle Koopmans

Organisation Néerlandaise pour la recherche scientifique (NWO)

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Résumé

II existe un grand nombre d'interférences entre les genres du drame profane français de la fin du moyen âge, d'où une difficulté apparente à distinguer les farces, les sotties, les moralités, les monologues dramatiques et les sermons joyeux. Il s'avère que les critères habituellement avancés sont incompatibles et se situent à des niveaux différents.

L'analyse de la présence de tels axes de groupement dans une farce du début du XVIe siècle, la Farce de frère Guillebert, montre cependant que les interférences génériques dans cette pièce gaillarde sont employées struturalement: il s'agit d'un jeu sur les conventions dramatiques de l'époque. L'étude de telles combinaisons nous renseigne sur le pluriel visuel de la représentation de la farce. La farce de Frère Guillebert a dû être un spectacle avec un sermon joyeux et un testament joyeux, avec du chant et avec de la danse. Au lieu de compliquer une délimitation concrète des genres profanes, une telle pluralité de la représentation invite à une nouvelle évaluation des axes de groupement et de leurs interférences mutuelles. Du moment qu'on substitue à la notion stricte de genre une notion plus souple de groupe historique, on peut mieux arriver à une compréhension de la représentation des pièces profanes et on peut mieux cerner le jeu (conscient) des acteurs médiévaux sur les conventions de différents groupes historiques.

Le cas de la farce sur le frère lubrique n'est pas isolé: dans bien d'autres textes profanes de l'époque on trouve des jeux analogues et on se demande sur le plan général si ce qui vaut pour les genres représentés ne peut éventuellement avoir une pertinence pour les genres présentés (la tradition de la narration orale).

L'exemple de Guillebert montre à quel point il est dangereux de s'en tenir à une délimitation stricte des genres: il est préférable de s'interroger d'abord sur la qualité et le statut des différents axes de groupement et de les étudier uniquement au niveau où ils peuvent être opératoires. Cest à ce glissement progressif de métalangages qu'invite cet article qui - finalement - ne concerne qu'un seul texte dramatique.

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