Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

Lacios: la liaison vraiment dangereuse

par

Maryse Laffitte

L'exergue des Liaisons dangereuses, emprunté à la Première Préface de La Nouvelle Héloïse, est connu. La célèbre citation, «J'ai vu les mœurs de mon temps et j'ai publié ces lettres», semble ouvrir, avec beaucoup de cohérence, ce que l'auteur a voulu offrir au public comme un portrait réaliste, «d'après nature», des mœurs corrompues de l'époque. C'est du moins ce qu'il affirme dans sa correspondance avec Mme Riccoboni. Les nombreux commentaires qu'ont suscités Les Liaisons dangereuses s'accordent en général pour reconnaître que ce roman épistolaire est une charge contre la dépravation aristocratique de la fin du XVIIIe siècle. Toutefois, ce texte n'est pas univoque, car les interprétations portant sur les modalités de cette charge varient, et il a permis à Baudelaire, et après lui, à un certain nombre de commentateurs, de le lire également comme un «livre de sociabilité», certes, mais qu'habite la fascination du Mal (Notes sur «Les Liaisons dangereuses», Baudelaire 1962, p. 831). Qu'est-ce qui, dans ce texte, peut prêter à ambiguïté? D'où vient qu'un roman pensé et très souvent lu comme critique sociale puisse également être perçu comme une apologie de la conscience dans le Mal? Où se situe son ambivalence?

Il s'agit d'un roman par lettres, dans lequel, d'après Jean Rousset, «toutes les lettres sont nécessaires et motivées» (1962, p. 94), car elles constituent la trame même du roman et structurent ce dernier sur le plan narratif. Comme le souligne également Jean Rousset (p. 95), «il y a deux camps en lutte dans ce roman»: il y a celui des libertins, pour lesquels «la lettre est (...) un moyen d'action, qui vise le destinataire comme une cible», et «qui composent toutes leurs attitudes et ne disent pas un mot qui ne soit calculé en vue du but à atteindre».Ces protagonistes libertins sont «toujours masqués, toujours acteurs»(c'est nous qui soulignons). Dans le second camp, il y a «les personnagesde

Side 66

nagesdepremier mouvement, incapables de se composer et de dissimuler: Cécile, Danceny, Mme de Tourvel». Pourtant, Mme de Merteuil et Valmont, s'ils étaient toujours «masqués», ne seraient que de banals hypocrites. Or, ils sont entre eux d'une redoutable franchise et leurs lettres sont le négatif des lettres envoyées aux autres protagonistes ou de celles échangées par ces derniers.D'autre part, ils agissent au nom de principes rigoureux qui s'opposent aux règles morales que respectent les autres personnages. Enfin, si les protagonistesdes Liaisons dangereuses sont bien séparés en deux camps, ces deux camps ne sont pas homogènes et sont, de plus, dominés tous deux par une figureféminine.

Les questions que nous pourrions nous poser sont donc les suivantes: en premier lieu, comment ces principes et ces figures féminines sont-ils structurellement répartis dans le texte? Ensuite, quel couple la Marquise et le Vicomte forment-ils? Qu'y a-t-il de particulier, d'étrange, dans la relation qu'entretiennent ces deux personnages? Enfin, quelle est la nature philosophique des principes dont se réclame ce couple de libertins? Qu'est-ce qui sous-tend leur rapport au monde, avec son alternance de dissimulation calculée et de franchise, et le différencie par exemple de celui de Mme de Tourvel, personnage mu par l'amour, ou de celui d'un tenant des bonnes mœurs, comme Mme de Volanges?

Autant de questions qui nous amèneront à saisir quelques aspects qui
donnent aux Liaisons dangereuses leur double caractère de transparence et
d'opacité.

La place des femmes

Nous constaterons d'emblée que Les Liaisons dangereuses sont une «histoire de femmes», non pas au sens où ce texte ne soulève que des problèmes concernant les femmes ou qu'il n'est question que d'elles, mais au sens où l'universdu roman est extrêmement féminisé et où tout, essentiellement, se joue entre deux femmes, Mme de Merteuil et Mme de Tourvel. Mme de Merteuil, en dépit du lien qui l'unit à Valmont, apparaît comme un personnage solitaire:elle décide seule, agit seule. Le Vicomte, bien qu'appartenant au camp libertin, se comporte, à côté de la Marquise, comme un «homme de main», un «commissionnaire», selon les termes même de celui-là dans un autre contexte (Lettre 133). Il est en effet chargé d'exécuter les missions de séductionet de vengeance que lui confie Mme de Merteuil, alors que lui-même n'exige rien d'elle de cet ordre. En revanche, les lettres qu'ils échangent créent entre eux une forme d'égalité, puisqu'elles sont le lieu des confidences et des révélations qui les rendent dépendants l'un de l'autre. Mais c'est elle qui expose, à plusieurs reprises, les éléments de la théorie libertine. Mme de Tourvel, en revanche, est entourée de Mme de Rosemonde et de Mme de

Side 67

Volanges, mais ces deux adjuvants sont de bien peu de secours face à la
froide détermination de la Marquise, poussant le Vicomte à la rupture.

Ces deux femmes incarnent les deux univers de principes qui sont en lutte dans le roman, deux univers de principes opposés, sur lesquels nous reviendrons plus tard. D'une part, Mme de Merteuil, tête pensante de l'association libertine, incarne la froideur, l'absence de sentiments, le calcul, l'esprit de décision, la maîtrise de soi, que l'on prête habituellement à une personnalité masculine. C'est chez elle que se manifeste le plus clairement cette «mythologie de la volonté» dont parle André Malraux (1970). Elle énonce des principes, édicté des règles, tranche, manipule à sa guise. Face à elle, Mme de Tourvel, la «dévote», la jeune femme mariée sans amour et prise au piège de la passion, représente la résistance morale au nom de principes religieux, l'absence de calcul, la spontanéité, l'indécision, et enfin l'abandon au sentiment. La conscience qu'elle a de ses devoirs d'épouse chrétienne - le ton de ses lettres à Valmont rappelle souvent celui de la Princesse de Clèves -, les obstacles qu'elle accumule de manière maladroite et désespérée pour échapper au Vicomte, n'empêcheront pas sa chute et la conversion de son sentiment religieux en sentiment amoureux. Elle est bien de ces femmes, comme le dit la Marquise avec mépris, «qui, n'ayant jamais réfléchi, confondent (...) l'amour et l'Amant; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l'unique dépositaire; et vraies superstitieuses, ont pour le Prêtre, le respect et la foi qui n'est dû qu'à la Divinité.» (Lettre 81). Mme de Merteuil a raison, dans sa perfide lucidité: Mme de Tourvel est un esprit dont la sensibilité est essentiellement religieuse, et elle mettra son amant, après lui avoir cédé, à la place de Dieu, et sera prête à se dévouer à lui avec la même ferveur que celle qu'elle manifestait envers Dieu. Son univers erotique identifie amour et religion. Quant à l'univers erotique de la Marquise, c'est à Valmont, qui est le seul à la connaître réellement, qu'en revient l'évocation indirecte, quand il s'extasie sur le bonheur qu'il a donné à Mme de Tourvel, «femme délicate et sensible», en tous points contraire aux femmes pour lesquelles «le plaisir est toujours le plaisir, et n'est jamais que cela» et auprès desquelles les amants ne sont «jamais que des facteurs, de simples commissionnaires, dont l'activité fait tout le mérite, et parmi lesquels, celui qui fait le plus est toujours celui qui fait le mieux» (Lettre 133). La réponse piquée de la Marquise montrera qu'elle a parfaitement compris dans quel camp la plaçait Valmont...

Entre l'univers de la profanation de l'amour et celui du culte de l'amour, entre une femme dévorée par la volonté de maîtrise sur le réel et une femme douce, surprise par la passion amoureuse, se trouve un homme, le Vicomte, qui oscille entre ces deux univers, qui cède tantôt à l'un, tantôt à l'autre, sans parvenir à opter définitivement pour l'un ou pour l'autre, habité qu'il est par une raison qui penche d'un côté et un cœur qui penche de l'autre. Les Liaisonsdangereuses

Side 68

sonsdangereusessont en partie le récit des tergiversations d'un homme entre deux pôles de la féminité, incarnant deux pôles philosophiques. Cette positionphilosophique de la femme, dans un roman dominé par l'amour et l'érotisme,renvoie au rôle de médiatrice que joue la femme dans le rapport de l'homme au monde, tel que l'a chanté la tradition lyrique courtoise. La femme est une «dame», une «domina», la maîtresse du sens de l'existence pour l'homme. Cette référence à la tradition courtoise est d'ailleurs explicite dans le roman, car la Marquise y recourt à plusieurs reprises, lorsqu'elle réclamela soumission du Vicomte à ses ordres:

Venez donc, venez au plus tôt m'apporter le gage de votre triomphe: semblable à nos
preux Chevaliers qui venaient déposer aux pieds de leurs Dames les fruits brillants de
leur victoire. (Lettre 20)

La victoire qu'évoque la Marquise est la séduction, suivie de l'abandon immédiat de la Présidente par Valmont. Le triomphe du Chevalier n'est donc plus ici la victoire remportée sur un ennemi réel ou symbolique, mais le succès des menées séductrices d'un libertin, auquel sa complice s'offre en récompense.

De plus, le ton pédagogique qu'elle adopte sans cesse envers le Vicomte, le morigénant, l'apostrophant, le critiquant d'être infidèle à ses principes dans la lenteur qu'il apporte à séduire Mme de Tourvel, confirme le sous-entendu courtois de cette relation. Mme de Merteuil éduque et guide Valmont dans ses errances sentimentales, tentant de le ramener sur le «droit chemin» du libertinage.

Ce recours à une référence courtoise laisse bien sûr perplexe. Mais voyons tout d'abord quel est le contenu initial de cette référence. L'amour courtois est au départ un amour-communion, une «union des cœurs» entre une grande dame et un chevalier de rang inférieur. La grande dame, par son amour, protège magiquement le chevalier. Cette union, cet échange symboliquedes cœurs, qui assurait aide et protection au chevalier de la part de la dame, est devenu, dans l'erotique provençale, une relation amoureuse qui suppose la soumission du chevalier à la dame et qui est «discipline, contrainte et stricte régulation: (l'erotique provençale) ordonnait aux amants courtois de toujours faire prédominer la raison (ou jugement: chauzimen) sur la passion folle et la volonté éclairée sur le désir» (Nelli, 1974, T. 2, p. 62). Cette exigence de maîtrise qui tendait «à substituer à la folie passionnelle l'exaltation du cœur» (ibid., p. 64), modifie progressivement le caractère de l'amour qui est perçu comme «rajeunissement moral par la joie d'aimer, c'est-à-dire: un Bien» (ibid., p. 64). Le sentiment et son ascèse deviennent formateurs. La vertu est suscitée dans le cœur grâce à son aptitude à aimer, réveillée par la dame. Elle est le guide moral de son amant et le dirige vers une parfaite courtoisie dont la «mezura» est le mot-clef. «Fin 'amors s'ouvre

Side 69

ainsi nécessairement sur des perspectives éthiques et la servitude volontaire
de l'amant ne prend tout son sens que si on la considère comme une techniquede
l'ennoblissement intérieur» (ibid., T. 1, p. 381).

L'amour courtois, par son culte de l'amour qui est plus que Pamour, représente une ascèse menant à la vertu, vertu dont nous pouvons dire sans hésiter qu'elle est absente de l'univers de Mme de Merteuil et de celui de Valmont. Cette vertu aurait peut-être pu exister du côté de Mme de Tourvel, si cette dernière n'avait été emportée par la passion comme par une tempête. La maîtrise n'est pas de son registre; elle l'est en revanche de celui de la marquise, mais elle s'exerce à des fins qui sont radicalement opposés à celles de l'univers courtois. Force nous est toutefois de constater que cette référence est présente sous la plume de la Marquise et qu'elle a un sens jusqu'à un certain point, dans la mesure où Mme de Merteuil prétend jouer un rôle formateur face à Valmont et renforcer sa résistance morale au sentiment.

Mme de Merteuil adopte ainsi la position de la dame dans le rituel courtois, étant donné qu'elle se pose en médiatrice du sens de l'existence devant Valmont. Face à elle, Mme de Tourvel est amenée, quant à elle, par un pur rapport d'opposition à la Marquise, à incarner le sentiment et à représenter, en tant qu'autre pôle féminin, l'élément médiateur de l'amour. Entre ces médiatrices de la volonté rationnelle et du sentiment amoureux, Valmont, l'élément masculin, incarne, dans cet agencement, une énergie erotique sans orientation, mais malléable, toujours disponible, pouvant passer sans transition du rejet du sentiment à l'amour, d'une femme à l'autre, d'un pôle à l'autre.

Si nous pensons d'autre part, dans le prolongement de ce que nous venons de dire sur la position philosophique de médiatrices qu'occupent les femmes dans le texte de Laclos et sur le rôle formateur qu'elles sont amenées à jouer dans la conception que l'homme se forge du monde, à ce que Laclos écrit sur l'éducation des femmes, la signification de l'agencement structural que nous avons évoqué - Femme libertine, Homme, Femme sentimentale et pieuse - s'en trouve renforcée. Dans son essai intitulé Des femmes et de leur éducation,Laclos affirme que l'éducation des femmes est, à son époque, insuffisante,mais qu'«il n'est aucun moyen de (la) perfectionner» (Laclos 1979, p. 389), dans la mesure où les lois et les mœurs de l'époque «s'opposent égalementà ce qu'on puisse leur en donner une meilleure et que si, malgré ces obstacles, quelques femmes parvenaient à se la procurer, ce serait un malheur de plus pour elles ou pour nous» (ibid., p. 390. C'est nous qui soulignons). Il ajoute quelques lignes plus bas: «La question est donc de savoir si l'éducationqu'on donne aux femmes développe ou tend au moins à développer leurs facultés et à en diriger l'emploi selon l'intérêt de la société, si nos lois ne s'opposentpas à ce développement et nos mœurs à cette direction, enfin si dans l'état actuel de la société une femme telle qu'on peut la concevoir formée par

Side 70

une bonne éducation ne serait pas très malheureuse en se tenant à sa place et très dangereuse si elle tentait d'en sortir» (ibid. C'est nous qui soulignons). On pense immédiatement comme le fait également M. Versini (Laclos 1979, p. 1419), à la Marquise. En effet, dans la lettre où elle s'explique sur son enfanceet sur sa formation intellectuelle (Lettre 81), Mme de Merteuil relate comment elle a pallié les carences de l'éducation qu'elle a reçue en se formantelle-même, afin de parvenir à une maîtrise sur elle et sur les autres, maîtrise destinée à «venger (son) sexe», réduit par la religion et la société à la dépendance et à l'infériorité, face au sexe masculin.

J'étudiai nos mœurs dans les Romans; nos opinions dans les Philosophes; je cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu'ils exigeaient de nous, et je m'assurai ainsi de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on devait penser, et de ce qu'il fallait paraître. (C'est nous qui soulignons)

La cascade de verbes modaux marque clairement les formes limitatives pré-existantes que la Marquise veut apprendre à connaître, non pas pour être utile à la société, mais pour lui nuire, en se servant de ces formes comme armes, dans son intérêt propre. Mme de Merteuil s'est livrée à une inversion radicale des buts de l'éducation, tels que Laclos les définit, en développant seule ses facultés et en en dirigeant l'emploi contre l'intérêt de la société. Ce savoir qu'elle a acquis est d'autant plus dangereux qu'elle occupe, en tant que femme, une position privilégiée de médiation. Elle détient par conséquent un pouvoir pernicieux qui l'amène à dévier la fonction éducatrice qui lui revient. Forte de sa connaissance de l'âme humaine, elle guide Valmont, mais dans le sens du Mal: il doit se montrer plus «inventif» dans l'application des principes libertins, il doit apprendre à agir vite et brutalement dans une situation de séduction.

Si nous nous tournons maintenant vers Mme de Tourvel, les résultats de l'éducation qu'elle a reçue ne sont guère plus favorables. Elle a reçu en effet une mauvaise «bonne éducation», c'est-à-dire qu'elle a été élevée dans un couvent, selon des principes religieux stricts, qui l'ont maintenue à l'abri de tout savoir sur l'existence. Cécile illustre quant à elle de manière caricaturale l'ignorance engendrée par l'éducation conventuelle: son manque de connaissances, allié à une absence de caractère et de principes - selon les termes mêmes de Mme de Merteuil -, font d'elle une proie facile pour les deux libertins. Mme de Tourvel est, il est vrai, habitée par une conviction religieuse beaucoup plus profonde que celle qu'exprime Cécile. Pourtant, elle sera, elle aussi, une proie facile pour Valmont. Son ignorance absolue des manœuvres séductrices et de la passion permettront au Vicomte de la surprendre dans sa quiétude sentimentale et l'amèneront, en dépit de son combat moral, à succomber aux avances de son séducteur.

Side 71

Mme de Merteuil et Mme de Tourvel ont été mal éduquées. Celle-ci a acquis trop peu de connaissances et se trouve désarmée pour affronter la vie en société. Celle-là en a trop acquis, et ne pouvant les utiliser dans un cadre social raisonnable, les a retournées contre la société. Les femmes sont donc, dans l'univers des Liaisons dangereuses, victimes d'une profonde ambiguïté: elles occupent une position philosophique privilégiée et sont les guides de l'homme, assurant sa formation morale - ou amorale -, mais leur position sociale est extrêmement défavorisée, dans la mesure où les lois et les mœurs de l'époque ne leur font qu'une place misérable. Cette dualité constitue, comme le remarque Laclos dans son essai sur les femmes, un ¿langer. Elle empêche en effet que les forces vives émanant de l'intelligence de certaines femmes ne soient canalisées à des fins utiles pour la société et permet au contraire leur déviation pernicieuse, qui aura des conséquences pour tous, étant donné le rôle de médiatrice que joue la femme.

La présence de ce danger n'explique toutefois pas pourquoi la Marquise triomphe de Mme de Tourvel. Pris au piège du sentiment, Valmont aurait pu logiquement s'abandonner à l'amour que la Présidente a éveillé en lui et rompre définitivement avec la Marquise et son activité libertine. Pourtant Mme de Merteuil triomphe de ses hésitations et obtient de lui qu'il envoie à Mme de Tourvel la lettre de rupture dont le cynisme et la perfidie la tueront. Aussi sommes-nous amenés à nous demander ce qui fait la force de la Marquise dans la relation qu'elle entretient avec le Vicomte et, par conséquent, dans son combat avec la Présidente. Pour quelles raisons parvient-elle à garder si longtemps sur Valmont une emprise telle, qu'elle parviendra, avant leur propre rupture, à mettre un terme à la liaison du Vicomte avec la Présidente? Qu'est-ce qui unit ces deux personnages?

Le couple libertin

En effet, contrairement à Don Juan, dont le libertinage, qu'il soit rejet des valeurs sociales et religieuses (celui de Molière, par exemple) ou sensualité pure (tel celui de Mozart, d'après Kierkegaard), s'exerçait en solitaire, Mme de Merteuil et Valmont forment un couple et se livrent à leurs activités libertines,non pas de concert, car ils n'agissent pas ensemble, mais en accord l'un avec l'autre, connaissant leurs projets respectifs et en faisant un récit détaillé dans les lettres qu'ils échangent. Ils agissent dans un esprit implicite d'entraide,du moins pendant une grande partie du roman, afin de mener à bien leurs entreprises de séduction ludique ou de séduction vengeresse. Ainsi, Mme de Merteuil, pour se venger de Gercourt qui l'a abandonnée, demande à Valmont de séduire et de «former» Cécile que sa mère destine à Gercourt. Elle se venge elle-même de Prévan, après que le Vicomte l'a avertie que ce dernier s'est vanté, devant les Comtesses de B***, de pouvoir la «rendre sensible»(Lettre

Side 72

sible»(Lettre70) et de pouvoir leur faire ensuite le récit de son exploit. Il est d'ailleurs à remarquer que seule la Marquise demande à Valmont de lui «rendre service» ou plutôt de servir d'exécutant dans un projet qui ne concerne directement que sa propre vengeance de femme abandonnée sans l'avoir désiré (elle sera «abandonnée», en revanche, par Belleroche, après avoir suscité cet abandon, c'est-à-dire être restée maîtresse du jeu). Valmont, quant à lui, ne demandera rien à la Marquise, si ce ne sont ses faveurs qu'elle lui promettra tout au long du roman, sans jamais les lui accorder, en récompensede son «bon comportement», c'est-à-dire la séduction et l'abandon de Mme de Tourvel, affaire qu'elle voudrait voir menée rondement, dans un style de pur libertinage, alors qu'elle s'éternise, à son goût, et ne répond pas aux principes qui sont les siens, à savoir, rapidité de l'attaque, qui assure la discrétion, brièveté de l'exécution, qui prouve que seul le plaisir ludique est enjeu, et brutalité de la rupture, qui témoigne de la maîtrise de la situation et de l'absence de dépendance sentimentale. Elle cherche en effet à diriger la réalisation des projets conçus de part et d'autre ou en commun, et dans ce rapport de complicité librement consenti, les rôles respectifs ne sont pas égaux. Une certaine dissymétrie règne dans ce couple.

Nous avons souligné, dans la première partie de cet article, que la Marquise recourait volontiers à la référence courtoise, lorsqu'elle s'adressait au Vicomte. Au début du roman, elle rappelle Valmont, qui se trouve chez sa tante, Mme de Rosemonde, à la campagne, et lui demande de rentrer à Paris, car elle désire lui confier une mission, celle de séduire Cécile:

Revenez, mon cher Vicomte, revenez (...); j'ai besoin de vous. (...). Ce peu de mots devrait suffire; et, trop honoré de mon choix, vous devriez venir, avec empressement, prendre mes ordres à genoux (...). Je veux donc bien vous instruire de mes projets: mais jurez-moi qu'en fidèle Chevalier vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayez mis celle-ci à fin. Elle est digne d'un Héros: vous servirez l'amour et la vengeance; ce sera une rouerie de plus à mettre dans vos Mémoires (...). (Lettre 2)

Cette prière n'est pas une requête, mais un ordre déguisé, celui d'une dame à un «fidèle Chevalier» soumis et dévoué à la cause de celle qu'il aime. Et la Marquise mentionne en effet «l'amour» que servirait le Chevalier, en lui obéissant. Mais de quel amour s'agit-il? La lyrique courtoise, que nous avons évoquée plus haut, et à laquelle Mme de Merteuil fait implicitement allusion, parle bien d'amour, c'est-à-dire de sentiment, opposé au plaisir. Le désir est exalté, mais comme attente, comme aspiration idéaliste. L'épuration du sentiment amoureux est une ascèse qui permet de développer des vertus telles que l'humilité, la fidélité, la sincérité et l'espoir (cf. Nelli 1974, T. 1. ch. IV, 4). La conquête de ces vertus est une conquête de soi et de l'amour de la dame, lié à la reconnaissance et à l'estime qu'elle manifeste à son amant.

Side 73

En revanche, dans la relation qu'entretiennent Mme de Merteuil et Valmont, les actes auxquels ils se livrent, s'ils entraînent un jeu de reconnaissance ou de critique mutuelles, reposent sur une valorisation négative, c'està-dire fondée sur l'exercice du Mal. Les deux libertins s'acharnent en effet à bafouer les valeurs qui fondent la société dans laquelle ils vivent, à savoir amour, fidélité, probité, promesse, respect d'autrui et... mariage, valeurs qui, bien qu'elles ne soient pas partout respectées, sont officiellement en vigueur dans le discours social et qui, d'autre part, sont celles de la morale courtoise (à une restriction près, toutefois, c'est que l'amour courtois se pratique en dehors du mariage!). Il semble donc que, dans le recours de la Marquise à la relation courtoise, seul le mime de cette référence subsiste: soumission à la dame, obéissance, prouesses sont certes évoquées. Mais qu'en est-il de cette union des cœurs qui donne à l'ascèse de l'amant tout son sens, pour ne pas parler de la fidélité, de l'humilité et de la sincérité? Ces vertus sont en partie pratiquées par la Marquise et le Vicomte, mais au nom d'un projet commun de libertinage. Elles sont réservées à leur échange épistolaire, ce qui représente déjà une déviation de leur pratique. Pourtant Mme de Merteuil fait allusion, à plusieurs reprises, au passé amoureux que Valmont et elle-même ont partagé, et ce passé semble justifier la complicité qui est la leur, du moins au début du roman:

Dans le temps où nous nous aimions, car je crois que c'était de l'amour, j'étais heureuse;
et vous, Vicomte?... Mais pourquoi s'occuper encore d'un bonheur qui ne peut
revenir? (Lettre 131)

Quant à Valmont, il réitère, tout au long du roman, jusqu'à sa dernière lettre
d'«associé» (Lettre 153), sa prière à Mme de Merteuil: qu'elle veuille
bien lui accorder de nouveau ses faveurs et son titre d'amant:

II n'était donc pas ridicule de vous dire, et il ne l'est pas de vous répéter que, de ce
jour même, je serai ou votre Amant ou votre ennemi. (Cest nous qui soulignons)

Or, ces faveurs que réclame le Vicomte sont sans cesse différées par la Marquise - elles seraient la récompense accordée après la rupture avec la Présidente -, et finalement refusées à la fin du roman. La Marquise ne marqueaucun empressement amoureux envers un homme qu'elle prétend avoir beaucoup aimé et auquel elle n'a rien refusé. Le Vicomte, de son côté, est amoureux de Mme de Tourvel. Peut-on alors parler d'amour, même passé, entre Mme de Merteuil et Valmont? Qu'est-ce que ce sentiment qui prétend avoir été fort - du moins d'après ce qu'en dit la Marquise, car le Vicomte, pour sa part, semble découvrir le sentiment amoureux avec Mme de Tourvel -, et qui n'a duré que quelques mois (on ne saurait toutefois le dire avec précision,car le texte est peu explicite sur ce sujet)? Le lecteur s'étonne naïvementque ces deux êtres, aussi faits pour s'entendre et s'aimer que le sont la

Side 74

Marquise et le Vicomte, n'aient pu entretenir que brièvement une relation réellement amoureuse et aient été amenés à sceller «si gaiement (...) (leur) éternelle rupture» (Lettre 10). Le lecteur s'étonne encore, non moins naïvement:scelle-t-on gaiement la rupture d'une relation d'amour? Les témoignageslittéraires abondent en sens contraire. Force nous est donc de constaterqu'il y a bien allégation amoureuse de la part de la Marquise, mais que ces deux personnages ne se sont pas aimés d'amour, sentiment complexe, dont le sens est difficile à préciser, mais dont on peut dire, dans le cas présent,qu'il est d'un autre ordre que celui que Mme de Tourvel éprouvera pour Valmont, à savoir un abandon de soi et une dévotion à l'autre qui lavent la faute, puisque cet amour ressemble à s'y méprendre à un sentiment religieux.Il devient en effet le principe justificateur de tous les actes de la Présidente,il recrée une unité dans l'univers moral de la jeune femme, dont toutes les valeurs avaient été battues en brèche par l'irruption de la passion. En revanche,tant Mme de Merteuil que Valmont séparent les registres d'activité: celle-là prétend avoir aimé et se refuse, au nom d'une pratique libertine intransigeante;celui-ci sépare amour et érotisme: il aime Mme de Tourvel, mais réclame les faveurs de Mme de Merteuil et obtient d'ailleurs également celles d'autres femmes.

Il est indéniable, cependant, qu'un lien très fort unit - ou a uni, car Les Liaisons dangereuses sont en fait le récit d'une désunion libertine - ces deux personnages. A quoi renvoie l'allégation amoureuse de la Marquise? En réalité, le lien qui unit Mme de Merteuil et Valmont est créé par une passion commune, à savoir l'activité libertine. Cette passion est le lieu d'investissements affectifs et moraux qui font office de contrat entre les deux personnages. En effet, cette rupture éternelle scellée sur l'ottomane évoque plus un pacte qu'un acte réel de rupture amoureuse, pacte que signent deux personnes qui ont des projets beaucoup plus importants à réaliser que l'abandon à une simple relation amoureuse, si imaginative soit-elle. Et de fait, l'aveu de la Marquise au Vicomte, dans la célèbre lettre-manifeste (Lettre 81),

Hé bien! rappelez-vous le temps où vous me rendîtes vos premiers soins: jamais hommage ne me flatta autant: je vous désirais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma $oire; je brûlais de vous combattre corps à corps. C'est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d'empire sur moi (c'est nous qui soulignons),

a été lu soit comme une déclaration d'amour, soit comme une déclaration de guerre féministe, en raison du recours à l'image du combat corps à corps (Laroch 1979, ch. X). Toutefois, cet aveu nous semblerait plutôt contenir une orgueilleuse reconnaissance de parité, l'expression d'un désir de jeu libertin, avec un partenaire qui soit à égalité, et non une simple évocation sentimentale.On retrouve ici l'allusion à la joute amoureuse de l'univers courtois, transposée à l'univers libertin. De plus, ce qui a attiré la marquise n'est pas

Side 75

un homme, mais une réputation, c'est-à-dire un «homme-dit», défini par les
discours, probablement malveillants, d'autrui, une réputation de libertin talentueux,qui
lui laissait espérer qu'elle allait rencontrer son double.

Ce qu'ont signé ou scellé la Marquise et le Vicomte, c'est un pacte ou un contrat, non pas d'amour éternel, mais de rupture éternelle, où viennent s'inscrire, à la place du sentiment, des notions telles que la complicité, l'alliance, l'entraide, fondées sur une fascination réciproque pour les qualités libertines de l'autre, qui servent de miroir valorisant, et sur l'échange secret

(...) si vous eussiez voulu me perdre, quels moyens eussiez-vous trouvés? de vains discours quineine laissent aucune trace après eux, que votre réputation même eût aidé à rendre suspects (...). A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes secrets: mais vous savez quels intérêts nous unissent, et si de nous deux, c'est moi qu'on doit taxer d'imprudence. (Lettre 81) (C'est nous qui soulignons)

Ce secret est théorisé par la Marquise de manière explicite, quand elle conseille à Valmont et à Danceny de ne pas écrire, pour ne laisser aucune trace de leurs activités, et dans la lettre 81, lettre que l'on pourrait appeler la «lettre programmatique» de Mme de MerteuiL dans laquelle elle narre à Valmont son apprentissage libertin et le sens qu'elle lui attribue. Toutefois, pour exister, le secret doit être connu comme secret par une personne au moins et il doit avoir un destinataire implicite qui cautionne son existence. Il perd sinon sa qualité de secret. Pourquoi, en effet, dérober quelque chose à la connaissance des autres, s'il n'y a pas un enjeu tacite dans cette attitude? C'est donc dans cet échange secret de secrets, sous le regard d'un tiers implicite, qui connaît la vraie nature des actes commis, qui est même pris à témoin, que réside le contrat libertin. Les secrets confiés au partenaire du pacte sont des actes qui vont à rencontre de la morale sociale et religieuse, et leur dissumulation est donc, sur un plan immédiatement pratique, nécessaire. Mais dans le cas du Vicomte et de la Marquise, cet échange secret est en outre une des composantes du jeu libertin: jouer avec les limites des convenances - les formes pré-établies -, en les enfreignant sans que personne ne le sache, sauf les intéressés et le mystérieux destinataire, jouer avec le secret même, le créer, le susciter, pour qu'il puisse circuler entre les partenaires, avec pour seul témoin celui à qui on dédie ce secret (nous reviendrons sur l'identité de cette tierce instance et sur sa signification). Car là est aussi la volupté du secret, dans le récit - dangereux - de leurs exploits, que se font les deux complices. Tromper et bafouer son prochain, selon des principes aussi stricts que les formes pré-établies que l'on affronte, n'acquiert de prix que dans le récit - la lettre - qui recrée l'exploit aux yeux de l'autre et garantit que les critères libertins de la prouesse ont été respectés. Le récit est donc source de volupté, car il est une nouvelle mise en scène, narrée, des actes commis, prouvant que le défi et la transgression ont été conformes aux règles stipulées par le pacte.

Side 76

Contrat, secret, transgression, fondés sur l'allégation amoureuse... Le couple de libertins que Laclos met en scène offre les mêmes caractéristiques qu'un couple pervers, au sens clinique de l'expression. Il est vrai que le terme de «perversité» vient spontanément à l'esprit, dès que l'on pense aux complots ourdis par la Marquise et le Vicomte - en particulier la séduction d'une jeune fille innocente, telle que Cécile, à des fins de vengeance indirecte -, et qu'il a été employé de nombreuses fois à leur sujet. Toutefois, cette notion reste vague. En quoi consiste exactement la perversité de ce couple et quel sens son contenu apporte-t-il au texte de Laclos? Le psychanalyste Jean Clavreul affirme que «l'allégation amoureuse» et «le contrat secret» sont des «notions (qui) (...) permettent (...) une approche de ce qui soude les deux partenaires du couple (pervers)» («Le couple pervers», in Aulagnier-Spairani et al., p. 98-99). Il insiste sur l'importance du secret dans la structure perverse, dans la mesure où ce qui marque la rupture du couple pervers, ce n'est pas la fin de l'amour, telle qu'on la conçoit habituellement, avec ses trahisons éventuelles et ses déchirements, car «le couple pervers (supporte) sans difficulté souffrances, mesquineries, infidélités», mais précisément la «dénonciation du secret» (ibid. p. 98). Et c'est exactement ce qui se produit lorsque la Marquise choisit «la guerre» (Lettre 153): Valmont «dénonce» le secret de Mme de Merteuil à Danceny. Dénonciation qui entraîne à son tour celle de la séduction de Cécile par Valmont à Danceny également, avec les suites que l'on sait.

Nous avions d'autre part souligné plus haut que la Marquise parlait d'amour - du moins passé -, mais se refusait à Valmont, alors que ce dernier n'évoquaitjamais l'existence d'un sentiment amoureux envers Mme de Merteuil, mais réclamait ses faveurs. Bien que lié par leur passion libertine commune, ce couple n'offre pas de symétrie. En effet, l'un est habité essentiellement par un souci d'exercice de la volonté, l'autre, en dépit de son cynisme, est accessibleau sentiment - mais en dehors du couple -, et apparaît souvent comme un simple exécutant des projets de l'autre. Or cette dissymétrie est également une composante essentielle du couple pervers. Il y a dans les contrats pervers un «retournement possible» (ibid. p. 99) entre les partenaires, une binante des fonctions (sadisme/masochisme, exhibitionnisme/voyeurisme) qui n'est pas synonyme de symétrie. «(...) Il convient de noter plutôt combien sont différentsl'un de l'autre les partenaires des couples pervers, précisément des couples les plus solides. La disparité du couple, dans ce mot, est toujours remarquable»(ibid.). Nous ne savons pas si la Marquise et le Vicomte ont forméun couple «solide», puisque nous ignorons la durée de leur union, et que Les Liaisons dangereuses s'ouvrent sur les prémisses de la rupture finale. Mais nous savons que ce couple, même en instance de rupture, est pervers, car le désir qui peut exister entre eux ne se manifeste qu'en fonction du secretet du récit de prouesses extérieures à leur relation même. C'est ce récit

Side 77

d'exploits erotiques transgressifs qui suscite éventuellement le désir. Si la Marquise se refuse à Valmont, c'est parce qu'il ne parvient pas à séduire Mme de Tourvel. En revanche, si Mme de Merteuil reste désirable aux yeux de Valmont, c'est parce qu'elle est capable de rompre habilement avec Bellerocheou de déjouer les dangereuses manœuvres de Prévan. La perversion réside dans le détournement de l'Eros au profit du récit, qu'il suit au lieu de le précéder, et dans l'instrumentalisation des comparses, réduits, dans ces liaisons erotiques, à la fonction d'objets utilitaires, favorisant une mise en scène dont les péripéties doivent être narrables.

Nous avons dit que la Marquise semblait plus soucieuse que Valmont de l'application des projets libertins et que, contrairement à lui, elle n'offrait pas de prise au sentiment. On pourrait en conclure que seule la Marquise est perverse et que le Vicomte s'est momentanément égaré sur un mauvais chemin. C'est oublier d'une part que c'est la réputation libertine de Valmont qui a attiré Mme de Merteuil et que, dans la relation perverse, toute dissymétrique qu'elle soit, l'un joue pour l'autre le rôle de révélateur, il met en évidence le fantasme caché. Jean Clavreul (Aulagnier-Spairani et al., 100-101) souligne qu'un seul point de rencontre prégnant, en dépit des différences, suffit à souder le couple. Mme de Merteuil, dans son «combat corps à corps» avec Valmont, se fera un complice qui partage la même passion qu'elle pour le libertinage, mais ce complice n'est pas un alter ego, il est un homme auquel elle se sent supérieure (»Ah! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi!» (Lettre 81)) et qu'elle tente d'éduquer.

Enfin, comme le remarque Pierà Aulagnier-Spairani (»Discussion» p. 122), dans l'univers pervers, «rien ne doit être laissé au hasard». Tous les détailsdu faire erotique doivent être définis de la façon la plus précise, toute activité doit suivre un scénario rigoureux, être l'objet «d'une «mise en scène» dans l'acception la plus orthodoxe du terme» (ibid.). C'est là, pour Pierà Aulagnier-Spairani«la fonction princeps, la cause du contrat» (ibid.). En effet, un contrat stipule entre deux personnes un accord dont les termes sont précisésdans le moindre détail. Le psychanalyste voit dans le contrat pervers une tentative pour échapper au réel, car «le réel est ce qui répond au hasard» (Lacan cité par Pierà Aulagnier-Spairani, ibid.). La perversion provient, dans l'interprétation lacanienne, d'une incapacité, de la part de l'enfant, d'assumerla découverte qu'il fait de la castration de la mère, donc de l'incapacitéd'assumer un manque. Le pervers niera par conséquent systématiquement ce manque par la répétition d'un scénario propre à activer un fantasme de négation de ce manque, qui l'enferme dans la négation du réel (au sens lacanien).Nous ne discuterons pas ici le bien-fondé de cette théorie qui établit entre «castration» de la mère et hasard un lien précisément... hasardeux. Les psychanalystes ont perçu, il est vrai, dans le phénomène de la perversion, un

Side 78

certain nombre de traits. Leur cohérence semble pourtant rester un problèmethéorique.

Il n'est pas nécessaire d'insister sur la théâtralisation de toute l'activité libertine (la lettre-manifeste de Mme Merteuil relate dans le détail le travail de mise en scène permanent auquel elle se livre, sur sa personne et sur les situations) et l'obsession de ne rien laisser au hasard qui habite la Marquise: elle tente au contraire de faire preuve en toutes circonstances - sociales, erotiques - d'une maîtrise absolue, refusant tout abandon aux émotions et aux sentiments, en un mot aux affects, et prévoyant avec précision réactions et événements à venir. Le récit qu'elle fait de sa «défaite» devant Prévan (Lettre 85) illustre son talent de stratège, et les nombreuses admonestations qu'elle adresse au Vicomte sur sa lenteur et son manque d'inventivité, contraires aux principes libertins, souligne la dictature des principes qu'elle oppose au réel du sentiment.

La référence psychanalytique, inévitable ici pour saisir les composantes de la perversion qui unit le couple pervers, nous a permis de comprendre que le contrat, le secret, la dissymétrie et le refus du hasard sont les éléments moteurs essentiels de l'univers pervers, tout en ayant conscience du fait qu'il peut exister «un nucleus pervers dans tout amour, toute passion, et toute relation de couple» (Jean-Paul Valabrega, «Discussion» p. 120), dans la mesure où tout couple repose sur un contrat implicite qui le soude. Mais nous pourrions arguer de la différence quantitative entre le simple «nucleus» et la systématicité perverse. Toutefois, notre propos n'est pas de nous interroger sur la composante perverse des couples en général, ni d'approfondir la notion de perversion dans son rapport avec la pulsion scopique et la loi phallique, tel que l'a ébauché Jacques Lacan.

Le recours à une référence psychanalytique, pour évoquer le caractère pervers de la relation qu'entretiennent Mme de Merteuil et Valmont, est destinéà mettre en évidence, non pas le côté psychologique de la perversion, mais son contenu philosophique et critique. En effet, si Laclos a choisi de mettreen scène un couple de libertins, au lieu d'un libertin solitaire, c'est vraisemblablementparce que le couple offre une structure perverse dont le fondementest le secret. La critique que Laclos fait de la société ne s'appuie donc pas uniquement sur la révélation - qui n'est pas nouvelle - des dépravationsaristocratiques, dont le désaveu s'impose facilement, mais sur la mise en évidence d'un fonctionnement qui mine la société de l'intérieur. Les libertinsne sont pas seulement des méchants dont les pratiques déshonnêtes bafouentles bonnes mœurs. L'observance du secret comme surenchère à l'hypocrisiesociale est la faute fondamentale commise par rapport à toute forme de citoyenneté et de sociabilité. Mme de Merteuil, en effet, comme le souligneL. Versini (1968, p. 562), «joue le jeu (social), en le renversant seulementen sa faveur, et satisfait sa volonté de puissance par une domination occultesur

Side 79

cultesurle sexe masculin» (c'est nous qui soulignons). Ce qui ressort du tableauque Laclos dresse de son couple de libertins et de la société dans laquelleils évoluent, c'est que, dans l'état de cette société à l'époque, la structureperverse qui fonde les relations affectives et sociales semble inévitable. Car la perversion des libertins ne fait qu'exploiter une pratique généralisée d'hypocrisie religieuse et sociale, qui domine par exemple dans l'éducation des filles et dans les relations amoureuses souvent condamnées à être illicites.Le culte pervers du secret, avec ses agissements occultes et malsains, fleurit en terrain déjà corrumpu. Il est le prolongement, l'agrandissement d'un état de choses morbide, dans lequel toutes les vertus dépérissent. Le secretdevient, dans cette société close qu'évoquent Les Liaisons dangereuses, où tout semble se passer à l'intérieur d'un petit groupe aristocratique, la garantiede l'arbitraire et du méfait. Il protège en effet l'exercice du pouvoir de ceux qui le détiennent déjà, à savoir les membres de l'aristocratie, à laquelle Mme de Merteuil et Valmont appartiennent. Et ce n'est pas tant l'existence des méfaits auxquels ils se sont livrés, qui scandalisera, que la révélation de ces méfaits, leur mise en lumière, qui rompt brusquement la quiétude sociale et le silence implicite qui entoure les pratiques des «débauchés». Mais ce scandale ne changera rien à l'état de la société, et d'autres libertins pourront se livrer en secret à leurs excès.

Il semblerait que, pour l'homme de progrès qu'était Laclos, la tolérance du secret fait obstacle à toute transparence - et nous regardons là du côté de Rousseau, dont Laclos était le disciple avoué. Si la transparence est ce qui favorise l'épanouissement des vertus morales, religieuses, sociales et politiques, comme le pensait Rousseau, l'opacité engendrée par l'hypocrisie et le secret ne peuvent qu'avoir des résultats contraires. Alors que Julie et Saint- Preux échangent des dissertations édifiantes sur les mœurs des nations et s'incitent mutuellement à la vertu, Mme de Merteuil et Valmont relatent dans leurs lettres leurs prouesses libertines, c'est-à-dire tous leurs actes secrets de transgression erotique, et s'exhortent à la duperie. Là où Rousseau fait la peinture idéale d'wn type de sociabilité reposant sur la transparence, Laclos nous en propose le négatif, par la mise en évidence de la présence, chez certains, d'une structure perverse, qui met en danger tout l'édifice social, déjà fortement miné.

Nous avons dégagé - du moins, nous l'espérons -, à travers le relevé des composantes essentielles de la relation perverse, le fondement de la critique que Laclos fait de la société de l'époque. Nous n'avons pourtant pas défini encore la nature du jeu libertin, tel qu'il apparaît dans Les Liaisons dangereuses. Le contrat secret, l'allégation amoureuse, le lien pervers servent une cause, une passion commune qui unit Mme de Merteuil et Valmont. Quelle est cette cause? Quel est l'enjeu de l'activité libertine? Qui ou que défie le couple libertin en «signant» son pacte secret?

Side 80

Le silence de la nature

Car un contrat, comme nous l'avons laissé entendre plus haut, suppose une tierce instance qui le ratifie ou le dénonce. Nous citons Jean Clavreul (Aulagnier-Spairani et al., p. 98): «Le fait que (de tels contrats) soient secrets, que leurs termes comme leur pratique ne soient connus que des seuls intéressés, ne signifie nullement que le tiers en soit absent. Au contraire: c'est cette absence même du tiers, c'est son écartement qui constitue la pièce majeure de cet étrange contrat. Ce tiers qui est nécessairement présent pour signer ou plutôt contresigner l'authenticité d'un lien amoureux normal, devra être ici exclu, plus exactement présent mais dans une position telle qu'il soit nécessairement ou aveugle, ou complice, ou impuissant».

En effet, de même que l'amour «normal» est cautionné par Dieu, la famille, les amis, le groupe social, ou se présente comme un défi à ces mêmes éléments, la relation perverse n'existe que sous le «regard» d'une tierce instance que Jean Clavreul qualifie de «pièce majeure», dans la mesure où elle seule donne un sens à une activité qui, sans témoin implicite, n'a aucune raison d'être. Quelle est cette tierce instance, dans le cas de Mme de Merteuil et de Valmont? Quel est le destinataire de leurs activités secrètes? Qui défient-ils et pour quelle raison? Baudelaire, fondant ainsi une tradition d'interprétation, avait vu dans Les Liaisons dangereuses un livre sur la conscience dans le Mal qui annonçait Sade: «Le mal se connaissant était moins affreux et plus près de la guérison que le mal s'ignorant», écrit-il dans les notes qu'il a consacrées à l'ouvrage (1962, p. 830). Voir dans le culte volontaire du Mal un défi au Créateur à travers sa créature, est évidemment une interprétation métaphysique du problème, que rejette L. Versini: «Contre toute interprétation qui placerait au centre des Liaisons la notion métaphysique du Mal, se dresse la pensée des Lumières qui refuse de croire à l'essence du Mal» (1968, p. 623). Il précise que les philosophes du XVIIIe siècle ont été fortement préoccupés par le problème du Mal, mais qu'ils lui ont retiré «toute dimension théologique et dualiste. Le mal est le mal physique, terrestre, humain, et le pire des mensonges de la religion est le péché originel, péché contre la nature, péché contre l'intelligence (...). La philosophie des Lumières élimine à la fois le dogme du péché originel et la réalité du Démon. Laclos, romancier des Lumières, ne fait pas plus de place à l'un qu'à l'autre dans son œuvre» (ibid.). Et, bien que Valmont se fasse le rival de Dieu puisqu'il tente de lui ravir Mme de Tourvel, et que le Vicomte et la Marquise parodient l'Evangile et miment les pratiques religieuses à des fins blasphématoires, d'après L. Versini, «le ton est celui de la parodie, et non du blasphème authentique, qui suppose un défi à une divinité reconnue et sacrifiée au démon» (ibid., p. 624).

Side 81

Quelques questions se posent au sujet d'un rejet aussi catégorique de toute référence métaphysique dans un ouvrage qui traite essentiellement du Mal. Pourquoi, tout d'abord, les libertins ont-ils privilégié l'érotisme comme champ d'action? On peut perdre ses semblables en les acculant à la ruine, en trichant ou, tout simplement, en faisant preuve d'un maîtrise extrême dans l'art du jeu de cartes - d'ailleurs interdit par l'Eglise. Pourquoi, d'autre part, la Marquise, dans sa lettre-manifeste (Lettre 81), proclame-t-elle qu'elle s'est créée elle-même?

(Mes principes) sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés et je puis dire
queje suis mon ouvrage. (C'est nous qui soulignons)

ou encore:

Prétendre (...) qu'après m'être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes
travaux pénibles, je consente à ramper comme e11e5...?» (ibid.) (Cest nous qui soulignons)

«Ramper» comme le serpent, condamné par Dieu, dans la Genèse (111,
14), à marcher sur son ventre, c'est-à-dire, pour la Marquise, revenir à un
état dû à la malédiction proférée par Dieu.

Ces deux questions se font écho et appellent une réponse plus nuancée que celle que donne L. Versini au problème du Mal. Comment le XVIIIe siècle, pris entre le libertinage blasphématoire (les différents personnages de Don Juan, par exemple) ou philosophique (Cyrano de Bergerac) du XVIIe siècle, et la conscience fascinée du Mal de la fin du XVIIIe siècle (Sade) ou du XIXe siècle (Baudelaire), comment le XVIIIe siècle aurait-il pu, d'un trait de plume philosophique, rayer tout l'implicite métaphysique du Mal? Certes, le XVIIIe siècle des philosophes se veut athée et matérialiste, et le sensualisme d'un Diderot, par exemple, peut rendre enclin à penser, comme le fait L. Versini, que, à son instar, «Laclos (...) définit les adversaires et les conditions (du bonheur) comme de nature terrestre, humaine et sociale» (1968, p. 628). Oui, mais, sous quelle forme?

Mais revenons au champ d'action du couple libertin, à savoir l'érotisme, qui est aussi celui de Don Juan. (Jean Rousset (1978) affirme toutefois qu'il est impossible de comparer Don Juan et Valmont - ou autres roués -, car «il (lui) manque d'avoir combattu le Mort» (p. 17), qui est le «Véritable protagonistedu drame, (le) médiateur de l'au-delà, (P)agent de la liaison avec le sacré» (p.5-6)). Pourtant, si Don Juan, Valmont et Mme de Merteuil mènent leur combat sur le terrain de l'érotisme, c'est sans doute parce que l'érotisme,par le mystère fondamental qu'il comporte (Qu'est-ce que l'amour? Qu'est-ce que la volupté?) atteint le cœur même de la vie et du rapport au monde. Ce mystère, ressenti comme une anarchie des sens et des sentiments, était considéré comme une possession par les Anciens et l'Eglise a essayé,

Side 82

quant à elle, de le neutraliser, en expulsant du mariage tout ce qui ne touchaitpas à la reproduction de l'espèce. L'érotisme - la chair, le sexe - est dans presque toutes les sociétés l'objet d'interdits et de régulations religieuseset sociales très strictes. Il est un pôle de l'intérêt humain et il est, pour la chrétienté du moins, le péché par excellence. Son caractère pernicieuxvient en outre du fait qu'amour et érotisme ne sont pas toujours nettementdistinguables et qu'Eros frappe de manière arbitraire.

Mais c'est là que les libertins tranchent: l'amour et l'érotisme sont deux dimensions totalement séparées. Le premier est rejeté et le second prend un sens particulier: non seulement la fonction erotique est coupée de l'union des cœurs ou des fins reproductives qui pourraient l'accompagner, mais elle devient un instrument de vengeance ou de détournement moral. De plus, le sentiment devient l'ennemi auquel il faut échapper, et l'arsenal de règles, de principes, de calculs qu'élaborent les libertins devrait les protéger de cet irrationnel qu'est l'amour et leur assurer une maîtrise sur l'Eros. La colère de Mme de Merteuil, comprenant que Valmont est amoureux de Mme de Tourvel, n'est probablement pas de la jalousie - nous avons vu que les partenaires d'un couple pervers n'éprouvent pas de jalousie amoureuse -, mais plutôt du dépit. Elle est amenée à faire le constat, tragique pour elle, que le système libertin qu'elle a élaboré avec tant d'obstination, et qui affirmait sa totale liberté par rapport aux affects, s'écroule. Constat tragique, car ce destin de l'amour auquel elle a tant résisté, s'incarne brusquement en la personne du Vicomte, son complice, son associé dans l'entreprise libertine, sans qu'elle puisse agir. Elle espère seulement que la rapidité de la séduction fera disparaître ce caprice chez le Vicomte. Mais rien ne se passe comme prévu... Valmont est surpris par l'amour, tel un personnage du théâtre de Marivaux, et il s'étonne de ce qui se produit en lui: il ne se reconnaît plus - pas plus que la Marquise ne le reconnaît, d'ailleurs (»vous qui n'êtes plus vous» (Lettre 6), il s'abandonne au sentiment (»auprès d'elle (Mme de Tourvel), je n'ai pas besoin de jouir pour être heureux» (Lettre 6)), et surtout, comme le souligne Georges Poulet (1952), son rapport au temps se modifie radicalement, car le sentiment devient en lui-même volupté. Valmont constate que:

(...) si les premiers amours paraissent, en général, plus honnêtes, et comme on dit plus purs; s'ils sont au moins plus lents dans leur marche, (...) c'est que le cœur, étonné par un sentiment inconnu, s'arrête pour ainsi dire à chaque pas, pour jouir du charme qu'il éprouve (...). Cela est si vrai, qu'un libertin amoureux, si un libertin peut l'être, devient de ce moment même moins pressé de jouir (Lettre 57). (C'est nous qui soulignons).

Ce sentiment ne va toutefois pas sans ambiguïté, car ce libertin pris au
piège de l'amour, ce roué que la Présidente rend infidèle à tous ses principes,
ressent, devant la résistance de cette dernière, le poids du destin:

Side 83

Mais quelle fatalité m'attache à cette femme? (...) Pourquoi courir après celui qui
nous fuit, et négliger ceux qui se présentent? Ah! pourquoi?... Je l'ignore, mais je l'éprouve

Il n'est plus pour moi de bonheur, de repos, que par la possession de cette femme
queje hais et que j'aime avec une égale fureur. (Lettre 100) (C'est nous qui soulignons)

Le vicomte fait, à son cœur défendant, l'expérience d'un pouvoir, d'un irrationnel qui le dépasse et le maîtrise, qui l'entraîne à poursuivre la Présidente - au lieu de brusquer les choses, comme le lui conseille la Marquise -, à tenter de renouer avec elle, alors qu'il a rompu, à se conduire de manière incohérente et en tous points contraire à ses principes libertins, qui exigeraient la capacité de rompre tout lien sentimental et la démonstration d'une maîtrise de ses propres affects. Mme de Merteuil ne manque pas de le lui faire remarquer:

Vous voilà donc vous conduisant sans principes, et donnant tout au hasard, ou plutôt
au caprice. Ne vous souvient-il plus que l'amour est, comme la médecine, seulement
l'art d'aider la Nature"! (Lettre 10) (C'est la Marquise qui souligne la dernière phrase)

Pourquoi cet acharnement contre l'amour et ce sentiment de défaite devantl'existence de ce sentiment? Nous avons dit que les libertins séparaient amour et érotisme. Nous pourrions dire également qu'ils séparent sentiment et énergie sexuelle, ou encore Dieu et nature. Il y a en effet, dans le jeu libertindes personnages de Laclos, un clivage entre ce dont la nature dote l'être humain - l'énergie sexuelle - et l'usage qu'il en fait. La nature est une donnée matérielle, présente en tous, mais qu'aucune pensée n'habite. On attribue en général à un certain matérialisme rationaliste - La Mettrie, Diderot, par exemple - une identité entre nature et Dieu. Or, les libertins que Laclos met en scène se moquent de Dieu, mais se fient relativement à la nature. Ils s'inspirentd'un matérialisme tout à fait perceptible, dans la mesure où leur activitérepose sur une confiance dans la présence d'une capacité physique (»Pamourest (...) seulement l'art d'aider la Nature), qu'ils utilisent à des fins originalesde défi à la société régie par les principes de l'Eglise chrétienne. Le jeu libertin repose sur le constat d'une disponibilité matérielle, liée à l'existence d'une substance erotique toujours utilisable. Cette donnée n'a aucun sens en elle-même. Elle en prend un dans l'utilisation que l'homme - le libertin - en fait. Le sujet libertin choisit d'interpréter cette donnée dans le cadre d'une exploitation erotique de ses semblables, répondant à un système de principes qui sont un défi aux «bonnes moeurs», mais aussi à ce que l'on peut considérercomme l'expression de la volonté de Dieu dans le monde: l'arbitraire, le hasard, l'affect, le sentiment. Car c'est là que se fait le lien entre société et Création. La Création n'est pas une création quelconque, mais une création dont le récit - et la morale qui s'y rattache - est celui de l'Eglise. Au XVIIIe siècle, l'Eglise représente un pouvoir spirituel, moral et matériel, dont l'emprisese

Side 84

prisesefait sentir dans toute la société. C'est au Dieu de cette Eglise que s'en prennent les libertins, au nom d'une nature que n'habite aucune conscience et que l'homme peut interpréter à sa guise. L'enjeu des agissementslibertins n'est pas réellement le plaisir, car il est implicite que le plaisir,lié à la disponibilité erotique, sera toujours au rendez-vous. Il n'est que l'agent d'une entreprise beaucoup plus vaste, à savoir l'interprétation de la donnée matérielle naturelle et l'opposition à l'interprétation qu'en donne la société civile et religieuse. Nous comprenons mieux, à partir de ce clivage, pourquoi Valmont apparaît souvent comme un brave petit soldat de l'érotisme,toujours prêt à accomplir des prouesses qu'aucune défaillance n'empêchera,et pourquoi Mme de Merteuil affirme qu'elle s'est créée elle-même: la nature n'est pas la Création telle que la propose l'Eglise, à savoir l'œuvre de Dieu, elle est un champ immense de possibles, sur lequel la volonté humaineest libre d'intervenir. Nier toute référence métaphysique à l'univers des Liaisons dangereuses paraît donc erroné. Il est vrai que les libertins de Laclos n'opposent pas le Démon à Dieu, mais ils lui opposent l'homme, tout simplement, l'homme réclamant orgueilleusement sa liberté et l'exercice de sa volonté sur la nature. Mme de Merteuil et Valmont affrontent un Dieu qui aurait le privilège de la Création et lui dénient le pouvoir que lui attribue l'Eglise,au nom d'une nature à la matérialité neutre et au nom d'une liberté humaine.En se révoltant contre le Dieu de l'Eglise et en rejetant les limites que les principes moraux de cette dernière comportent, les libertins défient en outre un dieu bien particulier, à savoir le Dieu chrétien, qui est un dieu d'amour.Ce dieu exige en effet de ses créatures un abandon à sa volonté, que connaît «la tendre Dévote», Mme de Tourvel, avant de rencontrer la passion amoureuse. Voilà donc l'ennemi des hommes libres, ce Dieu d'amour qui attendla soumission au sentiment et l'obéissance aux règles énoncées par son église. Et il n'y a qu'un pas du refus de l'amour pour Dieu, puisqu'il serait le principe même de la Création, au refus de l'amour pour autrui. Il y a bien sûr une différence qualitative entre la charité et Pamour-passion, mais la notion d'amour vient de la même origine, puisque seul l'Occident a fait de l'amour un principe religeux et un principe erotique.

La négation de l'amour est par conséquent l'essence du défi au Dieu chrétien,car le lien d'amour - religieux ou humain - est une entrave à la liberté de l'homme. Or, le credo libertin postule, face à la société, à l'Eglise, et à leur Dieu d'amour, un total pouvoir de décision de l'homme sur son destin (nous en voulons pour preuve la lettre programmatique - 81 - de la Marquise et les lamentations du Vicomte frappé par la fatalité). L'amour, par son caractère arbitraire, amène l'homme à se soumettre à des formes pré-établies - codes moraux et sociaux - et à se laisser enfermer dans un consensus religieux et socialunificateur. Le clivage fondateur du défi libertin ne fonctionne plus, la matière nature ne peut plus être modelée librement, car elle est brusquement

Side 85

chargée d'une intentionnalité qui dépasse le sujet libertin. Elle perd alors son caractère instrumental neutre et sa charge provocatrice, et le libertin perd sa liberté et sa maîtrise du monde, fondée sur la séparation. Car si, dans la moralelibertine, l'être (la nature) et le paraître (les formes pré-établies) sont clivées, en revanche, dans l'amour, ils ne font qu'un. Et c'est là le drame du libertin amoureux: il ne sait plus inventer ce qui lui permettrait de répéter à l'infini la mise en scène de la séduction et de l'abandon de ses victimes. Il ne sait plus trancher, séparer. Il est le sentiment qui l'habite. Il ne peut plus, comme Mme de Merteuil, en proie à une hypertrophie du moi démiurgique, pousser un cri d'orgueil triomphant (»(...) je puis dire que je suis mon propre ouvrage» (Lettre 81)).

L'affirmation de souveraineté de l'homme face à une culture aux formes limitatives ne va pas toutefois sans ambiguïté. Se proclamer totalement libre devant une nature indifférente et une culture restrictive, et détourner les règles du jeu social afin d'affirmer sa liberté suppose le secret et la maîtrise du hasard, comme nous l'avons montré. Ne rien laisser au hasard pour s'ériger secrètement en maître sur le réel, en déclarant la guerre au sentiment, est une entreprise démesurée qui fait des libertins des solitaires. On perçoit mieux en quoi la solitude désespérée de ces hors-la-loi de la société de Dieu, au nom de la liberté de l'homme face à la nature, a pu séduire Baudelaire et permettre son interprétation. Se révolter contre la loi divine d'amour et les formes qu'elle a suscitées peut être considéré comme une tentative luciférienne, une révolte de caractère diabolique, car elle essaie de désunir ce que Dieu aurait uni. Il est vrai que, pour Baudelaire, la nature n'est pas indifférente, mais cynique (1962, «Eloge du maquillage»). Pourtant, tenter de modeler la nature, même par le Mal, est pour Baudelaire un acte de création, un défi au péché originel, un progrès moral, dans la mesure où la conscience sort de sa passivité.

Allons-nous, une fois de plus, tomber dans le piège d'une interprétation dualiste, et choisir entre un Laclos animé par l'esprit des Lumières et un Laclos sacrifiant à l'esprit du Mal? Cela ne sera pas nécessaire, car l'esprit des Lumières et l'esprit du Mal habitent le texte de Laclos. C'est leur articulation qu'il nous faut élucider.

Laclos met en scène un couple pervers de libertins, qui est châtié à la fin du roman: Valmont est tué en duel par Danceny et Mme de Merteuil, défiguréepar la petite vérole et ayant perdu sa fortune, est obligée de fuir. Celle-ci est frappée de mort sociale, celui-là de mort tout court. Toutefois, la fin que Laclos attribue à son roman ne représente pas le triomphe du Bien sur le Mal: tous les protagonistes de ce récit ont été victimes des agissements libertins. Mme de Tourvel est morte de chagrin, Cécile se retire dans un couventen dépit de l'affliction de sa mère, et Danceny, ayant perdu toutes ses illusionsamoureuses,

Side 86

lusionsamoureuses,part pour Malte. Le dénouement des Liaisons dangereusesest donc un constat de malheur et de mort que rien n'a empêchés. Si ces circonstances ont été possibles, c'est que le Mal peut triompher. Et le Mal, dans le roman de Laclos, est incarné par deux êtres liés par une passion perverse, qu'ils placent avant tout autre intérêt, deux êtres brillants, jeunes, beaux et riches, qui n'auraient en principe rien à reprocher à la société, puisqu'ilsjouissent de tous les privilèges. Or, dans ce monde où le Mal triomphe, la nature continue de se taire. C'est son silence qui donne libre cours à l'interprétationperverse du rapport de l'homme au monde, que propose Mme de Merteuil, médiatrice corrompue par une éducation laissée à l'improvisationorgueilleuse et par le culte du secret. La nature n'est pas habitée par une intentionnalité, par un esprit qui communiquerait à l'homme un «instinct divin»,une conscience qui lui indiquerait le chemin à suivre et le priverait de sa liberté. L'homme est libre devant la nature et c'est là que l'esprit des Lumièrestriomphe. Mais l'homme est capable de faire le Mal, en interprétant les composantes neutres de la nature, la neutralité de la matière, dont relève l'énergie erotique, dans le sens de la perversion et du secret, capables de lui assurer un pouvoir occulte sur autrui. Sa liberté même rend possible ce qui serait sans doute, pour Laclos, la liaison vraiment dangereuse, à savoir l'humain,capable de perversion, et la matière privée d'intention, le secret et PEros.Et nous retrouvons, associé à l'esprit des Lumières, l'esprit du Mal, comme choix possible de l'homme.

Choix possible qui, dans le cadre de ce texte, semble devenir un choix inévitable, car lié à une forme pré-établie. Laclos, en effet, pousse plus avant la mise en scène de la perversion comme élément constitutif d'un certain type de rapports secrets, en nous livrant un roman épistolaire dans lequel ne se manifestent que des points de vues internes, s'exprimant dans les lettres échangées. A aucun moment une voix extérieure ne s'élève pour proposer une synthèse des points de vue développés par les différents protagonistes. Il y a pourtant, dans ce texte, un narrateur implicite, qui connaît tous les détails des secrets échangés par les voix internes. Le regard du narrateur, ou plutôt de l'observateur, puisqu'en Poccurence celui-là ne narre rien directement, constate la neutralité de la matière et l'usage pervers qu'en font les libertins. Le roman, en communiquant au lecteur cette même connaissance, le fait entrer dans le jeu du secret et de la volupté entraînée par le partage du secret. Laclos semble donner indirectement raison à Rousseau qui attribuait aux romans une force corruptrice, puisque son texte, en faisant partager au lecteur le secret du narrateur, fait du premier le complice du second. Le lecteur est perverti par la fascination qu'exerce sur lui l'initiation au secret mis en scène par la forme d'énonciation spécifique qu'est le roman par lettres. Laclos, en adoptant cette forme romanesque, provoque, dans le rapport du lecteur au texte, cela même qu'il prétend dénoncer, à savoir la pratique du secret.

Side 87

Les Liaisons dangereuses, en tant que roman épistolaire illustre magistralement les sous-entendus critiques de leur auteur: face à l'indifférence de la matière, la perversion, qui est un registre humain, est un choix toujours possible, puisque le lecteur, fasciné par la lecture, sera entraîné à partager un secret pervers et pervertisseur, qui effectivement le pervertira. C'est cette cohérence d'une forme et d'un contenu qui donne à ce texte son caractère de monolithe parfait, lisse et infrangible, qui fit dire à Baudelaire (1962, p. 829) que si ce livre brûlait, «(il ne pouvait) brûler qu'à la manière de la glace».

Maryse Laffitte

Université de Copenhague

Résumé

Dans le portrait que Les Liaisons dangereuses font de la société aristocratique du XVIIIe siècle, Laclos donne une place essentielle aux personnages féminins, comme éléments médiateurs de positions philosophiques, et il met en scène un couple de libertins, uni par une relation perverse, au sens clinique, dont les notions-clefs sont l'allégation amoureuse, la dissymétrie, le contrat et surtout le secret. C'est dans la dénonciation du secret, comme fonctionnement social généralisé et perverti que réside essentiellement la critique de Laclos. Ce secret pervers sert toutefois une cause, celle de la liberté de l'homme, face aux contraintes morales et sociales imposées par l'Eglise, au nom de la loi divine d'amour, liberté que les libertins lisent dans le silence de la nature.

Bibliographie

Baudelaire, Charles (1962): Curiosités esthétiques, l'Art romantique et autres œuvres critiques. Paris,

Aulagnier-Spairani, Piera, eta 1.(1967): Le désir et la perversion Paris, Le Seuil.

(1970): dangereuses. (éd. u).
Nelli, René (1974): L'Erotique des troubadours, T. 1-2. Paris, 10/18. (Ie éd. Toulouse, Ed.
Edouard Privât, 1963).

Poulet, Georges (1952): Chamfort et Laclos. In: Etudes sur le temps humain 11, La Distance intérieure,
chap. 111. Paris, Pion.

Rousset, Jean (1962): Une forme littéraire: le roman par lettres. In: Forme et signification. Paris.
José Corti.

- (1978): Le Mythe de Don Juan. Paris, A. Colin.

Versini, Laurent (1968): Laclos et la tradition. Paris, Klincksieck.