Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

L'arabesque dans les romans de Mourad Bourboune

par

Marie-Alice Séférian

La porte vétusté, en bois sculpté déroulait ses dessins entrelacés en vrilles échevelées; les lignes ébauchaient une danse hallucinante, dédiée à un culte sévère et inconnu, et chaque mouvement se souvenait de son antécédent et se perpétuait dans les détours interminables du suivant. Les lignes s'élançaient, se multipliaient avec un mouvement cyclique de retour à la source, et le bois n'en figeait pas l'élan. L'arabesque se déployait au-delà du temps; ce temps qu'elle condensait en une masse indifférenciée, quasi palpable; le sentiment aigu de saisir par pulsations subites, sur une ligne sans naissance définitive et sans but défini, un hoquet de durée participant à la fois du passé, du présent et le l'avenir. Elle était là, hors de l'espace et défiant le temps, survivance d'un mouvement en perpétuelle gestation, en perpétuelle renaissance. (MG p. 86-87)

La porte décrite ici est celle d'un avocat arabe, telle qu'elle est vue par Omar, le héros du Mont des genêts. Nous sommes en Algérie, à la veille de l'insurrection qui marquera le début de la guerre d'indépendance, plus précisément, au printemps de 1954.

Omar est un jeune Algérien nourri de culture française et le progressif éveil de sa conscience nationale et politique constitue la trame du roman. Au contact de Chehid (patron de café, poète, philosophe, musicien et militant nationaliste), le jeune homme se rend compte que la lutte contre le colonialisme, indispensable par ailleurs, est loin d'impliquer un renoncement aux valeurs de civilisation apportées par la France.

Cette description se situe dans la première partie du roman, intitulée «Equinoxe de printemps». Omar vient de s'installer dans la Casbah, au grand dam de son oncle, qui est capitaine dans l'armée française et habite, lui, dans la ville européenne. Ce qui irrite par-dessus tout le capitaine Benrekaz, c'est que son neveu fréquente ce foyer de perdition qu'est, à ses yeux, le café de Chehid. Omar s'y lie avec d'autres adolescents algériens et il devient en particulierl'ami

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ticulierl'amide Farid, élève-muezzin qui a fait des études de théologie musulmaneà Tunis et ne connaît que le Coran. Or Farid est actuellement en prison, accusé d'avoir violé, ou essayé de violer, une fillette européenne. C'est pour tenter de faire libérer son ami qu'Omar rend visite à Maître Kemalet c'est au moment de frapper à la porte de l'avocat que les yeux d'Omar s'arrêtent sur les entrelacs sculptés dans le bois.

Description concrète d'un élément décoratif, propre à l'art islamique, mais aussi allégorique, l'arabesque constitue une sorte d'introduction musicale à l'œuvre. C'est littéralement une porte qui s'ouvre, non seulement sur Le Mont des genêts (MG), mais aussi sur le deuxième roman de Bourboune, Le Muezzin (M).1

Manifestement, l'arabesque est ici avant tout indice d'algérianité: en faisant
une démarche auprès d'un avocat arabe pour aider un ami musulman et arabophone,
Omar accomplit son premier acte civique.

Quelques pages plus loin, on retrouvera l'arabesque comme signe du passé arabe de l'Algérie. Omar va à la bibliothèque municipale, où il lit Aragon, Claudel, Gide... et les mémoires des officiers français qui colonisèrent l'Algérie. Or cette bibliothèque, autrefois «palais d'un Prince arabe», a été marquée du sceau de ses propriétaires successifs et elle ressemble aujourd'hui à «quelque monstre constitué de fragments insolites».

Le béton armé avoisinait les marbres anciens, l'arabesque subissait la curieuse promiscuité
de la colonne dorienne (...) (MG p. 96)

Ce même motif décoratif est utilisé par les colonisateurs pour indiquer la
couleur locale.

Les bas-reliefs n'échappaient point à la règle. Les conquistador; des temps modernes surpris pourfendant l'infidèle, dans une galopade vengeresse (...); les fines volutes d'une arabesque insaisissable et evanescente encadrant la prise de la Smala, plus récente, au centre de laquelle trônait le cheval blanc du duc d'Aumale. (MG p. 96-97)

A la bibliothèque, Omar rencontre Leila. Image idéale de l'Algérie à venir, la jeune fille a fait des études secondaires françaises et elle sort sans voile. Mais elle n'en a pas moins suivi assidûment les cours de l'école coranique, ceci par permission spéciale, la chose n'étant pas courante pour une personne du sexe féminin. C'est à la zaouïa qu'elle fait connaissance de l'élève-muezzin, Farid, avec qui elle est fiancée.

L'arabesque est aussi l'image qu'évoquent tout naturellement les enchevêtrements
de la Casbah.

Les balcons de la basse ville s'enjambaient, se rejoignaient dans une interminable
arabesque. (MG p. 31)

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Image qui n'est pas simple notation descriptive, comme le montrent l'adjectif
«interminable» et, surtout, ce qui précède immédiatement la phrase citée.

Il s'enfonçait dans les rues comme une racine dans la terre, attiré par un tropisme
sans recours. (MG p. 31)

Ainsi l'arabesque devient signe de l'enracinement dans le pays ancestral.

La charge symbolique de l'image ira croissant tout au long du roman et le glissement du réel au figuré s'opère parfois, comme on va le voir, par simple juxtaposition, tandis que la phrase constitue, par son rythme et ses retours sur elle-même, une arabesque.

Murs inégaux, mal raccordés, pavés noyés, escaliers abrupts, portes basses, trappes, balcons, échoppes, arabesques, ogives, voûtes, caves, poutre soutenant un mur, formes statiques, formes mouvantes, le neuf, l'ancien, l'intermédiaire, le définitif, le transitoire. (MG p. 168-169)

Là encore, le contexte donnera à l'image sa profondeur. Omar est à un moment crucial de son évolution. Il rentre chez lui après avoir passé la soirée dans le café de Chehid. Celui-ci vient de lui raconter comment la mort de son père, assassiné par les Français en 1917, avait brusquement fait de lui un homme, à l'âge de treize ans.

Alors commencent mes souvenirs d'homme. Je pris racine définitivement. Mon corps
mouillé du sang paternel retrouva le courant ancien. (MG p. 166)

Déjà au moment de frapper à la porte de maître Kemal, Omar avait eu l'intuition de cette «durée participant à la fois du passé, du présent et de l'avenir». Ici, ce sont «le neuf, l'ancien, l'intermédiaire, le définitif, le transitoire» qui se mêlent dans l'arabesque, à la fois statique et mouvante, pour insuffler à Omar le désir de reprendre le fil du passé, pour refuser la servitude.

Ce pouvoir qu'a la vie de s'étendre au-delà des formes imposées, de refuser sa dégénérescence.
Elle invente des sillons nouveaux, contourne les obstacles, force attractive
qui sort par tous les pores. (...)

Je sens monter en moi le courant furtif de la vie libérée. (MG p. 168)

Et la deuxième partie du roman, intitulée «Equinoxe de septembre», se
termine sur une proclamation de foi empreinte à la fois d'ardeur juvénile et
de lucidité politique.

Ce mois de septembre 1954 sent la poudre et le refus. Un souffle nouveau. Pas uniquement un retour au passé. Nous le revendiquons avec le droit de le mettre en miettes si besoin est. Nous poursuivrons la percée sanguine et Notre vérité est une vérité à construire. (MG p. 168)

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Image de la ville arabe, l'arabesque l'est aussi de la destinée de l'Algérien, pris dans le fil arachnéen des multiples cultures. Dans la troisième et dernière partie, intitulée «La cinquième saison», la ville devient un labyrinthe pour Leila traversant, de nuit, la Casbah. Elle vient de se donner (sans joie) à son fiancé. Perte de sa virginité qui est en même temps un adieu, puisqu'elle refuse de suivre Farid en France, où il est plus ou moins obligé de s'exiler. (Après avoir été torturé, le jeune homme a été relâché, sans doute parce que le père de la fillette soi-disant violée était venu lui-même tirer vengeance de Farid dans la prison, lui rompant bras et jambes à violents coups de pied.)

Leila retourne chez elle, seule et désemparée. Elle ne sait pas pourquoi elle a accompli - en pleine conscience - cet acte absolument contraire à la morale de sa société (et qui de plus revêt un caractère blasphématoire, puisque les jeunes gens se sont aimés dans la zaouïa, l'école coranique dont l'élève-muezzin a la clé).

Rues vides. Cœur vide perçant le mur de la détresse. Le ciel, plafond sans joie. (...)

La litanie nocturne de la Casbah recroquevillée sur elle-même. Elle cherchait dans le mystère insondable de la vieille ville à disperser les pensées qui lui burinaient le crâne, dans l'attente impérieuse d'une solution. Incapable de leur faire face, elle voulait dénouer en fil d'Ariane l'écheveau anarchique d'images, de désirs, de craintes qu'elle localisait distinctement derrière son front brûlant. Le dédale des ruelies lui donnait la sensation d'un tout compact et incohérent à la fois, au-delà de toute explication univoque. (MG p. 210-211)

Le lecteur ne saura jamais si Leila réussira à dénouer le fil qui l'enserre, ni si Farid parviendra à reconstituer son moi de l'autre côté de la Méditerranée. Mais Omar, le héros positif, trouvera un sens à sa vie en assumant son algérianité, en reprenant le fil un instant rompu par la mort de Chehid, assassiné par la police coloniale.

Octobre moribond s'évanouissait dans la grisaille et la pluie.
L'enterrement eut lieu le lendemain (...) On fit cercle autour du trou béant où reposait
le corps de Chehid enveloppé dans un drap. Les mains se joignirent paumes ouvertes en
direction du front pour entonner la Fatiha,
Là j'ai prié pour la dernière fois (...)
Au loin, le mont scintillait malgré la pluie: maintenant, sur les hauteurs avec ses frères
rejoindre le bruissement des genêts. FIN (MG p. 230)

Bien différent du Mont des genêts apparaît de prime abord Le Muezzin, paru six ans plus tard. La foi juvénile dans la solidarité fraternelle y fait place à la rage contre les faux-frères qui ont confisqué l'indépendance à leur profit, et la structure du roman est toute autre. Le Muezzin, qui fut en son temps victimed'une conspiration du silence en Algérie, et éclipsé en France par le succès de scandale de La Répudiation de Rachid Boudjedra paru un an après, est un roman dont il est pratiquement impossible de résumer l'action. Le récit, à la chronologie bouleversée, est entremêlé de passages lyriques

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(souvent en italiques) et de dialogues proches tantôt de la farce médiévale,
tantôt du mystère.

Le héros (qui en est un en ce sens qu'il a joué un rôle important dans la libération de son pays) n'a pratiquement jamais exercé la fonction de muezzin. Une seule fois, il est monté au haut du minaret pour proclamer son message, et c'était au milieu du crépitement des balles. Ni Farid, ni Omar, il serait plutôt une variante du Chehid du Mont des genêts: c'est un perturbateur. En révolte dès l'enfance contre les normes de sa société, il a dirigé un réseau de résistance pendant la guerre d'indépendance. Quelques jours avant le cessezle-feu, il a été arrêté à Marseille dans des circonstances assez louches. Torturé puis interné dans un asile psychiatrique, Saïd Ramiz, dit le Muezzin ou le Bègue (car ce porteur de parole est bègue), revient à Paris quelques mois après la proclamation de l'indépendance de l'Algérie.

Le récit débute par l'annonce de l'arrivée du Muezzin, nouvelle qui jette la crainte parmi la plupart de ses anciens compagnons de lutte. C'est à une sorte d'enquête policière qu'il se livre. Enquête qui est aussi recherche du moi.

Cette ville où je dois retrouver ma cicatrice ombilicale, m'enrouler autour, m'y empaqueter
tout entier, m'y ficeler en vue d'un royal retour à l'expéditeur. (M p. 27)

L'arabesque n'est ici que suggérée, mais elle n'en inscrit pas moins cette quête d'identité dans l'enchevêtrement des rues et dans le labyrinthe des souvenirs. Lieux et faits s'entrelacent, se superposent, se nouent et se dénouent dans l'arabesque du texte.

C'est seulement à la fin de la première partie, intitulée «L'arrivée», que l'arabesque affleure à la surface, lorsque le Muezzin, assailli et lacéré par les souvenirs, décide de quitter Paris. Il retournera dans son pays, sachant très bien que les siens ne l'accueilleront pas mieux là-bas qu'ici.

Je vois tout un peuple accourant par rasades, hoquetant sa course et du haut de la
ville ruisselant par lames vers le dépècement du Muezzin. (...)

Jusque-là, psalmiste jusqu'à l'usure de la sourate, j'affûterai ma violence pour qu'elle émonde le patrimoine légué par des ancêtres morts d'extase narcissique à contempler leur nombril en forme d'arabesque, ayant laissé derrière eux leurs tribus dans le carcan des patriciens. (M p. 92-93)

Ici commence la deuxième partie, intitulée «Le combat contre la Ville», il
s'agit ici de l'autre ville, la ville d'outre-mer. Avant d'y pénétrer, le Muezzin
erre pendant trois jours aux abords de la cité.

Ne pas reculer, enrouler ma marche autour de l'obstacle - cocon pour chrysalide -
l'étouffer à rebours. (M p. 106)

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Le troisième jour, le héros-narrateur «pénètre par effraction» dans la
ville, qu'il trouve «fendillée de ruelles, impasses, avenues», et, dans son trouble,
il se remetà se tutoyer.

Tu poursuis plus avant, vers la Casbah. (...) Tu comptais sur ce visage reprendre au
point exact où il fut laissé le serpentement des caresses de dédale en dédale jusqu'à
l'infini de l'arabesque. (M p. 107)

Mais la mémoire lui fait défaut et l'arabesque de la Casbah est devenue un
labyrinthe inextricable.

Tu ne te souviens pas de cet escalier au bas de la rue des Cèdres... Plus loin un tunnel
sous un enjambement de balcons: tu tombes dans une impasse. (M p. 107)

Son errance dans les rues de la ville arabe est déambulation dans les
méandres de ses souvenirs, quête d'un sens dans cet enchevêtrement de lieux
et d'êtres. Ville et mémoire ne font plus qu'un.

Où situer le début? Quel est le commencement? Réussiras-tu à trouver le point qui donne naissance à cette folle arabesque maintenant prisonnière de ses impasses? Retrouveras-tu le bout de cet écheveau désordonné qui t'enserre comme une larve son cocon et pourras-tu renaître l'ayant déchiré? (M p. 109-110)

Le fil de l'arabesque est, dans toutes les acceptions du terme, «à double sens». Continuité de l'être individuel et collectif, il est le fil du cocon entourant le moi d'une enveloppe protectrice, enveloppe que la chrysalide doit rompre pour devenir papillon. On remarquera que l'image du cocon est ici reprise «à l'envers», pour ainsi dire: alors que le Muezzin croyait pouvoir étouffer la ville en l'enserrant de son fil, c'est lui maintenant qui risque d'être pris dans les volutes de la cité.

L'arabesque va ainsi se précisant dans une complexité sémantique toujours

Et l'histoire tourne en rond comme l'arabesque, comme l'écheveau, chaque point est
à la fois départ et arrivée. Elle tourne. Tu en as le vertige. (...)
Maintenant, la route après tous ces détours se recroqueville sur elle-même, elle se
contracte et revient sur ses pas et peut-être l'a-t-elle fait déjà plusieurs fois auparavant
sans que tu t'en aperçoives.
Et maintenant, il te faut trouver des raisons à toutes les impasses qui reviennent à
la charge depuis le début? L'école coranique, le coup de bâton sur la gorge d'où j'ai
jailli bègue. (M p. 110-111)

-3 Le bégaiement, dont l'importance est extrême dans ce roman , peut apparaître comme une sorte d'arabesque verbale, le fil de la parole étant sans cesse interrompu et repris, dans des retours en arrière perpétuels. Image qui surgit entre les lignes lorsque le Muezzin se rappelle son maître, le vieux Cheikh.

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II voyait dans ma mutilation le signe de ma prédestination. Il me dévoilait alors mon
passé que je n'ai pas connu, et un avenir mystique que je voyais se dérouler comme
un fil arachnéen dans le bruissement d'une mélopée initiatique. (M p. 121)

Le caractère musical de l'arabesque réapparaît ici, l'image devient envol, elle s'apparente à la spirale et à la coquille, symboles du mouvement ininterrompu, de la croissance dans la permanence de l'être. L'arabesque qui, à la différence du labyrinthe, se déploie dans les trois dimensions, devient escalier, ascension vers la connaissance. Un mouvement qui tient son élan vital de son enracinement dans le passé. Et Saïd Ramiz se souvient du jour où, pour la seule et unique fois de sa vie, il a fait acte de muezzin.

Je me souviens de ce gravissement, il est encore présent dans la mémoire et dans les muscles, cent seize marches d'ascension, de purification, de meurtrissure du corps avant l'envol de la sourate, et sur chaque degré le pas qui éveille les réminiscences d'autres gravissements et partout présente dans le boyau en colimaçon l'empreinte indélébile de la montée solitaire d'un Ramiz pendant plus de cent ans. Cent vingt marches pour retrouver au terme de l'effort victorieux de mon infirmité, l'indéracinable souffle ancestral. (M p. 133)

Le texte devient lui-même arabesque, tant par le rythme et les sonorités que par le fil du sens qui tourne et retourne, s'écarte et revient dans un harmonieux désordre. Le Bègue ne cherche plus la logique, il se veut subversif, c'est le sens du message qu'il transmet aux deux disciples qu'il a recrutés dans la Ville: le Meddah et le Mendiant.

Et laissez le Muezzin garder la semence du désordre dans le plus profond repli du temple, laissez-le, pointe extrême du minaret, perpétuer son dialogue avec les galaxies, et suivez ce fil d'Ariane des mots que, gravissant, il sème vers l'agonie du Temps (...) laissez-le à son délire (...) (M p. 218-219)

Bien que l'expression «fil d'Ariane» soit souvent reprise, appelant l'image mythique du labyrinthe, l'arabesque se distingue en ce qu'elle est mouvement, désordre, anarchie, délire et fantasmes, tandis que l'œuvre de Dédale est construction logique, ordre et raison.

«L'agonie du Temps» nous ramène à cette idée déjà exprimée dans Le Mont des genêts de «l'arabesque défiant le temps». Mais il y a plus, c'est toute une vision du monde qui s'exprime dans cette image: prise de conscience du fait que la durée de la vie humaine et même celle de la terre, ne sont rien au regard des espaces sidéraux. Ce n'est qu'en s'insérant dans cette durée et cet espace infinis, en dialoguant «avec les galaxies» que l'homme peut acquérir sa vraie dimension.

La troisième partie du roman, intitulée «L'envers de la colonie», est tout
d'abord une plongée dans les souvenirs d'enfance, racontés avec une étourdissanteverve
humoristique et satirique. La description «réaliste» de la vie

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dans la Casbah entre 1945 et 1954 contraste avec le grotesque des scènes, proprement carnavalesques, entre le chef de la police et l'inspecteur Si Barite,ainsi qu'entre le Conseiller et le Alem, ce dernier tentant d'imiter les discours inspirés du Muezzin et n'en donnant qu'une parodie au sens inversé: ce n'est pas une arabesque défiant le temps que prêche ce (faux) dévot, mais un simple et stérile retour au passé.

Nous reprendrons la marche conquérante au point où l'a laissée l'ancêtre almohade.
(M p. 290)

Les passages lyriques - le plus souvent en italiques - deviennent alors de plus en plus nombreux et le roman se termine dans une sorte de mystère tragique. L'immolation du Muezzin, qu'il avait lui-même prophétisée, se dissout en miracle messianique. Et le vieux Cheikh, qui assiste au sacrifice, le commente ainsi, à la façon du chœur antique:

Ici s'arrête la route du Muezzin. Trop tard.
Sa mort nous fulgure
déjà il chevauche le vieux verbe, il part seul et nous sommes impuissants à suivre la
trace de son pied ongulé
semé dans la lactation galaxique.
Il nous reste à tisser sa légende avec des mots neufs. (M p. 310)

Cette mort, qui n'en est pas une, est à la fois retour au commencement et
nouveau départ. Rite sacrificiel auquel l'arabesque servira de toile de fond.

Une immense grappe d'hommes dans leurs hordes et de femmes dans leurs voiles dessinent
une arabesque d'ombres sur le fronton de l'apres-midi Les victimes prennent leur
mal en patience. (M p. 311)

Quant au Muezzin, assumant à nouveau son rôle d'officiant, il se livre à
son arabesque incantatoire.

J'étais le fil d'Ariane
au prénom de figuier
(...)
(M p. 312)

Et le psalmiste s'éclipse, laissant derrière lui la semence du désordre.

Ainsi qu'on peut le constater, le deuxième roman de Bourboune se termine comme le premier, et malgré tout, sur une note d'espoir. Là n'est pas le seul point commun entre les deux œuvres: si Le Muezzin atteint un haut degré de perfection dans sa complexité harmonieuse et chaotique et dans la multiplicitédu sens, Le Mont des genêts renfermait déjà des explosions de lyrisme condensé et éclaté. De plus l'arabesque décrite au début du roman de jeunessecontenait en germe, et de façon étonnamment prophétique, l'ensemble

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des thèmes et motifs symboliques liés à cette image, et que l'œuvre suivante
développera et approfondira.

Présente dans Le Mont des genêts, mais presque uniquement au niveau descriptif et allégorique, l'arabesque prend dans Le Muezzin une ampleur considérable sur tous les plans. Dans son étude sur l'arabesque, consacrée principalement au poème de J. P. Jacobsen, «Arabesque - pour un dessin de Michel-Ange» (1874), Torben Brostrom montre en particulier comment l'image permet d'intégrer forme et contenu. Le critique et chercheur danois insiste aussi sur des caractéristiques de l'arabesque que nous avons pu relever dans les œuvres de Bourboune: l'inachevé, l'illimité, le dynamisme, le chaotique imitant le réel tout en étant recréé par l'art et structuré par la mythologie personnelle de l'auteur. En comparant le poème de J. P. Jacobsen avec celui d'un autre écrivain danois, Tom Kristensen («Chrysanthème», 1920), Torben Brostrom révèle que, dans les deux cas, l'arabesque est quête de l'identité.

Cette image, déjà riche en connotations diverses, ne peut cependant manquer de faire résonner toute une série d'harmoniques nouvelles lorsqu'elle apparaît chez un artiste dont les racines plongent dans l'humus arabo-islamique. Exprimer les pensées les plus subtiles comme les plus profondes par la beauté et le raffinement du trait, telle est précisément l'une des caractéristiques de la calligraphie arabe.

Quant au livre saint de l'lslam, il est arabesque et ce que Jacques Berque dit du Coran pourrait aussi bien s'appliquer, toutes proportions gardées, au Muezzin. «Il agit par recommencement, par accumulation et parfois par repentirs. (...) l'abrogé comme l'abrogeant, l'ancien comme le nouveau participent également de la parole de Dieu et ont valeur d'absolu. Mais d'un absolu se précisant ou s'amendant lui-même. Voilà qui, dans la démarche de révélation, s'écarte du poncif philosophique d'une vérité qui serait immobile. Celle-ci se construit sous nos yeux et parfois reste en suspens.» (p. 211)

II ne faut pas négliger non plus le fait que Bourboune participe aussi de la culture occidentale; il a été nourri de philosophie antique et de littérature française, il a été bercé par la musique classique. Son arabesque procède ainsi non seulement du Coran et des mélodies arabo-berbères, mais aussi du labyrinthe de Minos et des symphonies de Beethoven; et son fil d'Ariane traîne derrière lui des sonorités toutes raciniennes.

Œuvre profondément originale, Le Muezzin parvient à évoquer la quête de l'identité dans ce qu'elle a de particulier pour Pex-colonisé aux prises avec de multiples cultures, tout en intégrant celle-ci dans une arabesque qui s'élargit aux dimensions de l'univers.

Marie-Alice Séférian

Ecole des Hautes Etudes Pédagogiques du Danemark

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Résumé

Image récurrente dans les deux romans de Bourboune, l'arabesque est aussi une figure structurant le texte. Dans Le Muezzin, la forme et le fond s'entremêlent inextricablement et de l'œuvre jaillit une ligne sans commencement ni fin, traçant des signes innombrables dans le réel et dans l'imaginaire du lecteur. Mouvement et repos, Orient et Occident, délire et raison logique, ordre et désordre, l'arabesque de Mourad Bourboune traduit une vision du monde riche en contradictions qui se complètent et elle transmet un message à la fois ouvert et universel.



Notes

1. Une première ébauche de la présente étude avait fait l'objet d'une communication au IX Congrès de I'AILC, Innsbruck, août 1979 (non publiée).

2. Cf. Séférian 1981, p. 155-156.

3. Cf. Séférian 1980, p. 105.

4. Cf. Bonn 1985, p. 229-232.

Références bibliographiques

Bourboune, Mourad (1962): Le Mont des genêts, Paris, Julliard.

Berque, Jacques (1974): Langages arabes du présent, Paris, Gallimard.

Séférian, Marie-Alice (1980): «Un prophète bègue et méconnu: Le Muezzin de Bourboune».
Oeuvres & Critiques +1Y.2, p. 101-108.

Séférian, Marie-Alice (1981): «Mer, ville, désert, trois espaces privilégiés du Muezzin de Bourboune».
Revue Romane, 16,1-2, p. 147-165.