Revue Romane, Bind 24 (1989) 1

Laurie Edson: Henri Michaux andthe Poetics of Movement. Stanford French and Italian Studies 42, Saratoga, 1985.120 p.

Inge Degn

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Dans l'introduction de son livre sur l'œuvre d'Henri Michaux, Laurie Edson (LE) souligne la prépondérance de la diversité dans la production de Michaux, et elle souscrit à l'opinion générale que son œuvre échappe à toute classification définitive. Sous la multiplicité des thèmes, styles, genres et techniques, elle relève la préoccupation persistante du mouvement et la continuité de l'exploration. Elle perçoit le mouvement comme l'élément essentiel de l'œuvre de Michaux, et qui se retrouve à tous les niveaux. Non seulement le mouvement est un des thèmes les plus importants, dit-elle, mais il joue aussi un rôle dominant sur le plan de l'épistémologie, de la poétique et de l'ontologie. Par conséquent, elle choisit le mouve-

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ment comme l'élément qui détermine l'organisation de son étude sur Michaux
aussi bien que le choix du titre du livre.

En situant sa propre étude sur Michaux, LE insiste sur le fait que la plupart des études précédentes sur Michaux ont procédé soit chronologiquement, soit thématiquement. Elle-même écarte ces deux méthodes et choisit de se concentrer sur ce qu'elle appelle un paradigme, présent partout dans l'œuvre. Ce paradigme est une tension dynamique et un mouvement continu entre des oppositions. Conformément à ce principe d'organisation, chaque chapitre doit présenter une analyse sous l'angle d'une polarité (je traduis ainsi «polarity» employé par l'auteur), en même temps qu'il doit explorer la «texture» de l'écriture de Michaux, et la progression des chapitres doit présenter l'œuvre comme un tout complexe en évolution.

Cependant il s'avère assez difficile d'avoir prise sur le livre de LE. Les polarités traitées dans les six chapitres sont: horizontalité - verticalité, centre - absence, imagination - réalité, représentation - création, action - contemplation, écriture - peinture. Ces polarités sont de nature très divergente, elles appartiennent à des niveaux différents et sont, par conséquent, analysées de manière très différente.

Quant à la progression des chapitres, on peut constater que les chapitres 2 et 3 («The Problematic Self: Between Center and Absence» et «Narrative Technique and Poetic Voyages: Between Fantasy and Reality») se réfèrent principalement aux œuvres des années 30 et 40 (2 à La Nuit remue, Plume et Epreuves, Exorcismes, et 3 à Ecuador, Un Barbare en Asie et Ailleurs). Le quatrième chapitre traite des expériences hallucinogènes de 1956 à 1966, mentionnant tout juste les expériences ultérieures. Aux premières pages du cinquième chapitre: «Articulations of silence: Between Action and Contemplation», LE esquisse une périodisation de l'œuvre de Michaux disant qu'on peut constater une progression générale allant d'une activité physique intense dans les œuvres des années 30 et 40, passant par l'analyse intellectuelle des années 50 et 60, et aboutissant à la contemplation méditative qui caractérise les œuvres des dernières décennies de l'activité de Michaux. Le but de cette périodisation est de montrer que, des deux côtés du changement opéré par la mescaline, se trouvent respectivement une période qui peut être caractérisée par le mot clé action, et une période qui peut être caractérisée par le mot clé contemplation. Ceci fait, l'auteur concentre son analyse sur les textes de la période contemplative (après 1966). Le dernier chapitre: «The Poetics of Movement: Between Writing and Painting» traite de la peinture du début à la fin de l'œuvre, mais se fonde principalement sur les réflexions poursuivies par Michaux lui-même dans Émergences, Résurgences, publiées en 1972. La structuration du livre est donc non seulement chronologique, mais aussi thématique, car bien que les thèmes soient considérés ou proclamés sous l'angle d'une polarité, chaque chapitre présente un champ thématique. Si les polarités ne peuvent pas être entièrement réduites à ces thèmes, cela révèle néanmoins leur dépendance de ces champs thématiques. Les thèmes traités sont: le moi, les voyages, les hallucinogènes, la contemplation et la peinture. Dans cette structuration, je n'ai pas mentionné le premier chapitre: «The Struggle for Space: Between Horizontality and Verticality», qui emprunte ses exemples à toute la partie de l'oeuvre publiée entre 1927 et 1975, et dont la polarité ne se laisse pas réduire à un seul thème. La validité de cette dernière polarité n'est pas non plus restreinte à la seule œuvre de

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Michaux, elle est par contre applicable à la plus grande partie de la poésie moderne.

Bien que la suite des chapitres révèle, comme nous venons de le voir, une certaine progression chronologique et thématique, le fait que, à part la périodisation sommaire du cinquième chapitre, LE ne réfléchit pas sur l'évolution de l'œuvre, ni n'explicite la relation entre les polarités analysées, ne contribue pas à une vue synthétisante de l'œuvre de Michaux. On aurait pu s'attendre à ce que l'étude dégage une relation entre la tension dite dynamique des polarités et le mouvement (celui du titre et du dernier chapitre), mais d'après ce que je saisis des analyses, le mouvement ne nous est présenté qu'en tant que mouvement concret, non pas comme une dynamique inhérente aux polarités. Les polarités, de leur part, ne parviennent pas au statut de structures de signification se rangeant dans un paradigme clé. Outre qu'il est dû à la différence de nature des polarités, le manque de cohésion s'explique sans doute par le fait que les polarités sont conçues comme essentiellement formelles et sont ralliées à des observations concernant le niveau formel des textes, tandis que l'aspect du contenu est souvent laissé de côté. C'est, en effet, une telle procédure qui est suivie pour la polarité imagination - réalité dans le chapitre sur les voyages dits poétiques, et pour la polarité représentation - création dans le chapitre sur les expérimentations des hallucinogènes. Ces chapitres sont avant tout des analyses de la technique narrative, de la langue et du style des textes en question, caractérisés comme «poétiques», «magiques» et «jouants», tandis que l'aspect du contenu, la critique des civilisations et les analyses du fonctionnement mental dans l'état drogué et aliéné, est absent. Le premier chapitre du livre semble différent. Ici LE prend son point de départ dans le contenu d'un texte, où Michaux expose des activités mentales (p. 9), mais l'analyse qu'elle effectue aboutit à une définition de la polarité en question et de ses termes (horizontalité - verticalité), définition tellement vaste et exempte de sens, qu'elle vaut pour toute polarité de l'œuvre. A ce propos, on serait tenté de citer Michaux lui-même qui, dans Un Barbare en Asie, a dénoncé cette division en deux comme une pure convention de forme: «L'Occidental sent, comprend, divise spontanément par deux, moins souvent par trois ou quatre. L'Hindou plutôt par cinq ou six, ou dix ou douze, ou trente-deux ou même soixante-quatre.» Et il ajoute dans une note: «Inutile de dire que notre division par 2 ou 3 ne correspond pas davantage à une réalité» (BA, p. 37). Il poursuit ses réflexions sur la division faite par l'Hindou en donnant des exemples, et il termine: «Quand vous voyez une de ces pensées en quarante points, qu'est-ce que ça prouve? Eh bien, que l'auteur est content, qu'il a pu remplir le cadre de son esprit» (BA, p. 38).

Le fonctionnement et les résultats de la procédure d'analyse formelle et superficielle qu'a choisie LE, peuvent être illustrés par un exemple tiré du deuxième chapitre: «The Problematic Self: Between Center and Absence». Dans ce chapitre, dont la polarité est aussi appelée vaporisation - centralisation, LE analyse plusieurs poèmes où le «je» du texte doit faire face à des forces destructives, qu'il les subisse ou qu'il les combatte. Une partie de l'analyse est centrée autour du poème «Immense Voix» d'Épreuves, Exorcismes (1945) qui se fait remarquer stylistiquement par son recours à la répétition. Selon l'interprétation de LE, la répétition donne l'impression d'un écho qui revient au poète d'un point extérieur, et qui raille son désir de protéger son individualité. Puisque c'est un écho, continue LE,

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les «forces extérieures» doivent avoir leur origine dans le poète lui-même: «Although they are menacing, the poet himself brings them into being in the very act of writing: he paradoxically créâtes thè reality that he claims attempts to destroy him. (...) As poet, he alone is responsible for the construction of huge authority figures and the simultaneous négation of the self» (p. 42-43). A l'appui de cette affirmation, elle cite deux lignes du poème:

Immense voix qui boit nos voix
immense père reconstruit géant (É, E, p. 12)

et un peu plus loin, elle ajoute: «In claiming that poetry serves as an exorcism and libérâtes
him from obsessions, Michaux créâtes the illusion that thèse menacing forces
and monsters do, indeed, exist in a reality that precedes the writing» (p. 43).

A mon avis, l'interprétation de LE est en opposition flagrante avec le texte de Michaux. Le début du poème raconte que l'individu a été confronté à des voix et habité par elles, entre autres celle de son père, mais qu'il s'est libéré. Après vingt ans, il entend de nouveau:

Immense voix qui boit nos voix
immense père reconstruit géant
par le soin, par l'incurie des événements (É, E, p. 12)

Ensuite, il caractérise cette «voix» («Immense croix qui maudit nos radeaux / qui défait nos esprits / qui prépare nos tombeaux /(...)/Immense impérieux empois.») pour enfin accomplir ce nouvel acte de libération en déclarant que cette nouvelle voix n'aura pas son appui et qu'elle sera éphémère.

Autrement dit, le poème raconte une petite histoire avec des repères chronologiques. En ne citant que les deux premières lignes de la séquence reproduite du poème, LE coupe l'agent de reconstruit, qui n'est pas le «je» du texte, comme elle le prétend, mais «les événements». Cette référence aux événements avec la référence aux vingt années écoulées depuis qu'il s'est libéré de son père, et le moment de la parution du poème (1942) laisseraient supposer que les événements en question sont la montée du fascisme et, plus spécifiquement, du nazisme, porté par la voix de Hitler et soutenu par des milliers d'autres voix. Dire que le poète serait lui-même responsable de ces énormes figures d'autorité paraît absurde dans ce contexte. Ce dont il est responsable, c'est s'il s'allie à l'immense voix ou non, s'il laisse «boire» sa propre voix par celle de la masse. Pour éviter cela, il dispose du poème, de la langue, de la répétition exorcisante et de la répétition modifiée qui effectue un glissement de sens tout à fait vital à la fin du poème:

Suffit! Ici on ne chante pas
Tu n'auras pas ma voix, grande voix
Tu n'auras pas ma voix, grande voix

Tu t'en passeras grande voix
Toi aussi tu passeras
Tu passeras, grande voix. (É. E. p. 13)

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Pour étayer son postulat, que l'homme est victime de lui-même (p. 43), LE attire
l'attention sur le poème «La Vie double», un des derniers d'Épreuves, Exorcismes.
Elle cite:

Je nourrissais en moi un ennemi toujours plus fort, et plus j'éliminais de moi
ce qui m'était contraire, plus je lui donnais force et appui et nourriture pour
le lendemain.

Ainsi grandit en moi par mon incurie mon ennemi plus fort que moi. (É,
E, p. 107)

LE pense pouvoir associer la phrase: «j'éliminais de moi ce qui m'était contraire» à la théorie de l'exorcisme de Michaux, ce qui l'amène à dire que, puisque l'acte d'exorcisme produit la poésie, c'est donc la poésie qui est son ennemi, et que «he points to his own poetic création which simultaneously negates him» (p. 44), et elle ajoute que, si Michaux avait gardé intactes toutes ses obsessions au lieu de les exorciser, il ne se serait pas trahi lui-même. Non seulement LE se contredit elle-même directement ici, puisqu'elle vient de parler de l'exorcisme et des effets salutaires de l'écriture (cf. p. 16-17), mais elle va aussi à rencontre du texte de Michaux, car il nomme sans équivoque ce qu'il élimine, à savoir ce qui est «inutilisable» et «non utilisé» dans les matériaux qu'il a trouvés dans son esprit, dans ses voyages, dans ses études, dans sa vie. C'est sur ces décombres qu'un être gênant se forme et grossit, qui menace de le renverser. La conclusion étrange et contradictoire de LE semble due à la confusion de deux niveaux, celui de la fonction (thérapeutique et exorcisante) du texte et celui du contenu ou du message qui décrit un procès psychique ou psychosocial conduisant à la désagrégation. Si le «refoulement» joue à ce dernier niveau, il s'agit plutôt de «défoulement» à l'autre niveau.

La perspective de la critique des civilisations, de la signification ou des valeurs des mondes étranges, que nous révèle Michaux dans ses récits de voyages, réels ou imaginaires, non seulement n'est pas considérée dans l'étude de LE, mais elle est même explicitement écartée dans le chapitre sur les voyages, qu'elle appelle de manière symptomatique «poétiques». Elle fait la comparaison entre Les Lettres Persanes de Montesquieu et les récits de Michaux (p. 47), disant que, tandis que les lettres de Montesquieu nous livrent une critique satirique de la société et de la religion, «Michaux' letters playfully and poetically reveal the »magic« in reality», et que son emploi poétique de la langue nous encourage à faire des associations et à percevoir les choses d'une manière nouvelle et à nous rendre compte des possibilités infinies de la perception et de la langue. C'est vrai, et c'est reconnu comme tel depuis longtemps, mais c'est une manière partielle d'aborder ces œuvres, qui pourrait être complétée par d'autres approches. La fixation sur la question de la technique narrative et du style de Michaux conduit aussi à des erreurs. Ainsi, dans son analyse de la partie de Connaissance par les Gouffres qui traite les «Situations-Gouffres», LE veut à tout prix voir une technique narrative remarquable où Michaux référerait à lui-même tout en prétendant se cacher derrière le pronom de la troisième personne. Cependant le «il» du texte n'est pas un «je» camouflé, et le texte ne montre pas une expérience hallucinogène. C'est un texte qui décrit les caractères généraux de l'aliénation mentale, et le «il» du texte renvoie à «l'alié-

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né» considéré dans sa généralité. Que cet essai marque une révolution dans l'œuvre de Michaux, étant donné qu'il y accepte de communiquer dans une langue scientifique et rationnelle, «la langue des autres», pour informer sur un sujet, cela échappe totalement à LE.

En ce qui concerne l'optique choisie, il faut donc conclure qu'elle ne produit pas une nouvelle vision d'ensemble de l'œuvre de Michaux, au contraire. L'effet d'émiettement est encore renforcé par la méthode d'analyse textuelle. Il faut sans doute mettre sur le compte de la perspective adoptée que, pour chercher et étoffer ses paires d'opposition, LE saute en avant et en arrière, d'une œuvre à l'autre. Une telle manière de procéder ne prend pas en considération le procès éventuel d'évolution que reflètent les œuvres. En outre, elle conduit facilement à considérer les citations tout à fait détachées de leur contexte, et donc à les interpréter en déformant le texte originaire. A ceci s'ajoute que le livre de LE se déshonore par des citations incomplètes et imprécises qui contribuent quelquefois à fausser le sens des textes de Michaux (cf. p. ex. p. 9, la citation de FF; p. 14, les citations de PI; p. 43, la citation de EE; p. 74-75, les citations de CG; p. 113, les citations de Pa). Les conclusions de LE semblent presque obtenues en dépit du point de vue et de la procédure d'analyse choisis, et il est même parfois difficile de voir qu'elles résultent des analyses présentées.

Université d'Aalborg