Revue Romane, Bind 24 (1989) 1Kristina Wingârd Vareille: Socialité, sexualité et les impasses de l'histoire: l'évolution de la thématique sandienne d'lndiana (1832) à Mauprat (1837). Acta Universitatis Upsaliensis. Studia Romanica Upsaliensia 41. Uppsala, 1987.534 + 32 p.Morten Nøjgaard
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Qu'on ne se laisse pas rebuter par le titre quelque peu laborieux: nous sommes en présence d'un ouvrage magistral dénué de pédantisme et riche d'enseignements. Enfin quelqu'un s'est attelé à la tâche, pas du tout ingrate d'ailleurs, d'examiner pas à pas toute l'œuvre romanesque de Sand et de l'inscrire dans le contexte de tous ses écrits, particulièrement la correspondance, dans le but de dégager le cheminementintellectuel de ce grand écrivain. Il était temps, en effet, car l'intérêt pour l'œuvre de Sand, intérêt qui ne s'est certes jamais éteint, mais qui s'est souventrétréci aux œuvres idylliques (les romans champêtres), ne cesse d'augmenter de nos jours. D'abord l'œil critique se dirige à nouveau vers le romantisme, époquequi, à tant d'égards, préfigure la nôtre; ensuite on s'aperçoit que les réflexions des penseurs français sur la question sociale, trop souvent adultérées par une propagandepost-marxiste, sont riches pour nous d'un enseignement comportant peu de solutions, mais beaucoup d'examens profonds de ce «mal du siècle», qui est aussi le nôtre. Enfin il est incontestable non seulement que George Sand est l'auteurfemme le plus important du XIXe siècle - sans doute la seule femme littérairede tout premier ordre dans ce siècle dominé par les hommes, par contraste avec les deux siècles qui l'encadrent - mais aussi que c'est elle qui a définitivement installé dans la littérature les grands thèmes du féminisme moderne, titre qui suffiraità lui seul à lui assurer l'intérêt de nos contemporains et qui lui a effectivementouvert un nouveau public. En fait, on aurait dû ajouter une quatrième raison:la passion de George Sand pour les formes hétérodoxes de la question religieuse,passion
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gieuse,passionon ne peut plus répandue de nos jours. Cependant c'est là, sans doute, le côté par lequel l'œuvre de Sand a le plus vieilli, au point de rendre illisiblescertains passages de Consuelo, cette œuvre qui est, par ailleurs, une merveille de charme et d'intelligence. De propos délibéré, KWV a choisi de faire le portrait de l'écrivain G. Sand en intellectuelle. Là aussi il était temps: les études biographiques sur la «femme Sand», spécimen humain certes passionnant pour les curieux de psychopathologie, font trop souvent oublier à la critique que G. Sand demeure une artiste qui, sa vie durant, n'a cessé de réfléchir sur les grandes questions sociales et métaphysiques de son époque et sur la condition humaine en général. Le mérite essentiel de l'étude de KWV sera à mon avis de renvoyer au magasin des vieilleries ridicules l'image d'une George Sand romancière sensible, mais faible tête, prévention que l'énigmatique George faisait d'ailleurs de son mieux pour instiller dans ses contemporains. Or KWV montre sans réplique que tous les romans sandiens, dès son coup d'essai (Indiana, 1832), sont tout autre chose que des divertissements innocents, qu'ils invitent à une lecture philosophique, apportant des mises en scène sans cesse reformulées, raffinées et approfondies des grands problèmes de l'existence et qu'ils renouvellent sur deux points essentiels l'analyse romantique du mal du siècle: pas d'améliorations sans la participation de la femme, pas de guérison sans la réconciliation du corps et de l'esprit. George Sand eut un long chemin à faire avant d'arriver à une formulation satisfaisante de ces deux évidences: ce fut un esprit continuellement en éveil, toujours à la recherche d'une vérité plus conforme à sa réalité vécue. Un autre mérite essentiel de l'étude de KWV est en effet de nous en faire suivre le cheminement. Prenant le contrepied de l'opinion reçue, KWV s'applique à montrer que l'évolution intellectuelle de George Sand obéit à des principes constants et logiquement consistants. Sur ce point, l'auteur me convainc entièrement. En revanche, c'est une affaire de goût si l'on veut regarder les étapes de ce chemin intellectuel comme des réorientations, voire même des ruptures, ou comme des enrichissements harmonieux. On sait que la critique sandienne interprète son évolution intellectuelle à travers la grille de ses amitiés sentimentales, faisant virevolter la pensée de Sand au gré de ses engouements amoureux. Il est logique, et sympathique, que, dans un tel contexe, KWV s'applique à réduire le poids des apports externes au profit de la thèse d'un dynamisme intellectuel interne qui s'appuie simplement sur divers systèmes de pensée à mesure que ceux-ci se révèlent fructueux à l'enrichissement progressif de la réflexion de Sand elle-même. N'empêche que KWV reste foncièrement d'accord avec la tradition sur l'existence de trois grandes étapes qui structurent la pensée sandienne dans la période qui nous occupe: 1. les romans de 1832, axés sur le conflit entre le bonheur de l'individu et les lois d'une société répressive; 2. l'époque du premier chef-d'œuvre, Lélia (1833), où c'est l'analyse du mal du siècle au féminin qui est au centre de l'intérêt; 3. la première tentative de solution, marquée par la pensée utopique qui s'épanouit dans son second chef-d'œuvre, Mauprat (1835-37). Quoi qu'il en soit, KWV a parfaitement raison d'insister sur le fait que cette divisionest à interpréter comme une recherche philosophique homogène au cours de laquelle la pensée de Sand ne cesse d'enrichir et d'approfondir les grands thèmes qui se trouvaient 'in nuce' dès la première œuvre Indiana (1832). Ainsi
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l'évolution de George Sand n'a rien de ces sauts brusques qui étonnent, p. ex., La démarche de KWV est presque exclusivement thématique, épousant étroitement révolution chronologique de la production romanesque de Sand. C'est ainsi qu'elle divise son ouvrage en trois parties, offrant une analyse détaillée de tous les romans. Elle y joint un portrait synthétique de la situation intellectuelle de George Sand à chacune de ces étapes et ces chapitres représentent à mes yeux une des grandes originalités du livre, parce que, dépouillée de toutes les scories anecdotiques et des spéculations plus ou moins indiscrètes des biographies, la pensée de Sand nous apparaît ainsi, pour la première fois, je crois, dans toute son originalité et nous voyons comment le travail symbolique effectué dans les romans ne représente qu'un des versants d'un esprit inquiet, universellement curieux et toujours en mouvement. En particulier, les deux chapitres qui situent Simon et Mauprat dans leur contexte intellectuel me paraissent des modèles du genre, nous informant de façon précise et nuancée sur les positions métaphysiques, sociales et politiques de l'auteur et sur l'importance qu'ont pu avoir sur l'œuvre de Sand ses rapports avec Michel de Bourges, Lamennais et les féministes de l'époque. KWV ajoute même un long appendice où elle suit pas à pas l'évolution de l'amitié qui a lié, avec des éclipses, George Sand à Lamennais jusqu'à la mort de celui-ci. Voici enfin les choses remises à leur place, bien qu'on sente nettement que la sympathie de KWV penche pour son héroïne au détriment du «petit abbé» misogyne. Mentionnons aussi que, dans sa conclusion, l'auteur fait un examen rapide, mais fort utile, des affinités intellectuelles entre Sand et Leroux, sans aborder la question délicate de l'influence, question réservée au prochain volume. Si nous insistons sur la valeur de ces chapitres synthétiques, ce n'est pas pour réduire l'intérêt des chapitres où KWV analyse les romans isolés. Il ne faut pas oublier, en effet, que la plupart des oeuvres traitées, p. ex. Valentine ou le Secrétaire intime, sont pratiquement inconnues du public: la valeur de George Sand est certainement à la hausse, mais il nous manque encore une chose aussi élémentaire qu'une édition complète des oeuvres romanesques. Sur bien des points KWV défriche donc un champ pratiquement vierge et ses analyses des œuvres mineures serviront à approfondir et à enrichir la lecture des grandes œuvres accessibles au public. KWV sait fort bien (v. p. ex. p. 7) que son parti pris thématique laisse de côté bien des aspects de l'œuvre sandienne. Elle regrette elle-même l'absence d'une lecture psychanalytique; je dirais plutôt que c'est l'absence d'une analyse de la psychologie sandienne qu'il faut regretter. A mon sens, c'est dans ce domaine que l'apport de George Sand est le plus original - et le moins bien connu. Il est significatif,p. ex., qu'une critique unanime érige la figure de Julien Sorel en symbole universel d'un certain héros plébéien romantique, alors que sa contrepartie féminine,Geneviève û'André (1834) et, à certains égards, Fiamma de Simon (1835), demeure pratiquement inconnue. On est d'ailleurs frappé par l'absence de référencesà Stendhal (deux petites mentions en passant, en tout et pour tout!) dans un ouvrage dont une des vertus est par ailleurs de brosser un tableau très large des productions intellectuelles de l'époque qui touchent de près ou de loin aux préoccupations de Sand, Balzac faisant p. ex. l'objet de rapprochements prolongés
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et réitérés. Cette carence est d'autant plus étonnante que Sand et Stendhal partagentune Si KWV ne mentionne qu'en passant les questions d'esthétique - aucune discussion, p. ex., sur le style problématique de Sand - son livre est une vraie mine d'or pour les curieux d'histoire littéraire. On y trouvera décrite avec précision et finesse la forme sandienne de tous les topoi romantiques, dualisme, matérialisme, animalité de la chair, précarité de la charité, les affres de la noblesse, l'inadaptation du dogme religieux à la science et à l'homme, l'aspiration vers un homme nouveau, etc., etc. En même temps, KWV prend soin de dégager la spécificité sandienne par des comparaisons judicieuses. Surtout j'ai apprécié l'acuité analytique avec laquelle elle fait ressortir, à l'intérieur de chaque roman, les points critiques de l'univers intellectuel, points forts ou points faibles, comme on voudra, mais qui représentent pour ainsi dire les affrontements volcaniques d'où sortiront de nouvelles pensées et de nouvelles œuvres sous la pression des pulsions les plus intimes de notre auteur. Mentionnons à titre d'exemple les très belles pages sur le «double visage de l'inceste symbolique» dans Jacques (p. 294-99) où KWV nous fait voir comment la schizophrénie masculine prend son origine, chez Sand, dans la scission de la femme, scission vécue comme imposée, inauthentique, mais inéluctable. Or, cette «nécessité», Sand ne veut ni ne peut l'accepter; chaque œuvre essaie de la tourner, de la résoudre, de la sublimer, dans un va-et-vient incessant entre révolte et résignation. Il serait facile de multiplier les exemples de ce genre; qu'il suffise de dire que la finesse critique alliée à une documentation extrêmement solide fait du livre de KWV un guide très sûr à travers les méandres de la pensée sandienne. KWV ne se prononce guère sur la valeur littéraire des œuvres qu'elle étudie puisqu'elle se borne à en décrire les thèmes. A mon sens, un tel parti pris reste discutable s'agissant de littérature. D'une part, les thèmes reçoivent immanquablement un poids et une profondeur bien particuliers du fait de se trouver dans un chef-d'oeuvre plutôt que dans un ouvrage bâclé (et Dieu sait si George Sand en a produit). D'autre part, l'échec artistique ne peut souvent être séparé des apories de la pensée. Telle est à mon avis l'explication du fait qu'une grande œuvre comme Lélia est sans doute proprement illisible aujourd'hui. L'absence de ce genre de raisonnements n'amoindrit en rien l'intérêt que suscite la lecture de ce beau livre. Tous les amateurs de George Sand sauront gré à KWV d'avoir mis en chantier ce vaste projet d'une étude complète de l'évolution intellectuelle de Sand à travers tous ses romans. Pour la première fois, nous pourrons avec délices nous plonger dans l'étude comparée de ces oeuvres de valeurs diverses, mais toujours attachantes. Ceux qui ne s'occupent de Sand qu'en passant auront enfin un livre de référence complet et solide. Il y a tout lieu de féliciter Kristina Wingârd Vareille de la publication de ce premier Université d'Odense |