Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Leo Pollmann: Geschichte der franzôsischen Literatur der Gegenwart (1880-1980). Buchgesellschaft, Darmstadt, 1984. 349 p.

Hans Peter Lund

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Leo Pollmann, un des grands spécialistes allemands des littératures romanes (Das Epos in den romanischen Lìteraturen, Stuttgart, 1966; Der franzôsische Roman im 20. Jahrhundert, ibid., 1970), nous présente ici un intéressant exposé d'ensemble de la littérature des cent dernières années, exposé qui respecte rigoureusement la chronologie, tout en mettant la littérature en rapport avec les idées du temps et les principaux événements politiques. Le point de vue de Pollmann est précis et simple - et c'est en même temps une gageure: la période en question a produit une littérature pour ainsi dire "phénoménologique", c'est-à-dire tournée vers l'intérieur, la perspective subjective et la conscience. S'il est possible de critiquer Pollmann sur certains points, comme, par exemple, le choix des écrivains mentionnés ou l'échafaudage de la présentation, il est indiscutable que son livre est une réussite dans le domaine périlleux de l'histoire de la littérature.

Pollmann renvoie, dans son introduction, à deux autres ouvrages consacrés à la littérature moderne en France, à celui de Boisdeffre (lere éd., 1958), et au sixième tome du Manuel d'histoire littéraire de la France (rédigé par P. Abraham et R. Desné, Éd. sociales, 1982) (cf. aussi p. 296). Cependant, il existe quatre autres ouvrages qui couvrent tout aussi bien la période en question. Je pense aux deux derniers tomes de la collection "Littérature française" dirigée par Claude Pichois, P.-O. Walzer: Le XXe siècle I, 1896-1920, et Germaine Brée: Le XXe siècle 11, 1920-1970 (Arthaud, 1975 et 1978), et aux deux volumes parus sous forme d'anthologie, chez Bordas, en 1974 et 1982, Bersani, Autrand, Lecarme, Verrier: La littérature en France de 1945 à 1968, et Vercier, Lecarme et Bersani: La littérature en France depuis 1968.

Toute histoire de la littérature est une construction qui cherche la cohésion, les mises en
rapport et les explications. Celle de Pollmann fait ce qu'il faut, mais pas plus, pour mettre la

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littérature en rapport avec des circonstances extérieures à elle et esquisser par là des explications.Le procédé s'impose dans une histoire de la littérature qui se veut historique. On trouve donc, par exemple, des références à la première guerre mondiale, à l'Occupation, à la Guerre d'Algérie, aux événements de Mai 68. Ces références déterminent en partie la division de l'ouvrage en six chapitres, correspondant aux six "sous-époques" (p. 171) ou subdivisions de la période considérée: Fin de siècle et Belle Époque (1880-1918), l'Entre-deux-guerres, Occupationet après-guerre, années cinquante, l'avant-mai, Faprès-mai. Dans chaque chapitre, les genres sont traités séparément: poésie, théâtre, genres narratifs. La biographie des auteurs compte très peu dans une telle présentation, où la cohésion est assurée par les changements de fonction des différents genres.

L'inconvénient de la chronologie stricte et de la présentation par genres (ce dernier principe étant toutefois moins rigoureusement suivi pour les deux dernières décennies), c'est qu'un auteur peut figurer en plusieurs endroits (les volumes de La Recherche parus avant 1919 sont analysés p. 79-81, alors qu'on trouve les autres aux pages 134-35; l'œuvre de Camus est espacée en quatre endroits différents, p. 132-33: Caligula, p. 182-86: L'Étranger, Le Malentendu et Le Mythe de Sisyphe, p. 203-09: La Peste, Les Justes et l'Homme révolté, enfin p. 263: L'Exil et le royaume; Sarraute, elle aussi, est présentée en deux endroits différents selon la date de parution de ses ouvrages; Apollinaire figure à la fin de trois chapitres (poésie, théâtre, genres narratifs). Pourtant, je ne veux pas faire grief à Pollmann d'avoir suivi si fidèlement sa propre méthode, car il a su éviter partout les redites et rappels inutiles; il peut même, lorsque les textes l'y invitent, faire exception à la règle (Camus, p. 181-86, textes de genres différents).

Mais la cohésion interne de l'ouvrage est assurée surtout par le point de vue adopté par l'auteur. Autour de 1880 — cela est bien connu - une nouvelle fonction et une nouvelle conception de la littérature commencent à se définir avec le symbolisme. C'est la fameuse "coupure", où l'idée de "mimesis", ou représentation de la réalité, est plus ou moins abandonnée (par une certaine partie de la littérature, en particulier celle qui se veut moderne). Le changement a été préparé par le romantisme et l'Art pour l'art, par Baudelaire, Nerval et certains autres férus d'Art. On dira que le Naturalisme continue après 1880 (qui est même, ne l'oublions pas! l'année du Roman expérimental), mais il n'est pas moins vrai qu'une littérature plus autonome, consciente de ses propres moyens, se propage à partir des années quatrevingt. Les manifestes et essais littéraires pullulent; Valéry, puis Proust se tournent vers l'homme et sa subjectivité, sa conscience, sa mémoire; la littérature acquiert une dimension philosophique, dans ce temps où Bergson se penche sur le Moi et Husserl fonde la phénoménologie moderne. On pourrait presque, propose Pollmann, parler d'une littérature phénoménologique qui, détournée de la réalité extérieure, objective, se préoccupe avant tout de la conception de cette réalité. L'autonomie et la subjectivité relatives de la nouvelle littérature de notre temps, dit-il, impliquent ainsi une 'mise entre parenthèses de la réalité du monde' au profit du rapport entre la conscience et le monde. D'autres ont appelé cette nouvelle période où les vieux modèles (de l'utilité, des sciences positives...) sont abandonnés, celle du Modernisme: c'est désormais l'histoire contemporaine qui donne son sens à l'homme (cf. Bradbury et Macfarlane:Modemism, 1890-1930, Penguin Books, 1976).

De Verlaine à Valéry et à Apollinaire, la tendance à réduire la réalité du monde à la réalitédes mots se renforce évidemment, le théâtre symboliste y apporte sa contribution, étant au fond la représentation de processus intérieurs (p. 39); de même, Proust atteste la prépondérancede l'espace intérieur dans la littérature de cette première sous-époque (p. 73). La

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première époque se prolonge dans la suivante avec la recherche surréaliste du subconscient et des rêves, et l'effort des "supraréalistes" (Goll, Jacob, Reverdy, Supervielle, Michaux et Jouve)pour créer dans la poésie un espace où s'accorderont la conscience et le subconscient (p. 105). Dans les autres genres littéraires, il me semblerait légitime d'élargir un peu l'idée d'une littérature détournée de la réalité extérieure; en effet, dans l'Entre-deux-guerres, le roman traditionnel est bien vivant dans les œuvres de Julien Green, de Mauriac, de Bernanos et des auteurs des grands cycles romanesques, œuvres évidemment ouvertes à ce qui se passe dans le monde, mais à condition de situer cette ouverture dans une conscience et de considérer toujours tout particulièrement le rapport entre cette conscience et ce monde (p. 91, cf. p. 140). Ni le théâtre de Giraudoux, ni celui de Vitrac (qui est ici en quelque sorte réhabilité avec une excellente analyse de la pièce Victor ou les enfants au pouvoir (1928) (p. 121-23) ne négligent les problèmes politiques du temps (à propos de Siegfried, p. 126) ni le passé que le public n'avait pas oublié (à propos de Vitrac, p. 121). Mais à l'avant-veille de la secondeguerre mondiale, on voit un retour à la réalité intérieure, psychique, avec Au Château d'Argol et Tropismes. - Les années 1940-49 ne sont pas uniquement déterminées, en littérature,par la défaite, l'Occupation et la réflexion d'après-guerre. La poésie, en tant que genre "phénoménologique" (p. 171), est particulièrement apte à prononcer le refus inconditionnel d'un monde devenu inacceptable; c'est alors qu'elle devient, pendant l'Occupation, la "conscience"de la France. Pour Char, dit Pollmann, le temps de la Résistance est ainsi le temps de sa véritable vocation poétique (p. 180). — Après les grandes années ou dominent l'œuvre de Sartre et le débat autour de l'engagement de l'écrivain, les années cinquante apportent, avec le théâtre de l'absurde, avec la Nouvelle Critique, qui arrache les textes à l'Histoire, et finalementavec les premiers Nouveaux Romans, autant d'exemples de la tendance fondamentale "phénoménologique" (p. 216). Toutefois, cela n'empêche pas qu'on ne retrouve la même tendance dans des romans plus traditionnels dont les structures sont rarement "réalistes" (Gracq, Yourcenar, Vian...). C'est seulement dans les années soixante que les formes littéraires,d'après Pollmann, s'ouvrent, tant soit peu, à un certain engagement dans l'histoire, directementchez Modiano et Cayrol qui se penchent tous les deux sur la dernière guerre, indirectementchez un Claude Simon, dès Le Palace et La Route des Flandres. Mais il faut attendreles années quatre-vingt, non incluses dans cet ouvrage, pour trouver toute une série d'exemplesd'engagement dans l'histoire... et de romans historiques. Il est vrai que cette dimensionde la littérature est très présente dans Le Roi des aulnes (1970), mais Michel Tournier ne figure pas chez Pollmann.

Il ne me semble pas que Pollmann tienne tout à fait sa gageure. Ce qui caractérise la littérature à l'époque du modernisme proprement dit (v. supra, le titre du livre rédigé par Bradbury et Macfarlane) perd un peu de sa valeur, lorsqu'on arrive aux dernières décennies de la période.

En donnant cet aperçu du livre de Pollmann je n'ai pu citer que quelques noms choisis parmi le grand nombre d'auteurs présentés et analysés. Je tiens donc à souligner que, soutenuespar l'idée originale de l'ouvrage, nombre de considérations intéressantes retiennent le lecteur. Citons en particulier les pages sur Valéry et Claudel, sur Camus et Sartre, sur Char et Yves Bonnefoy (deux destinées poétiques qu'on peut suivre ici de près), et généralement les pages sur les poètes modernes. Toutefois, on peut s'étonner de ne pas trouver des écrivains comme Desnos et Prévert, Le Clézio et Gary-Ajar; le recueil de Max Jacob, Cornet à dés, n'est pas mentionné, en dépit de son importance capitale comme exemple de la littérature inspirée du cubisme; Jean Barois de Martin du Gard ne figure pas non plus chez Pollmann; MargueriteDuras

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riteDurasn'obtient qu'une note (p. 226); le théâtre de Sarraute n'est pas mentionné, alors que plusieurs pages sont réservées à d'autres auteurs dramatiques - il est, certes, bon de suivreavec attention l'art de la scène, si répandu ces années-ci, mais il aurait fallu aborder l'œuvredramatique de Duras et de Sarraute. On regrette finalement que l'auteur ne donne que par exception l'année de naissance et/ou de mort des écrivains cités; dans le cas de Modiano et de Cayrol, qui écrivent tous les deux sur l'Occupation, il aurait été utile d'informer le lecteurque Modiano est né en 1945 et Cayrol en 1911. Cela dit, on est tout à fait impressionné par le fait que Pollmann réussit à parcourir tant d'œuvres littéraires, à s'arrêter à tant de textes (par exemple Une Vie de Maupassant, Fermina Márquez de Valéry Larbaud, Le Côté de Guermantes, La Guerre de Troie n 'aura pas lieu), à se pencher sur tant de poèmes (Eluard, Anne Hébert, Bonnefoy...). Il s'agit, dans l'ensemble, d'un impressionnant tour de force.

L'ouvrage est accompagné d'une bonne bibliographie de livres généraux dont beaucoup en allemand qu'on ne trouve pas toujours dans les histoires littéraires rédigées en français; les références plus spécifiques se rapportant aux divers écrivains sont données dans des notes au bas des pages. Un index des noms termine le livre.

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