Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Eva Ahlstedt: La Pudeur en crise. Un aspect de l'accueild'A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. 1913-1930. Romanica Gothoburgensia XXIV Éd. Jean Touzot, Paris, 1985.280 p.

Sigbrit Swahn

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La thèse d'Eva Ahlstedt a emprunté son titre à Marcel Prévost, auteur et directeur de la Revue de France, où il publia en 1912 un article, intitulé "La Crise de la Pudeur". Entre autres Prévost y critique un signe du temps: des livres comme Sodome et Gomorrhe exposés dans les vitrines. La pudeur est, dans le contexte de la thèse d'Eva Ahlstedt, une crise de morale portant non seulement sur la littérature mais aussi sur la société. Le vif débat sur la morale et la littérature au XIXe siècle se retrouve actualisé dans l'après-guerre des années vingt.

EA se propose d'étudier le débat moral soulevé par l'œuvre de Proust à l'époque de sa parution. Le but de sa thèse est de rendre compte des réactions des critiques contemporains à un aspect de la Recherche, celui qui concerne sa morale. On sait que Proust, à plusieurs reprises, a signalé le côté indécent de son roman. En particulier il a insisté sur certains traits choquants de son personnage, le baron de Charlus. La thèse d'EA pourrait être résumée ainsi: la critique morale se déclenche avec la parution de Sodome et Gomorrhe, dont le titre seul suffisait à provoquer un Marcel Prévost.

Après une introduction qui présente les principaux ouvrages sur la critique contemporaine de la Recherche, EA se consacre dans son premier chapitre à l'accueil des premiers tomes. Dans ces premières critiques il paraît que Proust est regardé comme un moraliste de tradition française dans la lignée classique du XVIIe siècle. Puis, dans son deuxième chapitre, EA montre le changement qui se fait à la parution de Sodome. Dans le chapitre 111, EA traite de la critique qui apparaît le lendemain de la mort de Proust, en novembre 1922. Une des questionssoulevées à ce moment-là est celle de savoir si Proust a pris position pour ou contre ses personnages homosexuels. Enfin, dans ses deux derniers chapitres, consacrés aux tomes posthumesde la Recherche, EA constate que le débat devient plus général, traitant plutôt de la

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littérature et de sa fonction morale que du roman proustien. En 1930, moment où l'investigationd'EA s'arrête, les critiques se divisent en deux groupes: ceux qui voient Proust comme le successeur des moralistes français qui a jugé son temps et en a décrit les mœurs sans pitié, ceux qui voient en Proust un auteur subjectif et amoral, à la personnalité névrotique, ce qui enlève toute objectivité à son roman. Dans sa conclusion, EA insiste sur le rôle joué par l'homosexualitéqui choquait par sa nouveauté, et qui, selon EA, connut après la mort de Proust "une grande vogue dans la littérature française du milieu des années vingt". Comme le souligneEA, les convictions religieuses ou politiques entrent dans les jugements littéraires. Si les nationalistes trouvent que la Recherche nuit à l'idée de la patrie, à l'image de la France, les critiques de gauche semblent se réjouir des descriptions de la bourgeoisie et de l'aristocratie faites par Proust, qui décèlent la décadence des classes dominant injustement le peuple. La thèse donne en outre des renseignements bibliographiques de valeur. La bibliographie d'EA est suivie d'une liste des périodiques dépouillés et d'un appendice chronologique de la critiquecontemporaine

Le point de départ de cette thèse est donc pris en 1913, ce qui est incontestablement l'année du premier tome, Du côté de chez Swann, alors que l'arrêt final en 1930 ne s'impose pas avec la même évidence. Au fond, c'est au cours des années trente que la critique morale de l'œuvre proustienne prend son essor, de même que l'engagement semble devenir la vertu cardinale de la littérature avec la critique de Sartre, en 1939.

Il semble que Proust, dès Swann, ait provoqué des réactions morales de la part des critiques. Parmi les critiques de Swann, EA rappelle elle-même celle de Lucien Maury (une preuve : cette critique a été néfaste pour la réception de Proust en Suède). Maury pourrait ainsi être regardé comme un exemple de la critique à venir. En fait, la réaction contre Proust est un mouvement continu, qui, insidieuse d'abord avec Maury, s'exprime directement après les consécrations: prix Goncourt du vivant de Proust, hommage de la NRF après. On parle non sans raison d'une cabale. Cependant, pour voir cette évolution de la critique, il faut travailler en historien. Or, l'évolution du débat général sur l'art et la morale qui aurait pu faire une belle introduction à la thèse d'EA est au contraire cachée dans des notes. Ainsi il faut y chercher des informations importantes sur le point de vue du débat moral concernant Wilde ou Brunetière, deux auteurs qui ont certes contribué à la formation intellectuelle de Proust. EA a bien senti la difficulté de préciser le sens des mots ambigus, employés dans ce débat:moral, moraliste, morale, amoral, immoral. Elle montre que le terme amoral est d'un usage récent, et que le mot immoral de même que son substantif, font penser à Gide et à son roman, L'lmmoraliste. A ce propos, on pourrait se poser une question sur l'interprétation donnée par EA des motifs qui ont poussé Proust à évoquer l'indécence de son roman. La raison, croyonsnous, ne réside pas uniquement dans le désir de Proust de devancer les critiques, mais autant dans son envie de vouloir piquer la curiosité de se? amis, ses lecteurs, ses éditeurs. En tout cas EA enrichit le domaine de la documentation contemporaine. Pour ceux qui sont déjà au courant de la matière, il y a en cours de route des trouvailles, des observations fines. Nous pensons par exemple à la note 1, p. 55, qui renvoie à un article de Gaston Gallimard. Selon EA cet article n'a pas été cité auparavant. Gaston Gallimard y insiste sur le rôle de Proust dans le découpage des tomes. On sait que la partie la plus choquante du début de Sodome est publiée comme la dernière partie de Guermantes II dans l'édition originale de la maison NRF. Il faut aussi rappeler que les lettres de Binet-Valmer, publiées par EA, enrichissent sa thèse qui met en évidence leur grand intérêt pour le débat moral. Il y a précisément chez Binet- Valmer ce sens patriotique de l'honneur, offensé par les descriptions des mœurs homosexuel-

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les chez Proust, qui conditionne toute une critique contemporaine de la Recherche.

Le débat moral autour de La Prisonnière et de La Fugitive (qui a aussi paru sous le nom à"Alberline disparue), premiers tomes posthumes de la Recherche, est révélateur de sentiments auparavant mieux cachés. On peut à cet égard comparer les résultats d'EA avec la présentation de l'accueil fait à ces deux volumes par Jean Milly, qui vient de les éditer en poche chez Garnier-Flammarion. On peut ainsi constater que le matériau est loin d'être épuisé et que, au point de vue du dossier, Milly a trouvé des critiques et des comptes rendus de première importance pour le débat moral autour des tomes posthumes du roman proustien. En effet, on trouve chez Milly plusieurs textes des mêmes critiques que traite EA, mais les textes choisis par Milly ne sont pas les mêmes. Ainsi Pierre-Quint qui, dans la thèse d'EA occupe une place centrale, est présenté dans l'édition de Milly de La Prisonnière par deux textes qui manquent chez EA. On sait que Pierre-Quint a été l'un des premiers à écrire un livre sur Proust. On sait peut-être moins que ce livre de 1925 a connu plusieurs autres éditions avec des ajouts et des modifications. La tendance est nette chez Pierre-Quint. Petit à petit il revient sur son enthousiasme premier. Une autre pièce du dossier de Milly pour son édition de La Prisonnière est un texte de Dominique Braga. Milly le cite en entier, tant il le trouve révélateur du ton de l'époque. Ce texte manque également chez EA qui toutefois signale avoir dépouillé la revue où Milly a fait sa trouvaille (Le Crapouillot ler avril 1924, voir La Prisonnière, GF, 1984, p. 66-74). Pour Braga, la démarche est un peu le contraire de celle de Pierre- Quint. Braga regrette plutôt ce qu'il a dit auparavant sur Proust dans cet article qui aurait ainsi pu corriger l'impresssion sommaire que donne l'échantillon critique de Braga, présentée par EA. C'est, nous semble-t-il, un morceau sans intérêt pour le sujet, écrit en hâte juste pour annoncer la mort de Proust.

De même, le dossier sur l'accueil de La Fugitive chez EA doit être complété par celui de Milly (voir son édition GF, 1986; une prépublication de cette étude se lit dans le Bulletin des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, no. 35, 1985). Ainsi, Milly a découvert un compte rendu de Georges Poulet sous pseudonyme, publié, il est vrai, à Bruxelles. EA se limite expressément aux publications parisiennes. En ce qui concerne les découvertes de pseudonymes, c'est EA qui nous révèle celui de Marius-Ary Leblond, nom qui semble vouloir à la fois évoquer le nord, le sud et la race aryenne. Cette interprétation qui est la nôtre, se justifie par le ton envenimé des deux frères, utilisant ce pseudonyme. Milly signale, à l'encontre d'EA, que la critique de Leblond oppose Proust aux auteurs sains, aux jeunes revues provinciales (cet article présenté par Milly, La Fugitive, éd. GF, p. 421-422, n'est que brièvement nommé chez EA, p. 164). Donc, le racisme à venir des années trente est sensible dans la réaction contre Proust dans les années vingt. Un autre critique de la même facture que Leblond est Camille Mauclair, signalé déjà par Douglas Alden dans son livre capital pour l'accueil de Proust, Marcel Proust and His French Critics. Ce qui mérite d'être observé, c'est que Mauclair réunit pour caractériser "la littérature fétide" trois noms: Dostojevski, Proust, Gide (La Semaine littéraire, pamphlet violent selon Milly, La Fugitive, éd. cit., p. 418). Dans le dossier de Milly se trouve aussi une critique de Mauclair, publiée dans La Dépêche, Toulouse, où Mauclair prétend que la cause véritable de cette déchéance littéraire vient de l'introduction en France des œuvres de Freud et Dostojevski. Or, EA a, comme nous l'avons dit, écarté de son dossier tout ce qui n'est pas imprimé à Paris. Mais ce parti pris n'a-t-il pas appauvri certaines discussions d'EA, par exemple celle autour de Raphaël Cor? On sait que Proust et Freud furent souvent rapprochés. Cor utilise plutôt Freud pour défendre les homosexuels et, partant, des auteurs comme Gide et Proust. Un ordre moins rigide aurait permis à EA de

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mieux choisir son corpus. Parmi les critiques catholiques il se trouve des noms connus mais aussi un critique resté inconnu, Pierre Godmé. Milly cite un passage d'un livre sur Proust par cet inconnu. On comprend par la citation que Godmé accuse Proust d'être victime de "l'esprit protestant". EA, de son côté, ne paraît pas avoir lu ce livre mais elle montre bien comment Godmé essaie de concilier ses objections morales contre Proust avec ses idées sur l'art. En ce qui concerne la critique catholique sur Proust on connaît surtout les opinions de Mauriac. Mauriac a d'ailleurs fait paraître un livre sur Proust en 1926, comme le signale encore Milly, La Fugitive, éd. cit., p. 426). Un domaine épineux est celui de la critique journalistique. Un travail récent de Joseph Jurt, La réception de la littérature par la critique journalistique, 1980, qui traite de la critique sur Bernanos, émet l'opinion que la critique littéraire dépend de la couleur politique du journal. Il semble pourtant, dans le cas de Proust, que les journaux catholiques soient moins sectaires que ceux de la gauche. Ce qui est certain, c'est que les critiques catholiques expriment cette crise morale des années vingt. Dans une interview avec Bernanos, texte connu et cité par EA comme par Milly, on entend la voix de Bernanos s'élever contre Proust: "Oh! ces bêtes raisonnables et lubriques, compliquées comme des instruments de chirurgie, polies comme eux, et pour lesquelles le Christ est mort en vain!" (cit. d'après Milly, La Fugitive, éd. cit., p. 422, puisque ce passage de Bernanos a été sacrifié dans la citation d'EA).

Avec la parution du Temps retrouvé en 1927, EA démontre comment les deux positions de la critique proustienne deviennent plus accusées. Les formules et les déjà-dits se répètent. Les catholiques continuent à parler de l'absence de Dieu, les socialistes dénigrent l'art bourgeois. Citons à ce propos la note 2 de la page 223 de la thèse d'EA: "Avec Proust, chroniqueur de la bourgeoisie décadente, et André Gide, froid destructeur de toutes les valeurs morales, assisterions-nous déjà aux premières manifestations de déliquescence de la culture et de l'art bourgeois". Il n'y a pas de point d'interrogation. Est-ce un hasard ou une coquille? Le journal de L'Humanité avec Georges Altman souligne mieux la grandeur de Proust, peintre de la bourgeoisie (p. 223). Il y a aussi dès cette époque des défenseurs du progrès spirituel de Proust. C'est le début de ce travail patient qui a construit, comme le dit ironiquement Roger Shattuck, "this ultimate monument to the artistic vocation..." (Proust, Fontana, 1974).

De chaque chapitre EA nous offre un résumé, qui permet de mieux suivre les étapes de son travail. Car, il faut le dire, il y a embarras de richesse en cours de route. Puis, comme les citations importantes ne sont pas entre guillemets, il y a plus d'une raison de se perdre. Le système technique des renvois et des citations manque aussi de clarté. Mais, tout compte fait, il faut souligner que la thèse d'Eva Ahlstedt est une mine pour les chercheurs. Elle n'a pas évité les difficultés. Au contraire. En Suède, la littérature française est presque totalement exclue des Instituts d'Études Romanes. Il n'y a qu'une chaire en littérature française. Vu ces conditions, une thèse en français de ces dimensions est une preuve d'héroïsme.

Lund