Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Peter Blumenthal: Vergangenheitstempora. Textstrukturierung und Zeitverstandnis in der franzôsischen Sprachgeschichte, Zeitschrift fur franzôsische Sprache und Literatur, Beiheft 12, Stuttgart, 1986. 136 p.

Lene Schøsler

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Par ce travail, Peter Blumenthal (PB) se donne pour but d'étudier le système du contenu
("Inhaltsystem"), c'est-à-dire la relation entre les divers facteurs de nature pragmatique, sémantiqueet
syntaxique, qui caractérisent chacun des temps du passé dans la langue française,

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d'environ l'an 1000 à 1986. (Seuls sont examinés en détail le passé simple (PS), le passé composé(PC) et l'imparfait (IMP).) Le rapport entre les facteurs se modifie au cours du temps: à certains moments de l'histoire, par exemple dans la première période considérée, c'est l'oppositionentre les trois aspects: (1) la distinction des "phases" (début, phase médiane, fin), (2) la distinction entre l'unité et la pluralité et (3) l'aspect de la durée, qui détermine le choix entre les formes verbales du passé. A d'autres époques, les trois aspects ont une influence bien moindre ou presque négligeable sur l'emploi des temps, alors que d'autres facteurs sont déterminants. Je reviendrai plus bas sur l'influence des divers facteurs, mais il faut d'abord, pour bien saisir la pensée de PB, définir ce qu'il entend par les notions de "structure" et de "système".

C'est avant tout par la négative qu'on arrive à comprendre la position de l'auteur. Il s'écarte explicitement du structuralisme dans le sens saussurien (p. 32), dont il critique la stérilité (p. 125); il accepte une méthode "mentaliste", sans tomber dans le piège des généralisations psychologisantes de l'école "idéaliste" (die idealistische Neuphilologie, p. 125). PB adopte, mais sans la justifier ou expliciter - ni seulement la résumer - la conception du système chez Damourette et Pichón. En conséquence de ce choix méthodologique, il ne s'agit pas pour PB d'étudier le signifié d'un certain nombre de signifiants, du PS, du PC et de I'IMP en l'occurrence, mais, au contraire, d'élaborer un système logique, qui refléterait toutes les distinctions possibles concernant la catégorie du temps. Il s'agit d'une sorte d'inventaire de sèmes et chaque sème peut caractériser plusieurs temps verbaux. Prenons un exemple: la distinction des nombres ("Aspect der Menge") aurait une influence sur l'emploi des temps en ce sens que le PS est associé au singulier, alors que le pluriel est associé à I'IMP et au PC. Il ne faut évidemment pas comprendre ce rapport dans le sens saussurien, selon lequel on s'attendrait à rencontrer — au cas où l'hypothèse serait correcte — le PS surtout au singulier et I'IMP ou le PC surtout au pluriel. Cette distribution serait la preuve de l'existence d'un rapport entre le nombre et la forme verbale. L'auteur ne donne pas de statistiques pour prouver son hypothèse, il cite quelques exemples à titre d'illustration, quitte peu après à en citer d'autres, qui contredisent l'analyse proposée:

(1) Li reis Marsile ouï sun cunseill finet, Sin apelat Clarin de Balaguet. Estamarin e Eudropin, sun per Des plus feluns dis en ad apelez. (cit. p. 42)

Dans l'exemple (1), le choix de la forme verbale dépendrait du nombre du complément d'objet
direct; que penser alors de l'exemple suivant, où les deux compléments sont au singulier,
mais un verbe au PS et l'autre au PC?

(2) De Durendal li dunat un colp tel
Le destre poign li ad del cors sevret. (cit. p. 43)

II s'agit en effet de facteurs qui concourent à caractériser plusieurs, parfois même toutes les
formes verbales en question, au point de faire disparaître toute utilité pratique des distinctions
(voir par exemple la présentation du système verbal moderne, notamment § 7.4.).

L'auteur observe qu'au cours de l'histoire du francai:», il y a des modifications dans la distributiondes facteurs du contenu. Il considère chaque constellation des multiples facteurs comme le reflet de la réalité en ce sens que chaque période se forge sa propre conception de la réalité, en l'occurrence la conception du temps ("time" et non pas "tense"). Cette conceptionse

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tionsemanifeste sur plusieurs niveaux: dans l'art, l'architecture, et aussi dans la langue. On voit que cette attitude de l'auteur le rapproche des historiens de l'école des Annales, à laquelleil renvoie explicitement (p. 10). Par conséquent, son étude des temps du passé consiste à chercher le reflet ou la projection de la vie culturelle sur la langue; il s'agit d'une "histoire des mentalités", telles qu'elles se manifestent dans le système des temps du passé. Je résumeraibrièvement les résultats: PB distingue trois périodes: la première allant des premiers textes à la Renaissance, la seconde de la Renaissance au XIXe siècle, et finalement l'époque moderne. Ce qui caractérise la première époque, ce sont les traits suivants: la présentation additive, statique, qui décrit une situation ou un événement, considéré comme isolé. Tous ces traits sont le reflet du style roman (p. 69). Dans la seconde période domine la linéarité, le dynamisme; le récit est considéré comme un événement dans son déroulement, comme un film. On y reconnaît d'emblée les caractéristiques du style gothique. La seconde période voit la progression de la subjectivité et de l'individualisme, traits qui, selon PB, correspondent à l'essor du PC. A l'époque moderne, où les notions de causalité et de linéarité perdent petit à petit leur valeur épistémologique, on assiste à la disparition du style classique, limpide et linéaire.

Une telle présentation donne au lecteur l'agréable sentiment de pouvoir embrasser mille années d'histoire culturelle et d'évolution linguistique en France et de les caractériser grâce à quelques formules pertinentes. Un sentiment agréable, parce que l'auteur prend soin de ne pas simplifier à l'extrême et de signaler que certains changements linguistiques (en dehors du domaine étudié) peuvent se produire sans rapport avec les changements de "mentalités". Malgré ces sages observations, il me semble indispensable de prémunir contre la méthode adoptée, notamment à cause de quelques points délicats dont je parlerai brièvement. Ma critique va révéler, je le reconnais, mon appartenance au structuralisme "stérile" malgré les remontrances de PB:

1. Est-il possible de transférer les distinctions pertinentes d'un domaine, disons de l'architecture ou de la peinture, à un domaine comme la linguistique ? En parlant d'arcs, de colonnes, on dispose de tout un apparat technique auquel ne correspond rien du tout en linguistique. Les phrases suivantes, par exemple, sont-elles romanes ou gothiques?

(3) Rou regarde detriés lui, si vit la poudre lever,
tant estoit grant la poudre ne pout la gent esmer,
ne sout s'erent serjant, nel pout mie aviser,
ses baronz apela, sez fist touz arrester. (Le Roman de Rou, v. 767-70, de 1165)

J'y verrais volontiers un style linéaire, dynamique, mais il s'agit d'un texte écrit à l'époque
"romane". Comment, en effet, éviter le cercle vicieux, quand on essaie de caractériser les
constructions linguistiques selon les distinctions tirées d'autres disciplines?

2. Si l'on s'aventure dans l'étude des mentalités transférées au domaine linguistique, il faut du moins se baser sur des données solides. Or, l'auteur reconnaît (p. 120) qu'il se base sur des informations de seconde main: sauf quelques analyses de détail, il n'est pas possible de vérifier ou de falsifier l'hypothèse présentée, elle reste à l'état d'une hypothèse intéressante.

3. La valeur générale de l'hypothèse. Admettons par exemple, que l'essor du PC correspondeaux idées de la Renaissance, qui est centrée sur l'individu. Que penser alors des Françaisdu Midi, des Italiens du Sud et surtout des Portugais, qui persistent à employer le PS et ses équivalents jusqu'à nos jours? Serait-ce parce que la Renaissance ne se serait jamais vraimentmanifestée dans ces pays? J'avoue mon scepticisme fondamental à l'égard des études

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du type "mentaliste" (cf. les réfutaions massives, basées sur l'étude des textes, de la théorie
de Guiraud concernant la distinction actuel - virtuel et son importance pour la syntaxe de
l'ancien français).

Odense