Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Maria Walecka-Garbalinska: Jules Lefèvre-Deumier (1797-1857) et le mythe romantique du Génie. Studia Romanica Upsaliensia 40. Almqvist & Wiksell International, Stockholm, 1987. 174 p.

Hans Peter Lund

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Jules Lefèvre-Deumier est un de ces écrivains marginaux du 19e siècle qui sont tombés dans un oubli presque total. Le Dictionnaire des Lettres françaises de Grente lui réserve 14 lignes seulement, espace habituellement accordé aux "mineurs" (O'Neddy: 12 lignes; Borei: 20; Esquiros: 15; Forneret: 11). Le Dictionnaire des littératures de langue française (Éditions Bordas) lui accorde 46 lignes, signe du renouveau de l'intérêt pour les Petits Romantiques qu'un J.-L. Steinmetz a su si bien stimuler. Dans l'anthologie de ce dernier, La France frénétique de 1830 (1978), se trouve un fragment du roman de Lefèvre-Deumier, Les Martyrs d'Arezzo (1839). Lefèvre-Deumier est également cité dans l'Histoire littéraire de la France (Éditions sociales) et dans Y Histoire de la littérature française (Éditions Arthaud), et on peut trouver certaines pièces de lui, en vers et en prose, dans les anthologies. Sujet d'une thèse non publiée de Frédéric Jones (1953), sa présence dans notre siècle a été assurée principalement par un choix de textes publié en 1924 avec une importante introduction de Georges Brunet. Non seulement Lefèvre-Deumier — ou Lefèvre comme il s'appelait jusqu'en 1844 — n'a jamais atteint la notoriété du génie tellement convoitée, mais il est sinon méconnu, du moins peu et mal connu. Le tirer de l'oubli est une gageure qui ne peut pas avoir pour but de "réparer une quelconque injustice de l'histoire" , mais — l'auteur de la présente thèse le souligne dès son introduction - de "dégager un témoignage sur la façon dont "un grand poète manqué" a écrit sa marginalité, son insuccès, son impuissance à dire" (p. 10).

L'étude de Maria Walecka-Garbalinska nous rappelle, pour commencer, quel était l'homme Jules Lefèvre. Né deux ans avant l'arrivée de Bonaparte au Consulat, mort sous le Second Empire, cet écrivain, dont la biographie est toujours pleine de lacunes, a vécu toute la période romantique. Il fréquente le Cénacle des années vingt, connaît l'engouement des Romantiques pour Byron, voyage en Italie. Quoique républicain et libéral - ce qui ne le marginalisait pourtant pas par rapport aux royalistes tels que Hugo et Nodier — il ne participe pas à la Révolution de Juillet; en revanche, il s'engage comme volontaire dans l'insurrection des Polonais en 1831 et connaît toutes les vicissitudes de la guerre. Rentré à Paris, il reprend sa production littéraire où il l'avait laissée, travail bientôt favorisé par un excellent mariage et un héritage très important. Un grand recueil de vers, Les Confidences (1833), puis deux romans. . et enfin, après une série d'essais littéraires et biographiques, il donne le meilleur de son œuvre: Le Livre du promeneur et Le Couvre-feu (1854 et 1857), contenant des textes en prose et des vers.

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Dans cette longue carrière littéraire, c'est le roman des Martyrs d'Arezzo qui développe le plus clairement le grand thème obsessionnel de Lefèvre, celui du Génie. Et c'est dans la perspective privilégiée de ce thème que Maria Walecka-Garbalinska étudie toute l'œuvre de Lefèvre. La thèse proprement dite de son étude, c'est que ce thème récurrent "renvoie à un mode de lecture (...) qui permettrait de rendre compte (...) d'une œuvre autrement irrécupérable" (p. 10-11). Cette approche relève de la bonne méthodologie, dans la mesure où, très souvent, le thème dominant d'une œuvre littéraire donne accès aux facettes et aux transformations qui la caractérise et rend plus aisé l'emplacement de cette œuvre dans l'histoire de la littérature.

C'est donc bien le mythe du génie qui domine l'œuvre de Lefèvre, depuis sa fascination pour Chénier en 1819 jusqu'au dépassement du thème dans les deux derniers recueils qui le libère des contraintes que ce mythe avait exercées sur lui. Le mythe aurait dû se matérialiser avant tout dans la grande épopée, L'Univers, qu'il prépare dès les années vingt. Cette idée d'une grande épopée humanitaire, il la partage avec d'autres Romantiques (cf. Léon Cellier: L'épopée humanitaire et les grands mythes romantiques, 1971), mais il échoue définitivement devant cette vaste composition, où la Science et la Poésie devraient se conjuguer pour établir la régénération de l'humanité (p. 48). La perspective "messianique" de cet ouvrage entrevu est très bien relevée par MWG. Cependant, si L'Univers "reste un rêve en bribes" (p. 51), cela ne peut tenir, comme le veut l'auteur (p. 42) à ce que Lefèvre refusait "de puiser les thèmes et l'inspiration dans les récits bibliques", puisqu'il a employé l'histoire de la résurrection de Lazare (p. 50). Il faut chercher ailleurs, je pense, les raisons de l'échec de Lefèvre: dans la déception qu'il a éprouvée en Italie où, sur les pas de Byron, il a voulu se retremper aux sources de la vieille culture européenne et dans une nature définie traditionnellement comme salutaire, mais aussi dans celle combien plus cruelle! qu'il a éprouvée en Pologne. Il me paraît tout à fait naturel qu'on ne puisse pas écrire une épopée visualisant une résurrection ou une remontée de l'humanité, lorsque, d'autre part, on considère que "l'âme descend toujours, et ne remonte pas" (Les Confidences).

Lefèvre, qui "n'a jamais pu se prouver qu'il méritait le nom de génie" (p. 39), a été poursuivi lui-même par cette image et par ce mythe, et cela non seulement dans le roman des Martyrs, où le génie diabolique se retourne contre l'artiste lui-même. Il me semble que MWG aurait pu exploiter beaucoup plus qu'elle ne l'a fait (p. 23-27) les différentes images du génie qu'on trouve dans les essais de Lefèvre. Le dogme du romantisme ultra, selon lequel le génie donné par Dieu n'est qu'un dépôt dans l'homme, se trouve explicitement dans l'essai sur l'Abbé Maury {Célébritésd'autrefois, p. 47). Lefèvre, qui était persuadé "de n'être au-dessus de rien" (lettre), pouvait avoir des motifs pour s'identifier ou du moins se comparer à un poète comme Marino qui avait eu le malheur "de naître dans un temps où toutes les routes connues de la littérature avaient été sillonnées par le génie" (Études biographiques et littéraires, p. 16)

Par ailleurs, MWG met très bien en lumière ce qui se passe, lorsque Lefèvre, voyageant en Italie sur les pas de Byron, se heurte, en tant que poète, à une réalité qui ne lui dit plus rien. La sorcellerie qui aurait pu régner dans le rapport entre la poésie et le monde est dissipée, et à "l'acte de lecture" qu'aurait pu être ce voyage romantique (p. 62) se substitue l'insensibilité et le manque d'enthousiasme (p. 63). De sorte que le byronisme chez Lefèvre va finir dans une "démystification. Le Génie se révèle n'être qu'une construction intellectuelle que récuse l'expérience existentielle inscrite dans le récit du voyage italien" (p. 65). La fascination exercéepar l'image de Byron, cependant, ne cesse d'influencer Lefèvre: le voici en Pologne, nouveauByron,

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veauByron,poète de l'action tel qu'il le proclame dès 1825: "Je demandais le bruit du bronze et des clairons, Et le cri du poète au sein des escadrons" {Le Clocher de Saint Marc). La déceptionde Pologne semble avoir été présagée par la déception d'ltalie. En Italie, c'est le poète qui est repoussé par le réel; en Pologne, c'est "la faillite du mythe du poète-homme d'action" (p. 69), mythe réunissant Byron et Bonaparte. Néanmoins, il existe des ressemblances, je trouve, entre les deux épisodes. Voici l'ltalie: "Des monuments? Mon imagination les a vus plus beaux qu'ils ne sont" (cité dans Brunet, p. XXXVIII). Et voici la Pologne: (il s'agit de la lune) "Ce fanal que nous associons toujours à nos plans de bonheur, à nos vœux de mélancolie,s'associait ici à de bien hideuses réalités" ("Un champ de bataille au clair de lune", in: Œuvres d'un désœuvré, 1845, t. 1, p. 592). Dans les deux cas, il est question d'une déceptionpoétique, puisque la réalité se dérobe à l'emprise poétique.

Plus tard, le "désenchantement" domine de plus en plus l'œuvre de Lefèvre, le Mal du siècle (assez vaguement défini ici) fait ravage chez lui comme chez tant d'autres, le Génie devient "maudit et révolté" (p. 123), prométhéen et diabolique en même temps {Les Martyrs d'Arezzo, et "Prométhée" dans Les Vespresde l'Abbaye du Val, 1842); le Poète, même, est parfois tourné en dérision (p. 140-41). Peu à peu, le mythe entier du génie se dévalorise à cause de F"industrie productive" qui rejette le "talent" et la "pensée" (p. 92). Le projet de L'Univers est abandonné, sans que pour autant l'idée du Poète soit dégradée, seulement sa fonction sera désormais purement poétique, et non plus humanitaire. L'lmagination lui revient et fonde une nouvelle idée du poète-génie face aux "apôtres du positif" (cit. p. 150), promotion ultime qui aurait été dépourvue d'intérêt, si Lefèvre-Deumier, dans les dernières années de sa production, n'avait connu ce renouveau dont j'ai parlé ci-dessus. Il pense maintenant que "c'est à la poésie à compléter le rachat du monde" (cit. p. 158). En se détachant désormais de la réalité, ce poète nouveau qu'il est devenu, ce "Génie inaccompli" peut être quelqu'un qui "retrouve la Poésie exilée par le siècle" (p. 162). D'une façon très intéressante, c'est en se libérant du mythe du Génie qu'il peut prétendre y arriver... car on trouve parmi ces derniers textes des vers tantôt d'une beauté classique ("J'interroge inconnu l'inconnu qui m'écoute"), tantôt au contraire d'une modernité étonnante ("Le jour revient, le jour se fait dans tout mon être"), ou encore des poèmes en prose tels que "La glace du vieux château" qui annonce Baudelaire.

Ce long itinéraire de Lefèvre-Deumier est retracé par MWG avec beaucoup de soin. Sur l'espace très restreint de 160 pages, son écriture arrive souvent à la densité nécessaire pour réaliser le projet choisi. L'intérêt de l'étude est évident, dans la mesure où le cas de Lefèvre- Deumier modifie ce que nous savions du concept de 'génie' à l'époque romantique: il n'est aucunement défini une fois pour toutes, c'est parfois une force intérieure qui donne au poète la capacité de tout expliquer au reste de l'humanité, parfois un mythe qui torture l'écrivain, ou encore qui le console du 'progrès matériel' de l'époque. L'auteur peut donc conclure son étude sur Jules Lefèvre-Deumier en résumant ainsi les trois étapes suivies par celui-ci: "apolologie de la valeur spirituelle de la création artistique", puis "désœuvrement" et "gestes de négation", enfin retrouvailles du "Génie inaccompli" et de la "Poésie exilée par le siècle" (p. 162).

En dépit d'un grand nombre de coquilles, d'un index insuffisant, en dépit aussi des limites de l'ouvrage qui, tout en situant bien Lefèvre-Deumier dans le contexte littéraire, passe assez vite sur le contexte idéologique, voici donc une étude consciencieuse et convaincante qui. courageusement, fait renaître devant nous une figure qu'on croyait oubliée.

Copenhague