Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Studia occitania in memoriam Paul Remy, ed. Hans-Erich Keller in collaboration with Jean-Marie D'Heur, Guy R. Mermier, Marc Vuijlsteke. Medieval Institute Publications, Western Michigan University, Kalamazoo, Michigan, 1986, Vol. I: The Troubadours (371 p.), Vol. II: The Narrative - Philology (441 p.).

Jonna Kjær

Ce recueil à la mémoire du savant belge Paul Remy, décédé en 1979 à l'âge de soixante ans, contient à peu près soixante-dix articles sur la littérature et la langue occitanes. Selon la préface de l'édition, on croit comprendre que la rédaction a retenu tous les manuscrits reçus, sans faire de sélection. Tous ces articles, venant de chercheurs d'une douzaine de pays, et écrits dans cinq langues, ont été répartis en deux volumes, ce qui, selon la préface, faciliterait la mise sur le marché ("separate marketing of the two volumes"). Nous avons du mal à croire que la rédaction puisse envisager une vente séparée des deux volumes.

Le groupement des articles en poésie lyrique ("The Troubadours") d'une part (t. I), et en littérature narrative ("The Narrative") et en philologie ("Philology") d'autre part (t. II) est discutable (aussi arrive-t-il que le même texte occitan soit mentionné sous plus d'une de ces rubriques).

A l'intérieur des trois groupements cités, les articles sont présentés suivant l'ordre alphabétique de leurs auteurs, procédé qui nous étonne: pour nous autres lecteurs, ce sont plutôt les textes et les auteurs occitans ou les thèmes traités qui nous préoccupent. Un index des textes et des auteurs occitans cités aurait pu compenser les inconvénients des groupements et de la présentation alphabétique des articles et aurait favorisé l'utilisation pratique du recueil.

Il nous est évidemment impossible de rendre compte de la totalité du recueil, et nous avons dû faire un choix que nous tenons à justifier, en précisant tout de suite nos critères. De prime abord, nous supposons que tous les spécialistes de la littérature et de la langue occitanes liront, comme nous-même, les deux volumes d'un bout à l'autre, et qu'ils y trouveront au fur et à mesure ce qu'ils y cherchent en tant que connaisseurs. Ensuite, il va sans dire qu'une publication non sélectionnée comme celle-ci est nécessairement très hétérogène, tant pour le matériel et les thèmes traités que la manière dont ceux-ci sont traités. Avec la précédente, cette pensée nous a incitée à essayer de relever ce qui pourrait donner au lecteur nonspécialiste une bonne impression des tendances actuelles les plus prometteuses de la recherche dans ce recueil, que nous considérons comme représentatif du "studium occitanicum".

Nous choisissons en conséquence les articles qui témoignent d'une réflexion critique sur le domaine scientifique en cause. En même temps, nous relevons les articles - souvent de caractèregénéral ou synthétique - qui sont généreux en ce sens qu'ils ouvrent des perspectives enrichissantes pour le travail scientifique futur et qui pourront intéresser aussi les médiévistes en dehors du champ occitan, de même que le public plus large des lettrés en général. Il ne

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s'agira donc pas ici de donner une image fidèle de l'ensemble du recueil dans toutes ses variations,mais
d'insister sur les mises en question fructueuses et les tentatives inspiratrices que
nous y repérons.

Il s'ensuit de ces remarques préliminaires que nous avons complètement bouleversé l'ordre de présentation et que nous avons brutalement choisi de passer sous silence une bonne partie (environ un tiers) des articles. Vers la fin, nous mentionnerons brièvement, à cause de leur classicisme, une vingtaine d'articles représentant un travail scientifique indispensable qui ne doit pas être perdu de vue. Selon nous, ces articles "classiques" mériteraient d'ailleurs d'être qualifiés de "philologiques" à proprement parler, tandis que la rédaction les a groupés ailleurs pour la plupart: sous "The Troubadours" ou sous "The Narrative", et non pas dans la section intitulée "Philology".

Nous commençons par une vingtaine d'articles retenus selon nos critères et qui feront l'objet d'une présentation assez détaillée; nous les avons groupés sous les six étiquettes qui suivent: 1) Histoire de la recherche et critique de la méthode; 2) Études des procédés d'adaptation et d'intertextualité; 3) Problèmes de typologie et de genre; 4) Explications historico-politiques; 5) Actualisations et 6) Utilisation de l'ordinateur.

/. Histoire de la recherche et critique de la méthode.

En ouverture au premier volume se trouve un exposé historique de Richard Baum ( 'La dreicha maniera de trobar': Von der Bedeutung der provenzalischenDichtungfiïrdaseuropâische Geistesleben, I, 7-20) qui prend son point de départ dans la naissance de la philologie romane aux alentours des années 1815-1820 où commencent à prévaloir les textes critiques et les études historiques et philologiques. A l'époque, les érudits auraient éprouvé un sentiment de rupture par rapport à l'enthousiasme romantique pour la poésie des troubadours. Cependant, dans son article, Baum remonte le cours des âges et illustre comment déjà les XIIIe et XIVe siècles manifestent une réflexion sur la littérature et la langue provençales qui n'est pas si éloignée des préoccupations des chercheurs, plutôt "romantiques" ou plutôt philologues, du début du XIXe siècle.

Dante est naturellement mentionné au cours de la démonstration, et selon Baum, il y a bien des points de contact entre la conviction de ce poète que la théorie doit être au service de la langue et de la littérature, celle de l'époque suivante qui veut que le travail des copistes, des commentateurs et des savants soit au service de la tradition afin de rendre présents les poètes du passé, et l'effort des érudits du début du XIXe siècle pour se replacer dans "l'esprit du temps" afin de rendre accessible la poésie médiévale. "Pour voir fleurir la rose des Alpes", comme dit Schlegel, "il faut gravir des montagnes. Pour jouir de ces chants (...), il faut écouter les Troubadours eux-mêmes, et s'efforcer de comprendre leur langage."

En guise de conclusion, Baum évoque les vers de Bernart de Ventadorn: Cantars non pot gaire valer,/Si d'inz del cor no mov lo chanz, pour inciter les philologues de notre temps à rester conscients de la signification historique, spirituelle et culturelle de l'héritage dont leur travail les rend responsables.

C'est aussi dans une perspective historique que Deborah Nelson fait le bilan des controversescritiques - au nombre impressionnant - au sujet de Marcabru {Criticai Positions on Marcabru: Front Christian Misogynist to Spokesman for 'firiamors', I, 161-67). C'est un article très instructif qui illustre habilement la polémique permanente des chercheurs qui,

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depuis la fin du siècle dernier jusqu'à nos jours, semblent avoir pris toutes les attitudes imaginablespour
juger de la conception de l'amour, de la femme et de la religion dans l'œuvre
de Marcabru.

Selon Deborah Nelson, c'est l'importance du vocabulaire religieux chez Marcabru qui crée les problèmes d'interprétation, mais elle conclut sa présentation avec justesse, en disant que ce vocabulaire ne fait pas nécessairement de Marcabru un agent de l'Eglise: "II est normal à l'époque de voir transférer à la poésie séculaire un vocabulaire emprunté à la liturgie - et contrairement aux critiques modernes, les poètes occitans n'y voient pas de problème."

Une belle argumentation riche en documentation de Wendy Pfeffer (Guilhem Molinier as Literary Critic, I, 205-12) nous met en garde contre la trop grande confiance des éditeurs modernes dans les Leys d'Amors de Guilhem Molinier qu'ils utilisent souvent à tort pour discuter le vocabulaire des troubadours. D'abord, la plupart des exemples que donne Molinier ont été créés par lui-même, bien qu'il prétende les avoir tirés des "anciens", ensuite son catalogue des poèmes est incomplet, son vocabulaire est imprécis, et il arrive que ses exemples n'illustrent pas leurs définitions. Enfin, il a préféré décrire ses propres vers plutôt que de commenter la poésie de ses prédécesseurs. Et: "Les Leys d'Amors ne réussissent qu'à bien décrire l'œuvre qui les utilise comme un guide, à savoir les poèmes de Molinier lui-même." En conclusion, Wendy Pfeffer propose que les chercheurs modernes négligent les Leys d'Amors comme ouvrage de référence et élaborent eux-mêmes un vocabulaire et des définitions utilisables dans leur travail.

Dans un article qui est marqué par une réflexion méthodologique poussée, Don A. Monson (Lyrisme et sincérité: Sur une chanson de Bernart de Ventadorn, I, 143-59) se lance dans une discussion fructueuse sur un problème persistant des études occitanes et qu'il définit lui-même ainsi: "Le rapport précis entre (la) subjectivité formelle du poème et la subjectivité historique du poète reste un éternel point d'interrogation." Au cours de six pages, il expose le problème à travers un historique critique des points de vue de ses prédécesseurs (Jeanroy, Diez, Robert Guiette, Roger Dragonetti) avant de procéder à une analyse d'un poème de Bernart de Ventadorn, Non es meravelha s'eu chan, où il commente l'emploi que fait Bernart du thème de la sincérité. Ce faisant, Monson se concentre sur ce qui a été catégorisé plus haut comme "subjectivité formelle".

Dans son analyse, Monson fait la distinction entre le développement thématique et la forme métrique, et il arrive à montrer comment un paradoxe s'établit au niveau thématique entre un pouvoir et une impuissance: maîtrise de l'art et manque de maîtrise de la personne, indices d'une contradiction qui, selon Monson, n'est pas rare chez les troubadours. En supplément à cette analyse, Monson relève le contrôle manifeste et éclatant de la forme métrique qui crée un contraste frappant avec la confusion apparente du développement thématique. Ainsi, le paradoxe déjà constaté sur le plan thématique se trouve incorporé dans la texture même de la chanson pour illustrer le paradoxe de la passion: "spontanéité bien calculée, sincérité habilement feinte." La chanson prise dans son ensemble est ainsi surtout rhétorique au sens dynamique du terme, comme un art de persuasion, et - selon Monson: "C'est pourquoi le thème de la sincérité y tient une place si importante."

L'essai linguistique de Frede Jensen (Déviations from the Troubadour Norm in the Languageof Guillaume ÍX, 11, 347-62) conclut que la langue qu'écrit Guillaume est celle des autres troubadours - c'est-à-dire la koinè - et que les déviations repérables sont d'essence poétique plutôt que d'être linguistiquement déterminées. Frede Jensen critique la dialectologiequi considère que "le Poitevin Guillaume s'est servi de la langue employée à Poitiers".

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La discussion convaincante de Frede Jensen est centrée sur une dizaine de traits phonologiqueset morphologiques qui, contrairement à ce qui a été avancé par d'autres, ne sont pas des poitevinismes où des emprunts au français, mais des caractéristiques de la koinè qui se trouvent aussi chez beaucoup d'autres troubadours: vocalisation de / final, diphtongaison de e en ei, flottement de la palatalisation de c et de g devant a, perte de t final sous certaines conditions, terminaison -en au lieu de -em (lere pers. du subj. prés.), l'emploi de celui, de retenir et de om, développement des mots deslonja, monja etponja - et encore une dizaine de mots qui sont commentés plus brièvement dans la fin de l'article.

Le problème de l'ortographe de l'ancien provençal (ce terme désigne ici la koinè littéraire des troubadours par opposition à "l'occitan" qui désigne les différents dialectes) est traité par Nathaniel B. Smith (The Normalization ofOld Provençal Spelling: Criterio and Solutions, 11, 401-15) dans une étude méthodologique de grande envergure. La question est située sur un plan historique, les arguments pour et contre une normalisation sont donnés, toutefois il est précisé que la normalisation s'impose pour les dictionnaires, glossaires, manuels de grammaire et d'autres études linguistiques, occasionnellement aussi pour les anthologies à l'intention des étudiants débutants; après quoi l'auteur de l'article énumère six critères discriminatoires pour le choix des graphies. A titre d'illustration, il présente une discussion sur certains points de désaccord entre deux systèmes de normalisation existants, celui d'Emil Levy et celui du Corpus des Troubadours, pour proposer les solutions conformes au système établi dans le Old Provençal Primer par l'auteur lui-même en collaboration avec Thomas G. Bergin (New York, 1984).

2. Études des procédés d'adaptation et d'intertextualité.

Stéphanie Cain Van D'Elden présente (Diversity despite Similarity: Two Middle High German 'Contrafacta' of an Occitan Song, I, 323-37) une analyse et des réflexions préalables à un projet de recherches comparatives plus large sur les relations entre la poésie amoureuse en occitan, en ancien français et en moyen haut allemand.

A travers une comparaison de deux poèmes de Friedrich von Hausen (Si darf mich des zîhen niet) et de Rudolf von Fenis (Mit sange wânde ich mine sorge krenken) qui s'inspirent du En chanten m'aven a memorar de Folquet de Marseille, le présent article se propose de cerner le mécanisme d'emprunt: phénomène de contrafactum ou d'adaptation. La conclusion de l'analyse est que les contenus des deux poèmes allemands sont si différents du modèle occitan qu'on ne peut pas les considérer comme des traductions et même pas comme des adaptations de celui-ci mais, nous assure l'auteur, c'est précisément la diversité des textes qui est intéressante. On peut donc s'attendre à ce que le projet envisagé par Stéphanie Cain Van D'Elden apporte, comme elle l'espère, des connaissances sur la vie médiévale au fur et à mesure que les réponses seront trouvées aux questions ici posées: que deviennent une idée, une image, une tournure de phrase au moment d'être transmises du Midi en Allemagne? Estce que les transformations repérables reflètent des différences culturelles importantes?

Dans l'article de Keith Busby CMoseiner Galvain l'astrucz' (Jaufré, v. 488): Le portrait de Gauvain d'après le roman de 'Jaufré' et quelques troubadours de l'époque, 11, 1-11) il est question de la pénétration de la matière de Bretagne dans les régions méridionales que l'auteurexamine par une étude des allusions à Gauvain dans les textes choisis (cf. aussi son Gauvainin Old French Literature, Amsterdam, 1980). Le résultat en est que l'image donnée de Gauvain dépend du contexte qui l'utilise et qui retient le trait de son caractère qui convient

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le mieux, soit sa vaillance, soit son tempérament amoureux. Ainsi est démontrée et expliquée la liberté avec laquelle les auteurs emploient ce personnage, et point n'est besoin d'invoquer une "tradition galloise des contes occitans perdus" pour expliquer les variations du personnage.Le Gauvain de la littérature occitane est bien le personnage que nous connaissons chez Chrétien de Troyes - et que les poètes de langue occitane ont connu, eux aussi.

Elisabeth Schulze-Busacker (La conception poétique de quelques troubadours tardifs, I, 265-77) se propose de "dépasser le stade de l'analyse des emsembles génériques pour déceler certaines lignes d'influence qui lient les auteurs entre eux, ceux d'une même génération et surtout ceux de différentes époques". Ce n'est donc pas le genre en tant que tel qui l'intéresse, et c'est pourquoi nous mentionnons ici son article.

Pour son analyse des influences, l'auteur choisit le genre du planh parce que son cadre relativement stable fait ressortir davantage les particularités et les liens entre les poètes. C'est au niveau des éléments thématiques, stylistiques et lexicaux qui se rapportent à l'expression du deuil et à l'éloge du défunt que l'analyse donne les résultats les plus significatifs. Elisabeth Schulze-Busacker peut démontrer une affinité certaine, surtout entre Bertrand de Born, Gaucelm Faidit, Gavaudan et Aimeric de Peguilhan de la première période de la poésie occitane d'une part, et les poètes de la deuxième moitié du XIIIe siècle comme Raimon Gaucelm de Béziers, Joan Esteve, Paulet de Marseille, Guilhem de Hautpol, Matieu de Quercy et Cerveri de Girona d'autre part.

Une comparaison supplémentaire avec d'autres genres renforce les résultats obtenus et permet de conclure que les poètes tardifs maintiennent les constantes formelles, tandis qu'ils développent les composantes thématiques, stylistiques et lexicales et qu'ils contribuent ainsi à l'évolution du genre. A noter ici la conception poétique différente du XIIIe siècle qui se caractérise par une prépondérance des tendances didactiques et religieuses.

Raoul Blomme (Les troubadours dans la 'Divine Comédie': Un problème d'onomastique poétique, I, 21-30) traite de la citation de trois troubadours, Bertrand de Born, Arnaut Daniel et Folquet de Marseille dans la Comédie. L'objectif de Blomme est poétique : "Malgré le fait que chacun des poètes cités par Dante ait une valeur exemplaire, il ne s'agit pas de s'attarder à en évaluer l'importance historico-littéraire, déjà trop souvent mise en évidence et non sans avoir donné lieu à quelques controverses, mais de centrer plutôt l'attention sur le rôle qu'ils sont amenés à jouer dans une œuvre poétique."

Déjà dans le De Vulgari Eloquentia, des troubadours sont cités en tant que représentants de genres différents: Bertrand de Born est le chantre des armes, Arnaut Daniel chante l'amour courtois et Guiraut de Borneil la rectitude; Folquet de Marseille occupe une place à part; de même l'insertion de son nom dans la Comédie reflète le caractère stylistiquement plutôt artificiel de sa poésie doctrinale, selon Blomme.

Dans l'analyse des citations de la Comédie, les "correspondances phoniques et sémiques" et leur "jeu subtil" sont "activés" par Blomme d'une manière éminemment créatrice et suggestive et par là difficile à résumer ici. Il reste que "le seul fait de nommer est important dans la poétique médiévale" et que la présentation de Blomme est une contribution intéressante pour nous familiariser avec ce phénomène.

3. Problèmes de typologie et de genre.

James J. Wilhelm réagit dans son essai brillant {The Varying 7"s of Troubadour Lyric. I.
351-61) contre la tendance de certains critiques à réduire le je de la poésie médiévale à n'être

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qu'une "entité grammaticale sans autre référence extérieure". Bien que \tje de la poésie médiévalene soit pas le même que celui de la poésie du XXe siècle, Wilhelm se propose de montrer( - et il le fait de façon systématique) une variété de représentations àxije dans les poèmesdes

Il commence par une division (d'ordre typologique) en trois catégories: 1) le je généralisé ou poétique, 2) le je fictionnalisé ou complètement faux et 3) le je empirique, un je "si spécifique derrière l'œuvre que l'auteur semble avoir signé celle-ci de son autographe"; cette dernière catégorie est la plus pertinente pour la présente étude.

Après l'établissement des catégories, les différents genres poétiques occitans y sont placés d'une façon qui nous semble très intéressante et qui ne devrait pas manquer de soulever une discussion fructueuse parmi les spécialistes. Il faut lire la présentation critique concernant la distribution des genres en catégories, et nous renonçons à en citer ici les résultats, parce que ce serait injuste de les donner sans les commentaires importants de Wilhelm.

En fin de présentation une autre manière de diviser la poésie (au lieu de procéder par genres) est mentionnée, à savoir la division en trobar pia et en îrobar dus, et c'est le trobar dus qui représente par définition l'individualisation de l'auteur. Pour conclure, Wilhelm signale l'intérêt que portent actuellement les chercheurs à la renaissance de l'individu au XIIe siècle et il appelle l'attention sur le fait que ce siècle semble aussi avoir redécouvert la chanson personnelle.

En vue de l'établissement d'une typologie des rôles féminins dans le roman arthurien en tant que genre, Ann Tukey Harrison examine la fonction des femmes dans Jaufré {Arthurian Women in 'Jaufré', 11, 65-73). Le thème central du roman étant l'aide qu'apportent les chevaliers aux femmes en détresse, il importe d'analyser les rapports entre l'intrigue et les rôles féminins, et c'est ce que fait d'abord Ann Tukey Harrison. A partir de cette analyse, sept catégories de rôles sont proposées (et plus tard soigneusement expliquées à l'aide de nombreux exemples); elles sont supposées être aussi utilisables pour les autres romans arthuriens.

La définition des rôles fait penser aux fonctions célèbres de Propp et aux actants également connus de Greimas (l'article n'en fait pas une mention explicite, ce qui n'est guère indispensable non plus). Les rôles sont les suivants: 1) L'héroïne, 2) La créature surhumaine (bonne ou mauvaise), 3) La femme méchante (surhumaine ou pas), 4) La représentante de l'auteur, de l'Eglise ou de l'ordre terrestre, 5) La guide, l'interprète, la catalysatrice, 6) La victime ou la femme témoin et 7) La femme décor.

C'est surtout une note prometteuse dans l'article de Geneviève Crémieux (De la folie à la mort: ¡mages de l'individu chez Peire de Cardenal dans les pièces 'Una ciutatz fo, no sai cals' et 'Un sirventes novel vueill comensar', I, 67-79) qui nous fait mentionner ici son excellente analyse de la folie chez Cardenal, analyse qui mériterait en soi une présentation développée, mais qui n'entre pas exactement dans le cadre choisi pour notre compte rendu.

La note dit: "A ce propos (i.e. l'image classique du fou tel qu'il apparaît dans la littérature médiévale) il pourrait être intéressant de constituer une "typologie" du fou dans la littérature médiévale d'oc et d'oïl (cf. les textes déjà utilisés par Ménard et Akehurst)." - Les articles auxquels renvoie Geneviève Crémieux sont les suivants: Ph. Ménard: "Les fous dans la société médiévale" (Romania 98, 1977, 433-59) et F.R.P. Akehurst: "La folie chez les troubadours" (Mél. de philologie romane offerts à Charles Camproux, Montpellier, 1978, 19-27). Espérons que Geneviève Crémieux présentera un jour sa typologie du fou médiéval.

Le point de départ de l'étude de Suzanne Thiolier-Méjean (De la rupture comme principe
esthétique du 'sirventes', I, 313-22) est l'imitation métrique de la canso que représente le

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sirventes. De par l'imitation musicale un élément parodique est introduit qui, esthétiquement,crée une rupture, et Suzanne Thiolier-Méjean discute dans son article l'élément parodiquequ'elle considère comme constitutif (du genre) du sirventes. Pour préciser la significationesthétique de la rupture en question, elle se réfère à la canso et illustre la tension profondeentre idéal et réalité qui est la marque du sirventes, contrairement à l'harmonie esthétique(cf. la convenance) et morale du monde rêvé de la canso.

La fin de la discussion aborde la question de l'influence de la réalité contemporaine sur certains poètes de sirventes. La majorité des sirventes sont esthétiquement dépendants, et cette dépendance est double: à l'égard de la musique d'abord, à l'égard du temps (ou de l'actualité) ensuite.

4. Explications historico-politiques.

L'article d'Antony van Beysterveldt (El 'Roman de Jaufré' y la 'Crónica de Tablante de Ricamonte', 11, 203-10) illustre combien il peut être fructueux de comparer une adaptation avec son modèle — et de réfléchir sur les explications possibles des divergences relevées. Ici, il s'agit d'une explication historico-politique des transformations qu'a subies l'adaptation castillane anonyme en prose, la Crónica de los muy notables caualleros Tablante de Ricamonte y de Jofre, hijo del conde don Asón, par rapport au roman de Jaufré.

Le premier phénomène frappant est la réduction quantitative (de plus de 40%) de la nouvelle castillane, après quoi c'est l'omission la plus notable, à savoir celle du récit des amours de Jaufré et Brunissen, qui attire l'attention. Pourquoi cet épisode central du poème provençal a-t-il été presque totalement éliminé? Van Beysterveldt se place au niveau de la critique de l'idéologie et donne d'abord un aperçu de l'évolution historique et politique de l'Espagne, évolution qui amène l'unification du pays par l'action centralisatrice de la Castille, au détriment de la Catalogne. Selon Van Beysterveldt, la conception de l'histoire officielle qui voit en la Castille le centre prédestiné de l'Espagne se trouve en contradiction avec la conception parallèle de la Catalogne en tant qu'"ilôt spirituel de la France en Espagne, qui pourrait lier l'Europe avec le reste de l'Espagne". Pourquoi et comment cette dernière alternative historique ne s'est-elle pas réalisée? Pour répondre à cette question, Van Beysterveldt explique qu'un processus de castillanisation culturelle, depuis les Rois Catholiques, a amené des changements idéologiques et socio-religieux. Puis il revient à l'adaptation castillane pour dire qu'elle est marquée par ce processus.

C'est la nouvelle idéologie dominante, avec sa vision anti-courtoise, chrétienne et ascétique du monde et sa conception de la sexualité et de la femme comme les instruments du Diable qui expliquerait la censure qui a eu lieu dans l'adaptation. En conclusion, Van Beysterveldt fait de l'adaptation une sorte de symbole des valeurs réprimées de la Catalogne au cours du processus d'unification de l'Espagne: "Si el Roman de Jaufré ejemplariza lo que Cataluña pudiera haber sido en la formación de una grande y multifacética cultura hispánica, el Tablante nos confirma que no se ha realizado esta potencialidad histórica."

L'étude présentée par Madeleine Le Merrer (La célébration d ''Arles lou Blanc', ou la relation de la geste impériale par Bertrán Boysset, 11, 133-52) a plutôt le caractère d'une monographie que d'un article dans un recueil de mélanges. Nous la mentionnons ici à cause de son intérêt historique. Dans sa présentation, Madeleine Le Merrer circonscrit bien son sujet, le Roman d'Arles par Bertrán Boysset, une chronique de la ville d'Arles; elle en décrit la structure, le sens et la fonction politique. L'entrée de Charles IV dans Arles en 1364 pour s'y faire

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couronner et la fête qui a lieu apparaissent, dans l'orientation politique et religieuse de restauration de l'empire carolingien, en relation directe avec la compilation de Bertrán Boysset. En conclusion, Madeleine Le Merrer formule l'hypothèse que le texte du Roman d'Arles fut composé précisément à l'occasion de la venue de Charles IV et qu'il exprime la mentalité de la ville qui se donne en représentation.

En introduction à son travail {Le personnage de Frédéric II dans la poésie lyrique d'oc du XIIIe siècle, I, 31-44), Charles Brucker relève que, dans l'étude de la poésie lyrique occitane de type politique, "on accorde souvent une importance excessive aux contraintes stylistiques ou thématiques, ainsi qu'on sacrifie à certaines modes en matière de critique littéraire et valorise à l'excès le caractère mercenaire et, par conséquent, artificiel, voire fictif de cette poésie politique ".

En revanche, Brucker veut repenser le problème de l'actualité de la poésie lyrique politique et celui du rôle littéraire des références sociales et politiques. A cet effet, il a choisi le personnage de Frédéric II afin d'examiner l'attitude des troubadours du XIIIe siècle à son égard. Le corpus de Brucker consiste en vingt poèmes, datant de 1213 à 1269 (le dernier est postérieur à la mort de Frédéric II).

Brucker procède en deux étapes, d'abord sont analysés les poèmes négatifs, puis les poèmes
positifs, un cas intermédiaire étant représenté par le ¡a de far un sirventes attribué àGuilhem
Figueira.

Il ressort de l'examen de Brucker que plutôt que de refléter la vie politique, la poésie en cause révèle des valeurs éthiques relatives au comportement et au rôle de l'empereur tels qu'ils sont perçus dans la société contemporaine. De plus, les rapports personnels que les troubadours ont pu entretenir avec Frédéric II ne semblent pas avoir joué un rôle important dans leur attitude.

5. Actualisations.

Dans un article plein d'un humour et d'un enthousiasme contagieux, Fabienne Gégou ( Trobairitz' amorces romanesques dans les "Biographies"des troubadours, 11, 43-51) effectue des rapprochements surprenants entre les biographies des troubadours et certains ouvrages littéraires du XVIIIe siècle. Parmi ces rapprochements, celui entre la vie de Raimon de Miraval et Les liaisons dangereuses est particulièrement fascinant.

La motivation de l'article est l'oubli injuste dont sont victimes les trobairitz, et c'est pour mettre en valeur ces femmes que Fabienne Gégou essaie de retrouver leur personnalité et leur influence probables à partir des vies de troubadours comme Raimon de Miraval, Gaucelm Faidit et Uc de Saint-Cire.

L'interprétation que fait Alice Planche d'un poème de Raimbaut d'Orange (Texte à l'endroit, monde à l'envers. Sur une chanson de Raimbaut d'Aurenga: 'Arresplan la flor enversa', I, 213-26) est "actualisante" en ce sens qu'elle évoque parfois la lyrique du XIXe siècle. Mais son parti-pris est ahistorique: "A la fois spécifique et moderne, la profonde rhétorique médiévale touche à la poésie des profondeurs." L'argumentation devient assez polémique par endroits, par exemple: "(...) en un temps qui se plaît aux pures gymnastiques de l'esprit, jongleries de chiffres, lettres et mots, recherche, à la trace de Saussure, d'anagrammes incertaines", et: "Mais la canso 39 n'est pas un exercice de style. Selon notre jargon, elle "produit du sens"."

Après son interprétation très engageante, Alice Planche termine par des réflexions sédui-

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santés sur le travail de traduction (en français moderne) ou, comme elle dit, "la réécriture
poétique". A la fin de cette discussion est donnée une "translation" du poème analysé et
interprété dans l'article.

6. Utilisation de l'ordinateur.

La présentation de Peter F. Dembowski ( 'Mesura ' dans la poésie lyrique de l'ancien provençal, 11, 269-80) nous semble exemplaire pour les travaux lexicaux à l'aide de l'ordinateur. Dembowski réfléchit d'abord sur les problèmes de méthode concernant l'étude du vocabulaire de la poésie lyrique médiévale en général, et sur les moyens techniques modernes qui "nous facilitent un examen allant du mot au concept plutôt que l'inverse" en particulier.

Le Centre d'lnformatique de l'Université du Minnesota à Minneapolis a créé, sous la direction du professeur F.R.P. Akehurst, une collection de rubans magnétiques qui contiennent actuellement quelque 1600 poèmes lyriques provençaux (environ 65% du corpus connu), et grâce à la banque de données de ce centre, Dembowski a pu travailler sur le listing de toutes les occurrences de mesura. Dans les 1600 poèmes enregistrés, il n'y a que 99 occurrences de mesura. Certains exemples doivent en être éliminés, et l'échantillon représentatif se réduit ainsi à 92 exemples. De nombreux troubadours ne semblent jamais avoir employé le mot mesura.

Dans la suite, Dembowski présente une revue des occurrences retenues et groupées, et le résultat le plus intéressant est peut-être la discussion sur les expressions binômes (16 cas), dans lesquelles deux formes de la même classe morphologique sont accouplées dans les textes et traitées poétiquement comme des synonymes plus ou moins proches, par exemple sen e mesura et des binômes composés de mesura plus razo(n) ou mercé. La dernière catégorie présentée (14 cas) est celle où le mot mesura se trouve dans "toute une guirlande d'abstractions". Dembowski attire l'attention sur cette catégorie et les problèmes spécifiques qu'elle soulève pour la recherche future.

Un tel article, venant d'un esprit avisé, inspire confiance, car comme le dit très bien Dembowski
lui-même: "Libérés des longues heures du scrutin visuel, nous sommes en mesure de
nous concentrer sur le véritable problème de notre métier, à savoir sur l'intelligence du texte."

Marc Vuijlsteke (Raimbaut d'Orange 'Qi tais moti faijc'anc mais non foron dig cantan ' (éd. Pattison, ch. XVI, vv. 5-6; PC 389, 37), I, 339-50) a pu se servir de données quantitatives mises à sa disposition par le centre de Minnesota pour son examen de la prétendue "misère lexicale" (cf. Paul Zumthor) du lyrisme médiéval. Des analyses d'ordre statistique permettent de constater que cette misère est réelle, mais Vuijlsteke veut démontrer que l'emprise de la tradition sur les troubadours n'exclut pas la variation individuelle. Lesnéologismes et les mots appartenant au langage courant ou à un langage non lyrique qui se trouvent chez Raimbaut d'Orange sont discutés. "C'est à juste titre que Raimbaut peut se prétendre supérieur aux autres..."

Le directeur du centre de Minnesota, F.R.P. Akehurst, présente quelques observations sur le terme de joc-partit qui est relevé grâce à l'ordinateur dans 1190 poèmes de troubadours (The Computer Takes Up the Challenge: Thoughts on the 'Joc-partit', 11, 235-41). Sur trois pages, le printnut de l'ordinateur est reproduit tel quel.

Après l'analyse de ce choix d'articles remarquables par leur niveau de conscience méthodologiqueet
par l'intérêt global et la qualité de leur contenu, nous tenons à attirer l'attention sur

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Copenhague

certains articles importants d'ordre plus "classique".

Le recueil contient des éditions de textes critiques établies par Peter T. Ricketts (Le troubadour Palais: Édition critique, traduction et commentaire, I, 227-40), Jean-Claude Rivière (En prélude à une nouvelle édition de Pons de Capdoill: La chanson 'Us gais conortz me fai gajamen far' (PC 375, 27), I, 241-51); un poème avec notation musicale est édité par Marie- Claire Gérard-Zai (Édition d'une romance parodique occitane: 'L'altrier cuidai aber druda', 11, 53-63) et par Robert A. Taylor ('L'altrier cuidai aber druda' (PC 461, 146): Edition and Studyofa Hybrid-Language Parodie Lyric, 11, 189-201).

En plus de la présentation par Dembowski du concept de mesura mentionnée plus haut, nous relevons des études lexicographiques sur la générosité (Glynnis M. Cropp: L'expression de la générosité chez les troubadours, 11, 255-68) et la féodalité (W. Mary Hackett: Le vocabulaire de la féodalité dans 'Girart de Roussillon ', 11, 319-34) ainsi que des études spécialisées sur hbotanique (par Dafydd Evans, 11, 281-89) et les hydronomes (par Paul Fabre, 11, 291-307), même que sur les noms de la haie (par André Lanly, 11, 363-70). Ensuite, nous devons mentionner deux études du concept de saber, par Elizabeth Wilson Poe (The Meaning of 'Saber'in Raimon Vidais 'Abril issia', 11, 169-78) et Lowanne E. Jones ( 'Lo Saber'dans les quatre allégories occitanes du XIIIe siècle, 11, 81-92).

Certains articles traitent des différents aspects de la musique dans la poésie des troubadours(par
Marie-Henriette Fernandez, I, 81-86; Jean Maillard,l,l2l-30; Ulrich MÔ1k,1,131-42
Antoine Tavera, I, 301-12).

Enfin, trois articles sont de vrais "tours de force" philologiques: Douglas Kelly discute la tradition du procédé poétique de ïexaggeratio depuis l'Antiquité (Exaggeration, Abrupt Conversion, and the Uses of Description in 'Jaufré' and 'Flamenca', 11, 107-119) et deux spécialistes, Hans-Erich Keller ('Roland à Saragosse': Sa position dans la production rolandienne, 11, 93-106) et Aimo Sakari (Le 'somni'de Guillem de Saint-Didier, I, 253-64) reviennent sur leurs propres positions philologiques antérieures et les révisent en les développant.

Le dernier volume du recueil se termine par une bibliographie des travaux de Paul Remy (établie par Sabine Verhulst, 11, 435-41) qui, ainsi que la biographie qui lui est consacrée (par Patrick Collard, I, 3-5), nous semble témoigner avant tout de la grande ouverture d'esprit du savant regretté. Nous pensons avoir montré que bien des articles à sa mémoire méritent la même appréciation.