Revue Romane, Bind 22 (1987) 2Bevan, D. G.: Michel Tournier. Collection Monographique Rodopi en littérature française contemporaine. Amsterdam, 1986. 74 p.Michel Olsen
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C'est un fait que, pendant la dernière décennie, la littérature française est revenue aux vieux moules narratifs: on sait de nouveau raconter une bonne histoire; on semble s'intéresser au 'réfèrent', naguère négligé en faveur des systèmes signifiants ou de la production textuelle. Il serait facile de voir dans cette évolution un signe de la morosité des temps présents - et les critiques et penseurs qui le font ne manquent pas. Les écoles aussi brillent par leur absence et, dans un sens, cela est tout à l'avantage de la nouvelle littérature: du moins on est obligé de lire une œuvre pour en parler; il ne suffit plus de la placer. Mais, en attendant d'en voir surgir de nouvelles qui, du moins, dresseraient un bilan de la situation actuelle, le pessimisme est quelque peu contredit par la présence de quelques grands écrivains qui, tout en racontant le plus simplement du monde, dirigent aussi le regard du lecteur sur la manière de présenter la fiction et, partant, invitent à la réflexion. Michel Tournier est de ceux-là: il traite ou recycle des mythes plus ou moins courants; son œuvre est imprégnée de philosophie et, au plaisir de la lecture, suit tout naturellement l'interrogation: si, à la rigueur, pour Vendredi ou les limbes du Pacifique, le lecteur apporte un élément du dialogue nécessaire avec le texte: le mythe de Robinson qui lui donne un accès immédiat à une partie de 'l'argumentation narrative' de Tournier, au renversement de ce mythe, cela est loin d'être évident pour les autres romans. Le thème et le procédé de l'inversion, bénigne ou maligne et le mythe de l'ogre du Roi des Aulnes, le thème des jumeaux des Météores, la légende du quatrième Roi mage pointent en direction de cadres de référence qui ne sont pas entièrement apportés par le lecteur ni livrés par les textes ou par ce qu'en dit Tournier lui-même dans Le Vent Paraclet. Une présentation de l'œuvre de Michel Tournier était donc souhaitable et celle que nous a donnée D.G. Bevan remplit bien la fonction d'introduction qu'elle se propose. Dans l'introduction, l'auteur nous présente les évaluations contradictoires dont a fait objet Michel Tournier. Le premier chapitre.de la philosophie présente quelques thèmes majeurs de l'œuvre : solitude, sexualité, enfance, initiation et inversion. Par contre la première partie du chapitre, intitulée les phares est plus que succincte sur les philosophes qui ont inspiré Tournier; notamment j'aurais aimé en apprendre un peu plus sur le rôle de Spinoza. Suit un commentaire de l'œuvre, roman par roman (chapitre III), particulièrement consacré aux mythes inspirateurs. L'exposé est plein de remarques judicieuses, mais parfois il manque de perspective; dans le commentaire des Météores, il est très peu dit sur l'opposition entre les deux jumeaux, entre la mobilité et l'immobilité qui se superposent dans le double sens du titre (qui fait allusion aussi bien aux stables révolutions des corps célestes qu'aux phénomènes 'météréologiques' changeants: pluies, vents etc. Or, un thème pareil supporterait des développements aussi bien psychologiques que philosophiques. Dans le chapitre IV, nous trouvons des remarques sur les rapports avec le roman traditionnel, surla scatologie, l'humour et la sémiotique; par de nombreux exemples, l'auteur nous montre comment tout est renvoi, comment ces romans d'une écriture réaliste (le réfèrent est identifiable dans un monde que nous connaissons) sont en même temps un énorme réseau de correspondances, et j'ajouterais, souvent sous forme de rhizome. Dans la conclusion Bevan esquisse l'évolution que semble avoir parcouru l'œuvre de MichelTournier:
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le Vol du vampire p. 37) et vers la fragmentation narrative. Le dernier roman de Tournier, Ce petit livre est utile comme présentation, mais, sur bien des points, il me laisse sur ma faim. J'aurais aimé, dans le traitement des mythes et des apports philosophiques un esprit plus questionneur, et, au niveau proprement esthétique, il me semble que l'évolution si finement décrite pose nombre de problèmes: dans La Goutte d'or cette fragmentation existe, mais cela n'empêche nullement que l'auteur y place, en surimpression, un thème philosophique': rapport entre une civilisation de l'écriture et celle (la nôtre) de l'image: On peut y dégager aussi, si l'on préfère, un thème, voire une thèse sur le sort des immigrés dans la France actuelle. Les thèmes - ou thèses - ont tendance, à mon sens, à se détacher de la matière narrative, qui parfois est laissée pour compte, dans l'aléatoire de la trivialité; cela ne vaut pourtant pas pour les deux très beaux contes, insérés dans le roman, et cela donne encore raison aux prévisions de D. G. Bevan. Mais il aurait été passionnant de voir discuter un tel problème d'esthétique. Gardons-nous, après avoir échappé à la terreur de la théorie, de mourir de l'ennui du "c'est comme ça". Roskilde |