Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

L'ltalie et le mythe italien dans l'œuvre de Jules Lefèvre-Deumier

par

Maria Walecka-Garbalinska

Dans toute sa marginalité et son obscurité — et même grâce à elles - Jules Lefèvre- Deumier (1797-1854) est un témoin privilégié de l'italianisme romantique en France. La place que l'ltalie, à côté d'autres contrées, occupe dans la géographie romantique est une place hautement ambivalente. Fascinante par son appartenance au Midi, l'ltalie est souvent perçue et jugée selon les valeurs du Nord. Jules Lefèvre se heurte à cette contradiction au cours de son voyage italien au début des années vingt. Ses écrits inspirés par cette expérience montrent combien il était encore difficile, à ce moment de la formation d'une nouvelle conscience culturelle, de se ranger d'un seul côté de la fameuse opposition staêlienne. Entre la Modernité et l'Antiquité, entre la spontanéité et l'autorité, le choix lui fut pénible. L'ltalie, une certaine Italie, à laquelle Byron et le roman noir conféraient une aura de mystère et de fatalité, devint pour lui un terrain imaginaire privilégié pour vivre cette difficulté et nourrir sa mélancolie des contrastes produits par le choc de l'histoire et de la nature.

L'ltalie, envisagée en tant qu'appartenant au domaine de l'imaginaire et de l'écrit, c'est-à-dire en tant qu'italianité, est présente dans l'œuvre de Jules Lefèvre- Deumier selon deux modes différents de perception littéraire de la réalité: celui du Voyage et celui du Roman. Si dans le premier elle apparaît surtout comme espace du rêve et du regard et se traduit en mythes et émotions, dans le second, elle devient un instrument d'intelligibilité et possède, d'un côté, une signification idéologique, celle d'antithèse de la modernité et, de l'autre, une signification symbolique comme figure du destin dans la rivalité de l'artiste et du Créateur.

L'Italie du voyageur

En 1824 Jules Lefèvre se rend en Italie, le Childe-Harold sous le bras et le cœur rempli d'amers souvenirs d'une passion malheureuse. Byronien de la première heure, il tient un journal poétique publié partiellement sous le titre Tablettes d'un voyageur, et communique ses impressions dans les lettres à son frèrel. A Venise l'atteint la nouvelle de la mort de Byron qui lui inspire le poème intitulé Le clocherde Saint-Marc qui prêtera son titre au recueil de 1825, qui contient égalementles

Side 254

mentlesTablettes'2-. Au départ, ce voyage apparaît, conformément àla tradition, comme un véritable acte de lecture, quête de symboles et d'émotions codifiés par Corinne et, surtout, par Childe-Harold. Dans Critique littéraire, Lefèvre décritainsi son style de voyage:

Je ne suis jamais entré dans une ville d'ltalie sans connaître d'avance, mais de nom seulement, tous les lieux où devait s'arrêter ma curiosité. C'était alors un plaisir pour moi d'errer sans guide dans leur enceinte et de contempler tous les monuments dont je savais le nom, sans pouvoir leur en appliquer un. Je cherchais à le deviner à leur aspect, et à l'impression qu'ils me faisaient.

Le choix des lieux à visiter n'est point fortuit, ni imprévu, ni livré au hasard d'une flânerie sauvage, mais correspond à un itinéraire bien précis. Il passe par Venise, "Cybèle des mers", consacrée par le séjour et l'ode de Byron, par Pise - pour y méditer sur les tombeaux du Campo Santo "où tout parle du néant de l'homme et de ses vanités"4, par Ferrare, où l'auteur visite la prison du Tasse, pathétique victime du génie et de l'amour. A Rome, il contemple d'abord le Colisée au clair de lune pour se pénétrer de toute la poésie des ruines et imaginer, toujours comme Byron, les dernières pensées d'un gladiateur mourants. Il assiste à l'illumination du Vatican, spectacle immortalisé par Madame de Staël. Il faut aussi voir Naples car c'est "la patrie des géorgiques" et un "magnifique palais pour y loger le désespoir"6. A Naples le poète vit un de ces moments privilégiés où la réalité épouse le rêve: "On n'a plus besoin de deviner; c'est pour ainsi dire un rêve qui s'est fixé"7. Après, il ne reste qu'à faire l'ascension du Vésuve pour éprouver un frisson d'éternité et comprendre ce grandiose symbole du destin en sommeil, du sourd travail de l'histoireB. Le héros du roman de Lefèvre Les martyrs d"Arezzo monte sur le volcan comme l'auteur lui-même et comme tous les romantiques: avec la halte obligée à l'ermitage, les vers de Dante sur les lèvres9. Le souvenir littéraire et l'expérience existentielle se confondent, le tourisme et la littérature ne font qu'un dans le geste romantique de théâtralisation de la vie.

Parti pour l'ltalie avec tout un bagage de souvenirs littéraires, avec toute sa
culture classique de collège, le jeune poète voudrait transformer la souffrance de
l'amant trompé en ouvrage poétique qui assurerait sa renommée:

Et mes songes d'amour, que la cendre a couverts,
Vont tous se rallumer pour me dicter des vers. "

Mais, bientôt, devant la tombe de Virgile, le voyageur se rend compte qu'il reste
insensible à l'aspect de musée que présente le pays et qu'il n'arrive pas à atteindre
le niveau d'enthousiasme qu'exige de lui son idéal poétique:

Vainement, sur ce sol, trempé de poésie,
J'aspirais du trépied la sainte frénésie

Side 255

(...)
Rien n'a pu réveiller mon âme flasque et lourde;
Ma langue était muette, et ma lyre était sourde. *

L'expression lyrique de la déception, qui est peut-être le seul mérite des vers italiens de Lefèvre, renvoie à l'ambiguïté fondamentale du Voyage qui, loin de satisfaire un soi-disant besoin d'exotisme et de dépaysement, devient pour notre poète la recherche inavouée du même. Il n'est donc pas étonnant que ce n'est qu'une fois achevé, que ce pèlerinage retrouve son véritable sens. Car c'est alors qu'un mythe, après avoir été dangereusement mis à l'épreuve de la réalité, se réinstalle dans sa valeur de mythe:

Maintenant, écrit Lefèvre à son retour, retiré dans l'ombre d'un cabinet, quand je réfléchis à tout ce que j'ai vu, à ces contrastes frappants qui existent entre ce qui est et ce qui fut, j'éprouve l'émotion que j'attendais, que je cherchais, et que je n'ai point éprouvée. Je suis retombé absolument dans la même situation d'esprit que celle qui m'a fait entreprendre mon voyage.l2

La composition même du Clocher de Saint-Marc retrace ce drame d'une âme romantique. Il y a un contraste frappant entre le poème central et le groupe de poèmes appelé Tablettes d'un voyageur. Si le premier est une sérieuse entreprise poétique, sous les auspices de Madame de Staël citée en épigraphe, munie de Notes où l'auteur donne toutes les sources de ses images et de ses idées: Manzoni, Virgile, Dryden, Lucain, Byron, le second, beaucoup moins prétentieux, contient tout simplement une poignée de réflexions d'un voyageur qui n'éprouve plus le besoin d'épauler ses émotions par les citations des chefs-d'œuvre. Les Tablettes attestent l'échec de l'idéal de l'unité de la vie et du rêve, incarné par Bonaparte et par Byron, que Lefèvre se proposait de célébrer dans ses vers et d'imiter dans sa vie. Le voyage italien entraîne l'écroulement d'une pose romantique lorsque, au moment de la tempête au large de l'île d'Elbe, "l'enthousiasme éteint laisse arriver la peur"l3, lorsque, au pied du tombeau de Virgile, une fleur sauvage semble plus éloquente que le souvenir du poète, lorsque, au cours de la visite aux ruines de Pompe", dont le touriste cultivé se promettait des merveilles d'émotion esthétique, il avoue sa complète indifférence:

Débris, encore récents, d'une antique cité
(...)
Vous ne m'inspirez rien^

pour conclure qu'il a "tout vu comme un homme, et non comme un poète."ls Pour le voyageur "muet et glacé", qui promène sur un sol réputé poétique sa souffrance d'amant abandonné, l'ltalie, au lieu d'être une source d'inspiration créatrice, devient l'espace d'une expérience du cœur. Car c'est bien l'amant trompéqui empêche le poète d'adhérer aux significations culturelles retrouvées au

Side 256

cours du voyage et met en question le sens de ce voyage dans la mesure où il ne
peut lui apporter ni le bien qu'il cherche ni l'oubli.

L'image de l'ltalie chez Lefèvre semble ainsi déterminée par deux facteurs contradictoires: une tradition littéraire, toujours très pesante, et une sensibilité fort courante à l'époque. Le Voyage est notamment un état d'âme romantique par excellence, car il permet de vivre le contraste du rêve et de la réalité; la déception du Voyageur est une conséquence du dogme de l'insuffisance fondamentale du réel, dogme que Jules Lefèvre formule ainsi:

Tout semble se détruire à l'approche de l'homme. Il n'est rien dont il ne se désabuse. Il
n'y a pour nous de réel et de complet que ce qui n'est ni l'un ni l'autre.l 6

L'ltalie n'est elle-même que tant qu'elle n'est pas vue. Le regard du poète en fait un ailleurs. Naples est une belle ville parce qu'au lever du soleil elle fait penser à une cité orientale, au "rêve d'un poète arabe". L'ltalie remplit sa fonction lorsque le voyageur se croit en Orient. Les ruines de Pompé" ressemblent, à leur tour, à une ville pétrifiée de Cyrénaîque et, oubliant de jouir du spectacle identique qu'il a à sa portée, le poète se transporte en Afrique.

D'autre part, l'ltalie est un autrefois. Elle ne nourrit pas pourtant chez Lefèvre une nostalgie des origines, mais le désir d'une civilisation idéale. Elle s'identifie à la Rome ancienne et n'existe qu'au passé. C'est pourquoi l'ltalie contemporaine, qui a séduit tant d'autres écrivains, est pratiquement inexistante chez lui. Elle ne fait pas partie de la "vraie" Italie et, lorsque l'imagination n'arrive pas à l'anéantir, arrive la déception:

(...) à Rome, quelle sensation peut me faire éprouver le carrosse d'un Parisien sous les
arceaux du Colisée (...). Pour descendre dans le gouffre du passé, je n'ai point où attacher
mon échelle.

Cette ambivalence des émotions du voyageur cultivé amène à son tour chez Lefèvre la mise en relief de l'antinomie Nature/Culture, dont l'accusation paraît être une fonction bien établie de l'italianité chez les romantiquesl^. Une violette sauvage, un saule pleureur sur les ruines romaines, un coucher de soleil sur Naples se révèlent plus parlants pour le poète que les chefs-d'œuvre et les monuments. La lecture du grand livre de la Culture doit céder devant les simples émotions fournies par les spectacles de la Nature qui ne deviennent banals qu'une fois apprivoisés par la parole:

"J'eus beau répéter en moi-même que j'étais dans l'habitation du plus grand orateur de Rome, répéter ses sentences, m'élancer du présent dans la région des souvenirs, jamais je ne pus changer le cours qu'avaient pris mes idées. Cicerón n'était rien pour moi; le paysage qui m'entourait, les fleurs queje respirais, la lune qui n'éclairait, la mer que j'entendais, la nature était tout", se souvient-il 19.

Side 257

A la suite de Schlegel et de Madame de Staël, Lefèvre fait cependant une exception pour la basilique Saint-Pierre, "seul édifice humain qui (...) fait éprouver l'émotion qu'inspirent les ouvrages de la nature." Mais, même là, il a besoin d'une astuce de l'imagination pour se donner l'illusion de la nature: "en plaçant aux deux extrémités du Saint-Pierre des glaces, je crus voir un instant ce que j'imaginais: je vis un monument qui n'avait pas plus de limites que la nature (...)" 2^.

Lefèvre-Deumier ne va pas pour autant jusqu'aux conséquences ultimes du lieu commun de l'époque. L'ltalie en tant qu'antithèse du Nord dans le système de valeurs morales et esthétiques, en tant que frontière de civilisation, est presque absente chez lui. Il est vrai qu'il soupire comme tout le monde: "Oh, qu'il est bien plus doux d'être né sous les cieux du Midi /car/ l'homme est triste et rêveur dans nos climats du Nord"2l. Mais il ne verra jamais dans l'ltalien le substrat naturel de l'homme et même s'il lui apparaît comme un être d'instinct et de sensation, il n'y trouvera — à la différence des autres écrivains-voyageurs — rien d'attirant22. Il le repoussera, au contraire, dans l'animalité. La Nature — oui, mais l'homme naturel, c'est-à-dire vivant dans l'immédiat — non, car l'humanité est toujours pour Lefèvre du côté de la pensée, et l'émotion en relève aussi. C'est pourquoi lui, homme du Nord, n'a rien à envier au "berger hâve et nonchalant de ces contrées":

Quelle existence, me disais-je. L'occupation unique de cet être qui a l'air d'un homme se
borne à dormir à l'ombre (...) à regarder brouter l'animal (...) à tendre la main au voyageur
(...) Pense-t-il? 23

II considère les Italiens en général comme un peuple vil et dégradé, indigne de ses fiers ancêtres. Son image d'un Italien oisif, indolent, licencieux, est encore celle de l'âge classique. Il en arrive même à souhaiter la disparition soudaine de "la poussière qui sable l'ltalie"24 et qui le distrait de la pensée de la grandeur des Romains:

Si l'ltalie eût été entièrement dépeuplée par une épidémie, et qu'il me fût permis d'y pénétrer, j'y trouverais des émotions que je n'ai pu y trouver que rarement, et à de longs intervalles. Je ne serais point importuné dans mes pensées par cette foule bourdonnante qui s'agite sur des ruines comme des vers sur un cadavre.2s

Jules Lefèvre adhère par là tout à fait à l'opinion libérale et philosophique, selon laquelle l'ltalie est un pays décadent et une nation sans dignité, incapable de se constituer en société2^. Mais il n'est pas du tout tenté d'inverser les signes et de faire un bien d'un mal. Il n'y a pas de place chez lui pour la figure du sympathique lazzarone ni celle du génie sauvage27. Au contraire, les valeurs exaltées chez l'ltalien par un Balzac ou un Stendahl: vitalité, violence, passion, constitueront dans Les martyrs d'Arezzo l'arrière-fond négatif sur lequel se détacheront des figures d'hommes exceptionnels qui n'ont rien puisé dans leur sol natal, parce qu'ils ont tout reçu d'en haut.

Side 258

L'Italie du romancier

Envisager l'ltalie dans la perspective du Roman, c'est poser la question de la fonction de l'italianité dans la structure de l'univers romanesque. Or, dans Les martyrs d'Arezzo (1839) l'ltalie fournit aussi bien le cadre géographique et historique que les figures de la plupart des protagonistes. L'action du roman se passe dans la seconde moitié du quatorzième siècle et ce moment historique est assez fortement caractérisé grâce à l'accent mis sur l'anarchie politique, les rivalités des princes, la puissance de l'Eglise. Dans le domaine intellectuel, Lefèvre donne comme trait dominant de l'époque son intérêt pour le monde surnaturel, s'exprimant, par exemple, dans les conceptions hérétiques des fraticelles, et la popularité du thème du jugement dernier dans les arts. On voit tout ce qu'une telle disposition des accents a de partial et combien elle est déterminée par les préoccupations illuministes du romantisme et son obsession de l'épopée chrétienne. Les personnages historiques évoqués dans le roman appartiennent presque tous à une même catégorie: Boccace, Pétrarque, Taddeo Gaddi. Seul Cola di Rienzo, qui incarne la tentation de l'action, n'est pas un artiste. Les deux protagonistes principaux, Spinello d'Arezzo et Benedetto Ceceo, sont l'un peintre et l'autre poète de génie.

Le roman retrace l'itinéraire spirituel de ces deux jeunes Italiens qui ont tous deux reçu le "don fatal" du génie, qui les condamne à la solitude, aux tortures de l'imagination et à une mort violente, seule délivrance possible du réseau de contradictions où les place l'implacable destin2**.

Le génie artistique se développe en Spinello au fur et à mesure qu'il fait le portrait de la fille de son maître et que l'amour pour Béatrix entre dans son cœur. Le succès de son tableau est immédiat et immense. Spinello reçoit alors la commande d'orner l'abside de l'église locale de fresques représentant la Chute des anges rebelles. Il imagine un Lucifer "foudroyant de beauté" et ayant les traits de sa bien-aimée. La présence hallucinatoire de ces deux figures, qui se superposent dans son esprit, le conduit au bord du délire. Même après avoir terminé son travail, Spinello n'arrive pas à se libérer de son obsession. Il cherche à la secouer en se dévouant aux pestiférés de la ville, en acceptant d'autres commandes, en s'engageant dans l'activité politique, en se réfugiant dans un monastère. Rien n'y fait et sa gloire croissante est la preuve de sa condamnation. En proie à ses visions, il trouve la mort dans les vagues.

Autant Spinello reste insensible à la gloire qui le suit à travers toute l'ltalie, autant son ami Benedetto la recherche, tout en la méprisant. La vie du jeune poète et ses rapports avec la société sont marqués par le souvenir de son père, brûlé par l'lnquisition pour hérésie. Blasphémant Dieu et détestant ses semblables, Benedettotravaille fiévreusement à sa grande épopée du Jugement dernier dans laquelle

Side 259

il se fait ange exterminateur et juge de l'humanité. Benedetto n'obtiendra jamais la renommée qu'il voudrait rejeter dans un geste de défi et de vengeance à la sociétéqu'il méprise. Il finira par se convertir, se fera ermite et périra dans une éruption du Vésuve, en tendant à Spinello, dans un dernier espoir de forcer la mémoire de la postérité, le manuscrit achevé de son poème.

On voit bien que c'est une Italie complètement réinventée et recomposée par rapport à celle du Voyage qui est utilisée ici pour les besoins de la mise en scène du drame romantique du génie maudit et révolté. L'italianité nous semble remplir dans le roman deux fonctions, correspondant à ses deux aspects: symbolique et critique.

L'ltalie du quatorzième siècle sert, surtout, à authentifier la tragédie du génie. C'est pourquoi non seulement les personnages principaux du roman, mais aussi quelques écrivains italiens célèbres, apparaissant dans des épisodes significatifs, sont tous présentés comme des martyrs, des incompris, des solitaires. Pétrarque, dont la "voix s'est enrouée à souffler sur des morts" et qui, ayant désespéré de se faire écouter en tant que prophète de la république, en est arrivé "à cadencer des soupirs, à tresser des sonnets"29; Boccace est, dans l'interprétation du romancier, un auteur grave et mélancolique, le contraire du joyeux libertin qu'on a voulu voir en lui. Dans ses récits, "même les plus gais", il ne trouve "qu'un parti pris de prendre la vie en plaisanterie: ce qui est peut-être le comble de l'amertume "3o.

Un tel point de vue entraîne une transformation significative du paysage italien. Les villes et les sites qu'on voit défiler dans le roman ont tous un caractère impersonnel et le pittoresque est strictement banni des descriptions. Le narrateur se plaît, au contraire, à souligner l'aspect désertique et l'atmosphère funèbre des régions traversées par ses héros. Aux environs de Sienne, "la nature apparaît de toutes parts aride et desséchée, ravagée par le temps, comme une âme où le chagrin a promené sa charrue"3l, Rome "s'élève, comme une île de pierres, au milieu d'une mer de ruines (...), cité, qui n'est elle-même qu'une tombe ou un cadavre"32. Naples n'est pas "cette ville de mollesse et des plaisirs (...), qui dort au soleil en respirant des fleurs" mais devient une "cité d'affliction, où se lamentent les morts, où la douleur, d'une voix rauque, parle, en criant, toutes les langues."33 Voilà une image assez particulière de l'ltalie de la Renaissance, mais le narrateur affirme qu'il n'y a de paysage que celui de l'âme :

On serait souvent tenté de croire à cette téméraire philosophie, qui assure qu'il n'y a rien
d'existant que la pensée. C'est elle qui crée ce qu'elle contemple. Elle est comme la lumière,
dont les jeux fantasques métamorphosent à tout instant le paysage (...).

L'ltalie du quatorzième siècle, peinte dans le roman en tant que terre des passions
politiques et religieuses déchaînées, des hérésies, des révoltes populaires, de la

Side 260

peste, est censée représenter le "cirque du monde", où le Créateur jaloux jette le génie. Pour Lefèvre-Deumier, la malédiction de l'artiste n'est pas une malédiction sociale, elle a une origine plus profonde, métaphysique, due à la nature même du génie. Les malheurs et les persécutions qui accablent l'artiste - qu'ils viennent des autres, de l'organisation sociale ou de sa propre imagination - ne sont que des manifestations de cette malédiction originelle qui est le prix de son pouvoir créateur par lequel il veut se mesurer avec Dieu. Le roman tout entier se laisse lire, en effet, en tant qu'illustration et développement de cette théorie que l'auteurformule de la façon suivante:

(...) tout homme porte en lui une part de Dieu, son âme: et sitôt qu'il veut la traduire
sous une forme humaine, incarner en l'exprimant, il lui faut subir le sort du Christ. C'est
la crucifier, que de vouloir la rendre.3s

C'est la raison pour laquelle les circonstances extérieures du "martyre" subi par Spinello et par Benedetto n'ont, par elles-mêmes, aucune importance; elles ne sont que des instruments dans la main de Dieu, qui punit l'artiste de l'usurpation sur sa puissance créatrice. L'ltalie historique et géographique devient ainsi un simple prolongement de l'âme qui est le vrai théâtre du drame en question. C'est pourquoi, dans les moments culminants, lorsqu'il monte le plus près du ciel, l'artiste de Lefèvre s'affranchit symboliquement de toutes les servitudes de l'histoire et de la matière. Spinello affronte son destin sur le Saint-Gothard, au sommet du Vésuve en flammes, sur un rocher dominant la mer dans le golfe de Naples. Ces ascensions abolissent les dimensions spatio-temporelles et mettent en relief le caractère métaphysique du débat. Dans cette perspective la référence à l'ltalie prend le sens d'une neutralisation du pittoresque. L'ltalie devient un non-temps et un non-lieu où se tourmentent les malheureux élus du ciel.

Mais d'autre part, à la fin des années 1830, le cadre italien favorise, impose presque, la critique de la France contemporaine. En effet, les digressions et les commentaires du narrateur prouvent que Lefèvre-Deumier était sérieusement inquiété par l'évolution de la société française vers un matérialisme outrancier et le mépris des valeurs spirituelles érigé en système. C'est pourquoi l'auteur exploite les valeurs traditionnelles attachées à l'italianité lorsqu'elle fonctionne en tant qu'antithèse de la modernité et brosse l'image d'une Italie idéale, patrie des artistes, espace de la création facile, qui se concilie mal avec le sort qu'y subissent les protagonistes du roman.

Le triomphe de Cimabuë à Florence, une exposition de peinture profane dans une église, le mécénat aristocratique et ecclésiastique sont évoqués dans Les martyrs d'Arezzo pour prouver le respect dont jouissaient autrefois les créations du génie et amener cette réflexion amère:

Side 261

On ne s'occupe maintenant de rien, qu'à faire de l'or avec de la boue, et vice versa. Nous
ne comprendrons pas sans doute qu'un portrait ait mis toute une ville en émoi (...). Cela
est aussi vrai pourtant que nos exploits de banque et nos méditations d'usurier.36

L'intensité de la vie spirituelle au quatorzième siècle fait ressortir l'indigence morale
et intellectuelle d'une époque "de petitesse et d'égoisme", d'un "siècle (...)
où l'on n'estime que ce qui produit"37.

Une tension significative, qui est à l'origine de l'interprétation paradoxale de l'italianité dans le roman, s'établit entre sa fonction symbolique et sa fonction critique. Une tension analogue existe, également, dans le cadre même de son exploitation critique: l'ltalie comme contre-image de la France s'oppose à l'ltalie en tant qu'image de la France. La difficulté éprouvée par Benedetto de s'adapter à un ordre social et idéologique établi renvoie directement à la réalité française contemporaine, telle qu'elle fut ressentie par la majorité des écrivains. L'ltalie sombre, déchirée, hérétique, maudite, dont nous avons parlé plus haut, rappelle, d'autre part, l'atmosphère générale sous Juillet, avec ses révoltes sanglantes, son choléra, ses polémiques.

Que l'ltalie du Voyageur ne soit pas tout à fait celle du Romancier s'explique aussi par le laps de temps qui sépare ces deux appréhensions du pays et de son mythe. La déception que Lefèvre rapporte de son voyage, tout en étant révélatrice de sa propre personnalité, de son incapacité de jouir esthétiquement autrement que de façon médiate, marque aussi un moment du développement du mythe italien chez les romantiques. En faisant son voyage italien en 1824, Lefèvre est encore presque exclusivement occupé de monuments et de sites, de ruines et de tombeaux. Il ne paraît pas du tout sensible à la vie italienne, cette vie plus naturelle, plus libre qui, une dizaine d'années plus tard, fascinera Georges Sand, Stendhal, Balzac. L'intérêt porté aux mœurs, à la vie quotidienne, à l'aspect du pittoresque appartient, incontestablement, à une étape postérieure de l'italianité romantique. Mais, en 1839, l'auteur des Martyrs d'Arezzo n'a pas pu, malgré sa tendance esthétisante dans le traitement du thème du génie malheureux, ne pas tenir compte de la dimension idéologique de l'italianité. Il existe, cependant, un trait commun profond - qui semble résister au temps et aux modes - de ces deux images du pays. C'est la présentation de l'ltalie comme un non-lieu: un lieu à ne pas visiter, espace de dangereuses confrontations pour le poète débutant en quête d'inspiration; un lieu dont le romancier efface l'identité propre pour en faire le décor infernal d'une action symbolique.

Maria Walecka- Garbalinska

Uppsala

Side 262


Notes

1. Plusieurs fragments en prose datant de ce voyage ne furent publiés que dans le recueil posthume de Critique littéraire, Paris, Firmin-Didot, 1896. Certains d'entre eux sont des traductions avouées de Byron.

2. Le recueil en question ne fut jamais réimprimé. Nous citerons d'après l'édition originale: Le clocher de Saint-Marc, poème, suivi d'une ode sur la mort de Bonaparte, et de divers fragments, par M. Jules Lefèvre, Paris, Urbain Canel, 1825. Toutes les autres références, sauf indication contraire, se rapportent à l'édition posthume des Œuvres de Jules Lefèvre-Deumier, Paris, Firmin-Didot, 1884-1897. Pour le byronisme de Lefèvre, cf. E. Estève, Byron et le romantisme français, Paris, Hachette, 1907, pp. 184-191.

3. Critique littéraire, op. cit., pp. 345-346. Cf. ib., p. 283: "C'est le cœur encore brûlant des belles pages de Corinne que j'abordais dans ce pays." Notre auteur possédait en outre une solide culture classique et, tout jeune homme, s'amusait à traduire et à imiter Virgile, qui restera toujours un de ses auteurs préférés. Polyglotte, il connaissait aussi l'italien et lisait dans i'original Pétrarque, Boccace et le Tasse. "Aucun de nos poètes novateurs n'avait tant lu ni mieux lu que lui", reconnaît Sainte-Beuve dans les Portraits contemporains, Paris, 1869-1871, t. 2, p. 251. Son intérêt pour l'ltalie et sa littérature n'avait rien d'un engouement passager. Dans son recueil de 1842 Les Vespres de l'Abbaye du Val paraît un long poème intitulé Les pèlerins de Sorrente, dont la figure principale est celle du "pauvre Torquato, illustre malheureux". Encore dans les années cinquante il écrira des études biographiques et critiques sur des auteurs italiens, rassemblées, après sa mort, dans l'important recueil de Célébrités italiennes qui forment le tome 12 dans l'édition Firmin-Didot.

4. Critique littéraire, op. cit., p. 339.

5. "Le Colisée au clair de lune", ib., pp. 327-329 et "Le cirque", ib., pp. 306-309.

6. Les martyrsd'Arezzo, t. 2, p. 298 et 296.

7. "Le Vésuve", dans Critique littéraire, op. cit., p. 303.

8. Id.

9. Cf. U. Mengin, L'ltalie des romantiques, Paris, Pion, 1902, pp. 15, 87, 201.

10. "La Tombe de Virgile", dans Poésies, Paris, au comptoir des imprimeurs unis, 1844, p. 179.

11. A/., p. 181.

12. Dans Critique littéraire, op. cit., p. 286.

13. Le clocher de Saint-Marc, op. cit., p. 165.

14. 7d.,pp. 181-182.

15. /</., p. 183.

16. Critique littéraire, op. cit., p. 303.

17. W., p. 285.

18. Cf. M. Crouzet, Stendhal et l'italianité. Essai de mythologie romantique, Paris, J. Corti, 1982, p.71.

19. Critique littéraire, op. cit., p. 312.

20. Id., p. 307.

21. Id., pp. 304-305.

22. Cf. Crouzet, op. cit., p. 76 p. ex.: "L'ltalie est donc voisine de l'originel sinon du substrat fauve de l'homme: au reste, tant de convergences et d'influences le montrent, Stendhal n'est pas le seul à situer dans une étrange et attirante liberté de nature l'ltalien."

Side 263

Résumé

Dans l'œuvre de Jules Lefèvre-Deumier, la présence de l'ltalie s'inscrit dans deux perspectives différentes, à savoir celle du Voyage et celle du Roman. Dans la première, l'ltalie et Yitalianité revêtent surtout un aspect visuel et onirique, tandis que dans la seconde, elles assument la fonction d'instrument de connaissance et de compréhension. La présente étude essaie d'explorer l'itinéraire parcouru par l'écrivain qui part à la recherche du rêve et de la sensation, et qui crée un espace romanesque dominé par la signification idéologique (antithèse de la modernité) et la signification symbolique (rivalité de l'artiste et du Créateur).



23. Critique littéraire, op. cit., p. 309.

24. Les martyrs d'Arezzo, t. 1, p. 123.

25. Critique littéraire, op. cit., p. 285.

26. "Liberté" en tant que prise de conscience d'un peuple par lui-même est un critère de jugement politique fréquent chez Lefèvre-Deumier. Il amène l'opposition significative Suisse/ Italie, très accentuée dans Les martyrs (p. ex. t. 2, p. 132). Son culte de Napoléon fut sans doute aussi pour quelque chose dans une telle vision politique de l'ltalie. Ainsi, il trouve raisonnable de la part d'un Foscolo d'avoir espéré que Napoléon "pourrait bien songer quelque jour à faire un seul et unique royaume de l'ltalie, seul moyen de redonner un air de peuple à ces ruines de nation", Célébrités italiennes, op. cit., p. 160.

27. Sur l'idée d'art naturel, en tant qu'expression immédiate du moi, propre aux peuples méridionaux, cf. Crouzet, op. cit., pp. 91-92.

28. Le thème du génie malheureux constitue également le fil conducteur des quatre études des Célébrités italiennes, où Lefèvre-Deumier se penche sur des auteurs peu connus ou mal jugés par les contemporains: Vittoria Colonna, Ugo Foscolo, Jérôme Vida et Torquato

29. T. l,p. 85.

30. T. 2, p. 180.

31. T. 2, p. 273.

32. Id.,p. 254.

33. Id.,p. 303.

34. Id.,p. 128.

35. Id., p. 80.

36. T. 1,p.64.

37. T. 2, pp. 99 et 312.