Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Les possessions inaliénables dans les constructions objet

par et

Marie-Odile Junker

France Martineau

0. Introduction

Parmi les structures syntaxiques susceptibles de contenir des possessions inaliénables
en français, les constructions objet présentent la particularité de se distribuer
assez régulièrement en deux classes:

(1) Classe 1: SNI V SN2
ex: Jean lève la tête.

(2) Classe 2: SNI se V SN2
ex: Jean se brosse les dents.

Dans les deux cas, le complément d'objet désigne une partie du corps du sujet: la tête et les dents sont celles de Jean, c'est-à-dire que l'objet direct est partiellement coréférent du sujet. Ce qui distingue les deux constructions, c'est que dans (1) la coréférence s'établit sans le clitique réfléchi se. Dans (2), le réfléchi est nécessaire; on ne dit pas:

(3) *Jeanj brosse les dentsj.

Il est bien connu qu'en anglais, ni l'une ni l'autre des constructions n'est possible
sans employer le déterminant possessif:

(4) a. *John raises the head/John raises his head.
b. *John brushes the teeth/John brushes his teeth.

L'étude la plus récente sur la question (Guéron, 1985), faisant suite à toute une tradition (voir section 1), propose que la différence entre le français et l'anglais relève d'un paramètre de PRO-inclusion, en d'autres termes des propriétés de l'article défini qui est analysé comme une anaphore pronominale en français. Pour les langues similaires au français, il est proposé que les marques de genre et de nombre sur l'article soient des signes de l'existence du paramètre PRO-inclusion.Nous pensons qu'une telle perspective est inadéquate (section 1); c'est pourquoinous examinerons en détail les propriétés des deux types de constructions (classe (1) et classe (2)) en français (section 2) et (section 3). Nous verrons que ces constructions reflètent une correspondance entre syntaxe et sémantique que

Side 195

l'on retrouve dans d'autres langues que le français: l'italien, l'espagnol et l'allemand(section

1. Les études traditionnelles et transformationnelles

Les études traditionnelles abordent le problème des possessions inaliénables sous l'angle du contraste entre l'article défini et le possessif. Qu'on en juge d'après les titres des chapitres: "L'article jouant le rôle de possessif", "Concurrence de l'article et du possessif" (Le Bidoiset Le Bidois, 1971: 47-48); "Les possessifs et l'article" (Brunot, 1953: 153-155). En substance, il y est dit que l'article est employé avec les substantifs désignant des parties du corps quand "il n'y a pas de doute sur la personnalité du possesseur" (Wagner et Pinchón, 1962: 86), ou que "le rapport n'a pas besoin d'être fortement marqué" (Brunot, 1953). Ainsi, Hatcher (1944 b) consacre un article à l'alternance: "il me prend le bras"/ "il prend mon bras" (cf. aussi Hatcher, 1944 a). Cette perspective qui fait l'unanimité dans les grammaires continue d'être adoptée par des linguistes comme Guéron (1985) dont l'analyse se fonde sur les propriétés anaphoriques du déterminant défini en français. Le déterminant défini serait une anaphore ausenschomskyen, c'est-à-dire un élément lié dans sa catégorie gouvernante, sans référence indépendante; cette anaphore créerait une chaîne lexicale entre le déterminant défini et le possesseur de la partie du corps.

Nous pensons que cette façon d'aborder le problème des possessions inaliénables
est inadéquate pour les raisons suivantes:

a) En réduisant le problème à une distribution complémentaire article/possessif,
on confond deux classes de verbes. En effet, (sb) et (6b) occultent la différence
de construction entre les deux verbes, illustrée par (sa) et (6a):

(5) a. Il tend les mains,
b. Il tend ses mains.

(6) a. Il se brosse les dents,
b. Il brosse ses dents.

Dire que le clitique réfléchi sert à marquer la possession ou que l'article peut être
anaphorique n'explique en rien pourquoi on n'a ni (7) ni (8):

(7) *Jean se lève la tête, (au sens de (1))

(8) *Jean brosse les dents, (au sens (2))

b) Une telle perspective suggère une analyse où la construction avec le réfléchi (cf. (2), (6)) est l'équivalent d'une phrase possessive, c'est-à-dire une analyse où (9a) peut être issu de (9c) ou du moins associé à (9c). Or, comme l'a montré Kayne (1975), (9a) n'est pas issu de (9c) mais bien de (9d) où le bras et à moi sont deux compléments du verbe bien distincts:

Side 196

(9) a. Il me prend le bras.
b. Il prend mon bras.
c. Il prend mon bras à moi.
d. Il prend le bras à moi.

De plus, nous proposons que (9a) et (9d) relèvent plutôt d'une relation d'inclusion alors que (9b) et (9c) relèveraient d'une relation d'appartenance. L'inclusion se distingue de l'appartenance en ce que la première induit toujours l'inaliénabilité de la possession, alors que la seconde insiste sur le caractère aliénable de la possession. On pourrait d'ailleurs réserver le terme de "possession" aux relations aliénables, les inaliénables étant plutôt "inclus" ou "partie de...". Les langues comme l'anglais qui n'ont que des possessifs dans les constructions objet direct avec "possession inaliénable" n'ont pas cette nuance qui consiste à mettre en valeur la relation d'inclusion aux dépens de la relation d'appartenance (ex.: John raiseshis hand).

c) Dans les analyses transformationnelles, la syntaxe de ces constructions atteint une complexité peu compatible avec les objectifs de simplicité que se fixe la théorie. Jaeggli (1982: 36-40) pose l'existence d'un rôle thématique spécial qui serait le "possesseur inaliénable", assigné au clitique. Outre le problème qui consiste à allonger indéfiniment la liste des rôles thématiques, notons que l'analyse de Jaeggli ne mentionne même pas la construction (1). Guéron, en admettant comme prémisse que le déterminant défini est une anaphore, est contrainte d'introduire un appareil compliqué de catégories vides et de rôles-thêta primaires et secondaires... (cf. section 3.2). Et cependant les constructions comme (1) sont traitées à part (réanalysées en Forme Logique comme un verbe "intransitif"). Or (10) montre clairement que la possession inaliénable ne tient pas uniquement aux propriétés du déterminant défini:

(10) a. Ilj a levé un piedj/ une mainj.
b. Edgarj sej lava soigneusement une oreillej, puis l'autrej.

Quelle que soit la construction (du type de (1) comme (10a) ou de (2) comme
( 10b)) les parties du corps introduites par l'article indéfini sont celles des SN sujets.

2. Deux constructions semantiquement identiques

2.1 Passivation

L'impossibilité de passiver le verbe est une propriété de nos deux types de constructions à possession inaliénable: (1) lever la main et (2) se laver les mains. Dans la phrase passive, la seule lecture possible est celle où la partie du corps ne réfère pas au complément d'agent. Soit les exemples suivants empruntés à Burston (1979:155):

Side 197

(11) a. Jean a levé le drapeau.
b. Le drapeau a été levé (par Jean).

(12) a. Jean a levé la main.
b. *La mainj, a été levée (par Jeaiij ).

(13) a. Sa sœur a haussé le prix.
b. Le prix a été haussé (par sa sœur).

(14) a. Sa sœur a haussé les épaules.
b. * Les épaulesj ont été haussées (par sa sœurj).

Les constructions coréférentielles comme (12b) et (14b) sont impossibles. Les
exemples (12, 14) sont de la classe (1). On observe le même phénomène pour la
classe (2):

(15) a. Les infirmières se sont essuyé le front.
b. *Le frontj a été essuyé (par les infirmièreSj).
c. Les infirmières ont essuyé le front du malade.

Si (15b) est correct, c'est comme passif de (15c), c'est-à-dire "quand la partie du
corps n'est pas identifiée avec le sujet verbal" (Burston, 1979).

2.2 Modification par un adjectif

Le syntagme qui contient la possession inaliénable ne peut pas être modifié par
un adjectif descriptif; ceci est une propriété commune aux deux classes: (1) lever
la main et (2) se laver les mains. Soit les exemples:

(16) *Jeanj lève la belle mainj.

(17) *Ellej ferme les beaux yeux bleusj

(18) *Elle s'est brossé les dents jaunes.

(19) *Jean se lave les belles dents.

La modification du SN objet par un adjectif descriptif rend agrammaticales les constructions à possession inaliénable. Remarquons que cette contrainte est liée au sens des inaliénables, puisque les deux types de constructions n'acceptent pas de modification adjectivale. Il suffit qu'un adjectif descriptif modifie le SN objet pour détruire la lecture inaliénable. (20) se lit sans coréférence entre Jean et la belle main :

(20) Jean¿ lève la belle main: (de la marquise).

Par contre, si la qualité attribuée par l'adjectif est restrictive au lieu d'être descriptive,
la lecture inaliénable est possible (21):

(21) a. Elle bouge la lèvre inférieure.
b. Jean remue le petit doigt (= l'auriculaire).
c. Elle lève la main droite.

(22) a. Jean se mord la lèvre inférieure,
b. Jean se lave le petit doigt.

Side 198

On pourrait décrire ce phénomène de la façon intuitive suivante: si la qualité attribuée par l'adjectif fait en sorte que le syntagme vérifie des propriétés strictes d'inclusion, alors la modification adjectivale confirme la "possession inaliénable" au lieu de l'altérer comme dans les autres cas; en (22a), "la lèvre inférieure" est inclus dans "la lèvre" qui est inclus dans "Jean".

2.3 La relation d'inclusion

Nous pensons qu'on peut expliquer la relation de "possession inaliénable" dans
les deux types de constructions, illustrées en (23) et (24), comme une règle d'inclusion
entre les arguments du verbe (25) 2:

(23) SNj V SN2: Jean lève le bras, (classe (1))

(24) SNj se V SN2'- Jean se lave les mains, (classe (2))

(25) SN2 cSNI:SN2 est inclus dans SNI

Cette relation d'inclusion est préconstruite dans nos schémas conceptuels. C'est
notre connaissance du monde, du domaine extra-linguistique, qui nous permet
d'évaluer la relation existant entre les entités.

Comme nous l'avons souligné dans la section 1, l'inclusion se distingue de l'appartenance en ce que la première est comprise a priori comme une relation inaliénable entre deux objets: la partie du corps SN2 est consubstantielle de SNI qui est le tout. Nous proposons que toute construction objet syntaxiquement bien formée doit être évaluée par la question en (26). La lecture de "possession inaliénable" pourrait être interprétée comme le résultat d'une réponse positive à la question suivante:

(26) Y a-t-il une relation d'inclusion entre les arguments du verbe?
(i) Si non, il n'y a pas de lecture de "possession inaliénable", ce qui
n'exclut cependant pas une relation d'appartenance,
(ii) Si oui, il y a une lecture de "possession inaliénable" qui est établie
entre les arguments du verbe.

Nous allons voir que cette perspective a l'avantage de rendre compte de différentes propriétés des "possessions inaliénables". Prenons le cas où la réponse à (26) serait : SN2 4 SNI, par exemple (27a). Le possessif est alors nécessaire pour construire la relation d'appartenance (27b) et la modification par un adjectif descriptif ne pose pas de problème (27c):

(27) a. Jean agite le mouchoir.
b. Jean agite son mouchoir.
c. Jean agite le/son petit mouchoir jaune.

Si, au contraire, la réponse à (26) est SN2 e SNI, on obtient par exemple (28a).

Side 199

Le possessif a pour effet de rajouter, sur la relation d'inclusion préconstruite, une relation d'appartenance. Dès lors, (28b) s'interprète comme un effet de style insistant sur la relation d'appartenance. La modification par un adjectif descriptif est impossible, sauf si la relation d'appartenance est exprimée par le possessif (28c):

(28) a. Jeanj agite le brasj.
b. Jean agite son bras.
c. Jean agite *la belle main/sa belle main.

3. Deux types de constructions

3.1 Coréférence

Nous avons vu que le sens de nos deux constructions dépendait d'une relation d'inclusion entre SNI et SN2. Les deux constructions diffèrent cependant dans la manière dont s'établit la relation entre la partie du corps et le corps. Pour la classe (1), un lien se fait entre l'argument interne du verbe et l'argument externe, selon la terminologie de Williams (1981). On trouve les contextes syntaxiques suivants dans la classe (1):

(29) a. Julie lève la main: V + cod
b. Julie rejette la tête en arrière: V + cod + locatif
c. Julie claque les talons/claque des talons: alternance cod/coi
Julie remue les doigts de pied/remue des fesses.

Pour tous les exemples en (29), la relation d'inclusion est la suivante

(30) argument interne c argument externe.

Les constructions de la classe (2) peuvent être rapprochées du cas des datifs étendus
(cf. Ledere, 1976). Soit les exemples:

(31) Paul luij a cassé le brasj.
SNI SN3 SN2

(32) Paul sj'est cassé le brasj.
SNI SN3 SN2

Ici la coréférence s'établit entre les deux arguments internes; le bras est celui de
lui dans (31), et il est celui de se, c'est-à-dire de Paul en (32). Pour ces exemples,
la relation d'inclusion se fait de la façon suivante :

(33) argument interne SN2 c argument interne SN3.

Pour l'exemple (32), le clitique se établit la relation avec l'argument externe; cette relation est établie syntaxiquement alors que la relation entre le clitique datif lui/ se et l'objet direct est spécifiée par (26). Remarquons que la relation d'inclusion semble pouvoir rendre compte des possessions inaliénables dans des constructions prépositionnelles 3 :

Side 200

(34) a. Pierre luij colle un pansement sur le brasj. SNI SN3 SN2 SN4 b. Pierre sej colle un pansement sur le brasj. SNI SN3 SN2 SN4

Pour les exemples en (34), la relation d'inclusion se fait de la façon suivante:
(35) argument interne SN4 c argument interne SN3.

Ceci nous permet de préciser les conditions d'application de la règle d'inclusion. Pour un verbe bivalent (comme coller) accompagné d'un datif étendu, la procédure d'évaluation des arguments se fait entre les arguments internes. Ceci est aussi vrai pour les verbes de la classe (1) avec un datif étendu (ex.: Jean lui¡ ferme les yeux¿). Ce n'est que lorsqu'il n'y a qu'un seul argument interne que la règle d'inclusion tient compte de l'argument externe (classe 1).

Pour un verbe trivalent (comme donner) qui a une position dative dans sa structure lexicale, ce que Leclère (1978) désigne comme un datif lexical, la relation entre les arguments dépend de l'orientation exprimée par le sens du verbe. Dans (36), le bras est celui de Paul, l'argument externe:

(36) Paul¿ lui donne le bras¿.

Il semble donc que la relation d'inclusion doive s'appliquer, pour les verbes trivalents,en
fonction de l'orientation sémantique du verbe4.

3.2 Une analyse lexicale, syntaxique, ou sémantique?

Bien que la plupart des études examinent la distribution complémentaire article/
adjectif possessif, on trouve différentes explications pour rendre compte de l'existence
de nos deux structures syntaxiques.

Pour Zubizarreta (1985), les structures de la classe (1) doivent être considérées comme lexicalement intransitives. Elle propose que les constructions de la classe (1) soient spécifiées dans le lexique: un verbe comme lever aurait dans sa structure lexicale un indice référentiel qui coréférerait le SN partie du corps à l'argument externe:

(37) (Zubizarreta, 1985, p. 272)
lever (i) arg, arg
<_SN>
(ii) argj, article, + partie du corps
<_SNi>

La représentation (ii), exprimant la possession inaliénable, serait idiomatique et
propre aux verbes qui dénotent un "mouvement interne", d'où la présence de
cette propriété dans le lexique. Dans une entrée lexicale comme (37),Zubizarreta

Side 201

se contente d'indiquer que le verbe lever peut sous-catégoriser un SN objet partie du corps qui est alors coréférent avec l'argument externe du verbe. Elle ne spécifiecependant pas les restrictions sur ce SN objet (cf. la section 2.2 sur les SN modifiéspar un adjectif qualificatif). On peut d'ailleurs se demander comment son analyse peut rendre compte du fait qu'un même verbe peut se trouver dans une construction pour laquelle la relation inaliénable est établie soit directement (classe 1) (38a) soit indirectement par l'intermédiaire du clitique se (classe 2) (38b):

(38) a. Jean relève la tête/*relève les cheveux/croise les bras/ouvre les yeux.
b. Jean *se relève la tête/se relève les cheveux/se croise les bras/s'ouvre les veines.

Pour rendre compte de (38), les entrées lexicales de relever, croiser et ouvrir
devraient être compliquées en spécifiant une liste des différents SN acceptables
dans l'une ou l'autre construction.

Une autre critique que nous ferions à l'analyse de Zubizarreta est qu'elle rapproche
la classe (1) des expressions idiomatiques comme casser la croûte. Une
fois de plus, l'analyse est fondée sur la substitution d'un possessif:

(39) a. Jean lève la main = sa main.
b. Les enfants cassent la croûte = leur croûte.

Ce n'est pas parce qu'on peut substituer un possessif dans les deux cas, qu'il faut en déduire que toutes les constructions de la classe (1) sont des expressions idiomatique ss. On trouve d'ailleurs des expressions idiomatiques dans nos classes (1) et(2)6:

(40) a. Jean perd la tête (classe (1)).
b. Jean se casse la tête (classe (2)).

La question des expressions idiomatiques est indépendante de celle des possessions inaliénables; il existe des expressions idiomatiques avec des possessions inaliénables (40) comme il en existe sans possession inaliénable (39b); les expressions idiomatiques, quelles qu'elles soient, sont sans doute inscrites dans le lexique. De même que pour des phrases sans possession inaliénable, (26) produirait pour (39b): la croûte $ les enfants. Par contre, (26) produit pour (39a): la main cJean.

La faiblesse de l'analyse de Zubizarreta est de ne pas tenir compte de la relation entre le verbe et ses arguments et d'accorder trop d'importance au lexique pour expliquer les structures de la classe (1). Elle reconnaît pourtant une distinction sémantique entre les deux classes. On peut alors se demander pourquoi la grammaire devrait rendre compte de deux façons différentes de ces deux classes, surtout lorsque l'explication lexicale est dépendante de la contrainte sémantique.

Guéron (1985) analyse d'abord les constructions de la classe (2). Elle remarque
que la phrase (41) semble violer le critère-thêta qui stipule qu'un SN ou une chaîne

Side 202

ne peut recevoir qu'un seul rôle-thêta (cf. Chomsky (1981) et (1982)) puisque se
et les dents auraient chacun un rôle-thêta:

(41) Jean se brosse les dents.

Il lui faut donc modifier le critère-thêta en introduisant deux types de rôles-thêta: primaire et secondaire; en Forme Logique, une chaîne ne peut recevoir qu'un seul rôle-thêta primaire. En (41), les dents reçoit le rôle-thêta primaire "Thème" et se reçoit le rôle-thêta secondaire "But". La chaîne liant les dents à se est licite car elle ne présente qu'un seul rôle-thêta primaire.

L'analyse au moyen d'une chaîne lexicale ne rend pas compte des constructions
de la classe (1). Selon Guéron, la phrase (42) devrait être agrammaticale car
la chaîne contient, à première vue, deux rôles-thêta primaires:

(42) Jean lève le bras.

Pour maintenir son analyse, Guéron spécifie qu'en (42) une règle entraîne l'absorption du rôle-thêta de l'objet par le verbe. Cette règle réanalyse le verbe et son complément comme un seul verbe en Forme Logique. Elle ne modifie pas la structure syntaxique mais le SN objet perd son statut indépendant et ne peut plus être lié. La distinction entre les classes (1) et (2) que propose Guéron (1985) doit de plus être contrainte sémantiquement. La réanalyse en Forme Logique est restreinte à des V + SN qui expriment un geste ou un mouvement naturel; dans le cas où l'activité est complexe, c'est la chaîne lexicale entre se et le SN objet qui doit exprimer la possession inaliénable. On peut cependant se demander à quoi sert la règle de réanalyse de Guéron s'il existe déjà une contrainte sémantique pour distinguer les deux classes.

Le problème fondamental des analyses de Zubizarreta (1985) et de Guéron (1985) est le fait que les contraintes sémantiques sont reléguées au second plan alors que ce sont elles qui sont à l'origine des distinctions syntaxiques. Burston (1981: 133) s'est cependant attardé à l'étude des contraintes sémantiques dans les possessions inaliénables. Pour lui, si l'activité dénotée par le verbe est perçue comme affectant extérieurement la partie du corps, le verbe sera réfléchi; sinon, il sera non-réfléchi. Nous pensons que c'est dans cette direction qu'il faut analyser nos deux classes syntaxiques.

3.3 Une règle sémantique relationnelle: "auto- V-able"

Nous croyons que la distinction essentielle entre les deux classes est sémantique et que cette distinction a des conséquences syntaxiques. Afin de rendre compte des classes (1) et (2), nous proposons (43). La classe (1) résulte de (43a) et la classe (2) de (43b):

Side 203

(43) Soit SN2 c SNI : SN2 est-il auto-V-able?
a. Si SN2 est auto-V-able, alors SNI V SN2.
b. Si SN2 n'est pas auto-V-able, alors SNI se V SN2.

En (43), étant donné une relation d'inclusion entre SN2 et SNI, la structure SNI V SN2 est utilisée si le SN2 partie du corps peut être compris comme capable d'accomplir l'action verbale initiée par SNI. L'objet SN2 aurait une propriété intrinsèque, définie par le sens du verbe que nous énoncerions comme "être auto-Vable". C'est ainsi que dans la phrase (44a), la main est auto-levable, c'est-à-dire que le mouvement de la main est perçu comme pouvant se produire sans l'intervention directe d'un autre facteur. Le cerveau de Jean intime l'ordre à la main de se lever. C'est l'interprétation totale de la phrase qui donne l'impression qu'elle se comporte comme une structure intransitive; la structure syntaxique demeure cependant transitive de même que la structure sémantique. La même interprétation se retrouve aussi dans les autres phrases en (44):

(44) a. Jean lève la main. b. Jean agite la main. c. Jean avance la tête. d. Jean hausse les épaules.

Si l'objet de SN2 n'a pas la propriété définie par le test auto-V-able, alors la lecture
inaliénable est exclue:

(45) Eltej bouge les yeuxj/ la mainj/ la têtej/*les cheveuxj.

De même, (43) rend compte de (46):

(46) ? Jean se lève le bras.

Le bras est auto-levable et l'ajout du clitique se crée un effet d'emphase. L'emploi de se pour une structure de la classe (1) détruit l'interprétation auto-V-able et oblige le locuteur à interpréter l'action comme faisant intervenir un contrôleur "extérieur". (46) pourrait signifier: "Le bras de Jean a perdu son autonomie motrice et il doit le lever de force".

Pour les verbes de la classe (2), il est nécessaire d'utiliser la structure avec le clitique se qui permet de lier SN2 à SNI. C'est ainsi qu'en (47a), Jean doit agir sur ses dents pour que celles-ci soient brossées car elles ne sont pas auto-brossables. Jean doit utiliser sa brosse à dents pour les brosser mais les dents ellesmêmes ne peuvent pas effectuer l'action et doivent simplement la subir. Les autres phrases en (47) doivent être analysées de façon similaire. On ne peut pas attribuer aux objets SN2 de propriétés intrinsèques liées au sens du verbe. Les cheveux ne sont pas "autocoupables", ni les mains autolavables, ni les bras autopinçables:

Side 204

(47) a. Jean se brosse les dents /*Jean; brosse les dents:.
b. Jean se coupe les cheveux /*Jeanj coupe les cheveuxj.
c. Jean se lave les mains /*Jeanj lave les mainsj.
d. Jean se pince le bras /*Jeanj pince le brasj.

La classe (1) est plus restreinte que la classe (2); en fait, cela est une conséquence de la règle (43). La règle (43) impose une contrainte sémantique sur la classe (1); cette contrainte est définie de telle sorte qu'il ne peut exister qu'un ensemble plus ou moins grand de SN2 pouvant être auto-V-ables pour un verbe donné. La classe (2) fait appel à une .ègle syntaxique très productive qui utilise le clitique se pour marquer la relation entre les deux arguments. Les deux classes sont limitées sémantiquement.

La règle (43) définit une contrainte sémantique très générale qui s'inscrit dans un modèle où la sémantique consiste en structures conceptuelles pertinentes pour l'analyse syntaxique. Ici, la règle s'énonce à l'aide des éléments de la structure syntaxique (V, SN): SN2 est-il auto-V-able? La sélection des éléments V et SN dépend des relations de sens entre le verbe et ses actants. Le schéma (48) illustre le fonctionnement des règles interprétatives (26) et (43):

(48) Jean lève la main / Jean se brosse les dents


DIVL3615

La classe (1) se distingue de la classe (2) par la notion auto-V-able; le SN2 est compris comme étant auto-V-able s'il apparaît dans une structure de la classe 1 et comme ne l'étant pas s'il apparaît dans une structure de la classe (2). Dans la phrase Jean se lève la main, le SN la main est auto-levable et c'est donc l'emploi d'une structure de la classe (2) qui rend cette phrase bizarre. Enfin, dans la phrase

Side 205

Jean brosse les dents, le SN les dents doit être compris comme n'étant pas une
possession inaliénable de Jean pour que la phrase soit acceptable.

4. Questions connexes

4.1 Neutre / moyen

On observe qu'on obtient l'interprétation neutre, au sens de Ruwet (1972), lorsque le SN objet de la classe (1) se trouve en position sujet d'une construction réfléchie (49b). Par contre, on obtient une interprétation moyenne lorsque le SN objet de la classe (2) se trouve dans la même position (50b):

(49) a. Jean lève la main.
b. La main de Jean se lève, (neutre)

(50) a. Jean se brosse les dents.
b. Les dents de Jean se brossent, (moyen)

Cette distinction entre la classe (1) et la classe (2) est régulière. Les structures neutres sont généralement considérées comme ne faisant pas intervenir d'agent implicite, contrairement aux structures moyennes. Il est alors normal que ce soient les SN de la classe (1), c'est-à-dire des entités objet d'un verbe qui définit au moins partiellement leurs propriétés (auto-V-able), qui donnent lieu à une interprétation neutre, alors que ce sont les SN de la classe (2), sans la propriété intrinsèque définie par le verbe, qui donnent lieu à une interprétation moyenne. La notion auto- V-able qui envisage la relation entre le sens du verbe et le sens des arguments semble être une notion qui ne se limite pas aux possessions inaliénables.

4.2 Autres langues

L'italien, l'espagnol et l'allemand présentent comme le français des constructions à possession inaliénable. Les analyses qui opposent le français (ou ces trois langues) à l'anglais partent toujours de la comparaison entre l'emploi du défini et du possessif dans ces langues. Nous pensons que la différence entre ces langues et l'anglais, en ce qui concerne les possessions inaliénables, pourrait provenir de l'existence du clitique réfléchi: se (français), si (italien), se (espagnol) et sich (allemand). Ces quatre langues présentent en effet les deux structures de base (classe 1 et classe 2) qui permettent de construire des "possessions inaliénables":

Français:

(51) a. Jean baisse la tête,
b. Jean se lave les mains.

Italien:

(52) a. Gianni abassa la testa,
b. Gianni si lava le mani.

Side 206

Espagnol:

(53) a. Juan baja la cabeza,
b. Juan se lava las manos.

Allemand:

(54) a. Johan schùttelt den Kopf.
b. Johan wascht sich die Hànde.

Pour l'anglais, au contraire, ces constructions sont impossibles:

(55) a. *John shakes the head.
b. * John washes himself the hands.

On s'attend à ce que les possessions inaliénables présentent dans ces langues des propriétés similaires à celles du français7. Ebert (1982) observe par exemple qu'en allemand la partie du corps ne peut pas être modifiée par un adjectif descriptif. On ne sera pas étonné de ce que ce soient les mêmes verbes, accompagnés des mêmes SN, qui se retrouvent dans la classe (1) pour ces langues. La même régularité s'observe pour la classe (2). Ceci plaide en faveur d'une analyse sémantique telle que nous l'avons proposée. Il serait intéressant d'analyser de façon plus détaillée le rôle du clitique réfléchi datif afin de déterminer dans quelle mesure nos deux types de constructions sont comparables à celles que l'on retrouve dans ces langues.

Il semble donc que plusieurs langues utilisent les mêmes notions sémantiques (inclusion, auto-V-able) pour établir la relation de possession inaliénable. On peut se demander pourquoi il existe une contrainte sémantique qui distribue les possessions inaliénables en deux classes et quelle valeur a cette distinction pour les langues en question.

5. Conclusion

Nous voudrions, pour conclure, insister sur la perspective qui a guidé notre analyse. Les structures à possession inaliénable doivent être traitées indépendamment des structures possessives. Ces dernières sont construites dans le langage au moyen de marqueurs de possession morphosyntaxiques. La possession inaliénable renvoie à des notions sémantiques préconstruites (relation partie-tout, inclusion) qui se manifestent dans le langage à travers des structures qui ne sont pas propres à la possession inaliénable (en particulier si l'on accepte de traiter la classe (2) comme un cas de datifs étendus). On retrouve les mêmes structures syntaxiques pour exprimer autre chose, ce qui n'est pas le cas des marqueurs possessifs.

Parmi tous les concepts existants, il s'agit de sélectionner ceux qui sont pertinentspour
la grammaire; la relation d'inclusion semble être l'une de ces notions
sémantiques, qui, si elle est déterminée par des facteurs extra-linguistiques variablesselon

Side 207

blesselonles langues, reste une notion clairement préconstruite dans nos schémas conceptuels. La règle sémantique "auto-V-able" correspond à des éléments de la structure syntaxique, et ce, dans des langues aux propriétés syntaxiques apparentées(langues à clitique réfléchi). Le recours à des règles sémantiques comme (26) et (43) qui mettent enjeu une structure conceptuelle pertinente, semble (et nous espérons l'avoir montré) avoir plus de validité que les analyses proposées jusqu'à ce jour pour les mêmes phénomènes.

Marie-Odile Junker et France Martineau

Ottawa



Notes

1. Une autre lecture de (1) est également possible: le SN2 peut être compris comme une partie du corps d'une autre personne. (i) Jean a relevé la tête (de la marquise).

2. On peut rapprocher cette relation de la relation métonymique. Dans les exemples classiques de métonymie (boire un verre, une bonne bouteille) la "partie" qui est symbolisée par le "tout" n'est pas arbitraire, mais doit constituer un élément essentiel et "inaliénable" de la relation qu'elle symbolise, dans un contexte culturel donné (Zribi-Hertz, 1978). Bien entendu, il n'y a pas de métonymie dans les structures SNI V SN2 et SNI se V SN2 mais la relation qui existe entre SNI et SN2 s'apparente à celle qui est à l'origine de la métonymie: SN2 est consubstantiel de SNI.

3. Que faire cependant de: Jeanj caresse Marie du doigtj vs. Jean caresse Mariej dans le dosj. où la valeur de la préposition semble orienter la coréférence.

4. Pour une étude plus spécifique des datifs et de la possession inaliénable, voir Herslund (1983).

5. Pour le problème de l'utilisation des expressions idiomatiques dans les analyses linguistiques, voir Ruwet (1983).

6. Souvent un verbe de la classe (1) est idiomatique dans la classe (2): (i) a. Julie remue les pieds, (classe 1) b. Julie se remue les méninges, (idiomatique: la classe 2) (ii) a. Jean tourne la tête, (classe 1) b. Jean se tourne les pouces, (idiomatique: classe 2)

7. Ce qu'on entend par "possession inaliénable" ou "inclus dans" peut varier d'une langue à l'autre. Selon les contextes culturels, la sphère de la personne est plus ou moins étendue. En espagnol, le chapeau ou les chaussures semblent en faire partie, puisqu'on a les structures

(i) Se quit<s el sombrero/los zapatos.

Levy-Bruhl (1914), cité par Ebert( 1982), observe aussi que dans une langue mélanésienne, les puces sont considérées comme des possessions inaliénables.

Side 208

Remerciements

Nous tenons à remercier nos informateurs: Susan Bincoletto pour l'italien, Anne E. Simon pour l'allemand et Antonio Avila pour l'espagnol. Nous voudrions aussi remercier Paul Hirschbûhler, Anne Ruchette, Richard Kayne et Martin Riegel pour leurs commentaires sur des versions antérieures de cet article. Ce travail a été subventionné par la bourse de recherches n° 410-83-0333 attribuée à Paul Hirschbfihler par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et par une bourse doctorale du Fonds F.C.A.R. attribuée à France Martineau.

Side 209

Résumé

Le présent article examine et décrit deux constructions concurrentes du français qui contiennent des possessions inaliénables (SNI V SN2/SNI se V SN2). Il est montré que la perspective de la distribution déterminant défini / déterminant possessif, qui continue d'être l'approche d'analyses transformationnelles récentes, est inadéquate pour rendre compte des possessions inaliénables. Deux règles sémantiques sont proposées: la première rend compte de la relation inaliénable elle-même alors que la seconde rend compte de la distinction entre les deux constructions. Les données montrent que l'existence de ces deux constructions semble être caractéristique des langues à clitique réfléchi datif, tout au moins en ce qui concerne le français, l'espagnol, l'italien et l'allemand.

Références

Brunot, F. (1953). La pensée et la langue. Masson: Paris.

Burston, J.L. (1979). "The Pronominal Verb Construction in French". Lingua, voi. 48, 147-176.

Burston, J.L. (1981). "Body Parts in French, The Détermination of Identity". IRAL vol
XIX, no. 2, 129-136.

Chomsky, N. (1981). Lectures on Government and Binding. Foris: Dordrecht.

Chomsky, N. (1982). Some Concepts and Conséquences of the Theory of Government and
Binding. Foris: Dordrecht.

Ebert, K.H. (1982). "The Definite Articles with Inalienables in English and Germán". Dans
F.W. Lahner et Edwin A. Hopkins (éds) The Contrastive Grommar of English and Germán.
Karoma Publishers: Ann Arbor. Michigan: 64-75.

Guéron, J. (1985). "Inalienable Possession, PRO-Inclusion and Lexical Chains." Dans J.
Guéron, H.G. Obenauer et J.Y. Pollock (éds) Grammatical Représentation. Foris: Dordrecht:

Herslund, M. (1983). "Le datif de la possession inaliénable". Revue Romane, numéro spécial
24. Copenhague: 99-115.

Jaeggli, O. (1982). Topics in Romance Syntax. Foris: Dordrecht.

Hatcher, A.G. (1944a). "Il tend les mains vs il tend ses mains" Studies in Philology (Chapel
Hill), vol. 41, 457-481.

Hatcher, A.G. (1944b). "Il me prend le bras vs il prend mon bras". Romanie Review, vol.
XXXV, no. 2, 156-164.

Kayne, R. (1975). French Syntax. MIT Press: Cambridge Mass.

Le Bidois, G. et R. Le Bidois (1935-38). Syntaxe du français moderne. 2 vols. Picard: Paris.

Leclère, C. (1976). "Datifs syntaxiques et datif éthique". Dans J.C. Chevalier et M. Gross
(éds) Méthodes en Grammaire française. Klincksieck: Paris: 73-96.

Leclère, C. ( 1978). "Sur une classe de verbes datifs". Langue Française, vol. 39, 66-75

Ruwet, N. (1983). "Des expressions idiomatiques". Revue Québécoise de Linguistique, vol.
13,n0. 1,9-145.

Wagner, R.L. et J. Pinchón (1962). Grammaire du français classique et moderne. Hachette:
Paris.

Williams, E. (1981). "Argument Structure and Morphology." The Linguistic Review, vol. 1,
81-114.

Zribi-Hertz, A. ( 1978). "Economisons-nous: A propos d'une classe de formes réflexives métonymiques
en français." Langue française, vol. 39, 104-128.

Zubizarreta, M.L. (1985). "The Relation between Morphophonology an Morphosyntax.: The
Case of Romance Causatives". Linguistic Inquiry, vol. 16, 247-289.