Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Attribut et prédication. A propos de Martin Riegel: L'adjectif attribut. Paris, P.U.F., 1985.

Mats Forsgren

La complémentation nominale en français a été l'objet, pendant les deux dernières décades, de bon nombre d'études à visées différentes, et dont les auteurs sont souvent Scandinaves: Carlsson 19661, Persson 19742, Olsson 19763, Bartning 1976, 1984 a-c, 19854, Waugh 19775, Forsgren 19786, Erikson 19807, Wilmet 19868, pour n'en mentionner que quelquesunes. Parmi celles-ci, les études de Carlsson, Persson, Waugh et Forsgren concernent uniquement le groupe épithétique, alors que celles d'Olsson et d'Eriksson ont comme objet un ou plusieurs aspects de l'attribut (Bartning s'occupe des deux constructions). L'absence d'un traitement global de l'attribut sautait pourtant aux yeux. Le présent ouvrage de Martin Riegel est donc venu combler cette lacune. La limitation indiquée par le titre, à savoir la concentration sur la forme "canonique" de l'attribut, c'est-à-dire l'adjectif, n'exclut pas pourtant des observations sur les autres unités du paradigme attributif: les noms, les participes, les infinitifs, les syntagmes prépositionnels et les phrases subordonnées.

L'objectif de Riegel est en effet double: premièrement, dans la mesure où il est possible de fournir une définition proprement linguistique de la notion d'attribut, examiner si l'ensemble des phénomènes repérés est suffisamment homogène pour être traité dans une seule et même catégorie. Deuxième objectif: une description particulière des constructions ou la fonction d'attribut est assumée par un adjectif (Introduction). Ainsi, l'étude de Riegel s'articule selon trois parties principales: la définition de la notion d'attribut et discussion du paradigme des constructions attributives; les propriétés référentielles et prédicatives de l'adjectif attribut du sujet; la syntaxe de l'adjectif attribut du sujet.

Dans une Première Partie, Riegel discute d'abord les définitions grammaticales de l'attribut. Qui dit définition dit critère, et Riegel en dégage les trois grands types qui ont prévalu à différents degrés: critères sémantiques (l'attribution d'une qualité, le rapport d'inhérence), morpho-syntaxiques (le pivot verbal copulatif, l'accord), syntaxiques (la réécriture du syntagme verbal, les propriétés transformationnelles de l'attribut (p. 18)). Le survol historique traite aussi bien les approches psychologisantes (Sèchehaye, Damourette & Pichón, Galichet), que les analyses formelles (les règles de réécriture de la grammaire transformationnelle), et contient un aperçu étoffé de l'analyse logique de Port-Royal, analyse qui reprend la théorie aristotélicienne de la phrase attributive (sujet, attribut et action d'affirmer l'attribut du sujet).

Ayant constaté, quant aux définitions modernes, qu'une définition sémantique pure n'est possible qu'au prix d'une trop grande généralité et d'une hétérogénéité syntactico-sémantique problématique (voir p. ex. celle de J. M. Zemb), et que, d'autre part, les définitions syntaxiques pures ont comme résultat des groupements dont les catégories particulières n'ont pas toujours un comportement syntaxique (propriétés transformationnelles) homogène, Riegel adopte luimême(p. 33) comme base opératoire une définition syntaxique non restreinte de l'attribut: la structure SNo-copule-X (élément attributif); or, sa description sera en essence - et il le dit ailleurs (p. 14, p. 34 et p. 43) - une grammaire de la prédication, une grammaire à base sémantique, car, et on ne saurait formuler la chose mieux que Riegel, "...c'est précisément parce que la sémantique investit les structures syntaxiques que le libre jeu de la combinatoire

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syntaxique se trouve restreint d'autant. Ce conditionnement sémantique explique les nombreusescontraintes
sélectionnelles et les sous-catégorisations impossibles à formuler en termesproprement
syntaxiques" (p. 43).

L'outillage conceptuel nécessaire à cette composante sémantique de base comprendra entre autres les notions "expression référentielle" et "expression predicative", à propos desquelles Riegel souligne, à la suite de Strawson, qu'elles établissent en premier lieu non pas deux types d'expressions, mais deux fonctions que des expressions peuvent remplir. Ainsi, une seule et même expression peut être ou bien référentielle, ou bien predicative:

Napoléon était le plus grand soldat français.
Le plus grand soldat français était Napoléon.

où le syntagme nominal le plus grand soldat français est une expression predicative dans le
premier cas, référentielle dans le second.

Le deuxième chapitre de la Première Partie traite du paradigme des constructions copulatives. Le premier membre de la structure SNo-copule-X, à savoir le sujet, est laissé sans commentaires (la question des sujets indéfinis sera traitée plus loin, dans la Deuxième Partie). Avant de passer à l'essentiel du chapitre, l'élément X, Riegel discute la fonction de la copule (entre autres sa prétendue "vacuité sémantique") en écartant bien entendu l'emploi existentiel du verbe être. Nous sommes en mesure de fournir un frappant exemple authentique, où nous trouvons les deux être coordonnés:

Un chapon, il est de Noël et de Bresse ou il n'est pas (L Express 3/1-86, p. 66)

Toutefois, l'interprétation de est dans // est tard et II est l'heure comme un être existentiel,
p. 46, nous semble assez discutable.

Les analyses logiques classiques discernaient plusieurs predicables différents, considérés comme véhiculés par la copule: inhérence d'une qualité à un sujet {Pierre est sage), appartenance à une classe (Pierre est un homme), inclusion (les mammifères sont des vertébrés), appartenance-possession (ce livre est à moi), matière (son bracelet est en or), localisation temporelle (nous sommes en 1983) et spatiale (il est à Paris), équivalence (le cercle est le lieu des points...). Riegel, lui, préfère ramener ces predicables à quelques catégories générales: les propriétés (le roi est chauve), les types (ce meuble est un vaisselier), la localisation spatiale et temporelle, y compris la catégorie d'appartenance. Le trait [locatif] est d'ailleurs pris par Riegel, à la suite de J. M. Anderson (The Grommar ofCase, 1971), comme un des deux dénominateurs communs de tous les éléments X, à côté du trait [statif 1 (Pierre est dangereux vs Pierre tousse en ce moment).

Que de toute façon le prédicat locatif et le prédicat caractérisant ne soient pas sans certaines
affinités, voilà qui est bien démontré par Riegel à l'aide des exemples suivants:

Pierre est dans un bureau [= est (un) employé], mais son frère est un ouvrier.
John est le président des Etats-Unis, et son frère est au Sénat.
Il n'est pas encore étudiant: il n'est qu'en classe de première.
Il (est/se sent) chez lui [- est à l'aise| à Paris.
Il n'est plus en prison, il est libre.

Selon Riegel, les expressions "authentiquement locatives" en question "s'avèrent sporadiquement
aptes à exprimer les autres types de prédicats du paradigme des constructions copulatives"
(p. 64).

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Nous croyons pour notre propre compte que ces prédicats doivent s'analyser sur deux niveaux: au niveau de la phrase, les syntagmes dans un bureau, au Sénat, en classe de première, en prison sont "authentiquement" locatifs, et si leur interprétation, au niveau de l'énoncé, devient caractérisante, c'est par voie d'inférence, approximativement d'après un schéma comme le suivant:

Pierre est dans un bureau:

a) au niveau de la phrase: prédicat locatif ou, en glose logicisante:
DANS UN BUREAU (Pierre)

b) au niveau de l'énoncé: grâce au contexte d'énonciation - le locuteur est en train de décrire des personnes; son intention est peut-être de répondre à la question Que fait Pierre / dans la vie /? - et à la signification de la phrase, DANS UN BUREAU (Pierre), l'interlocuteur en infère le sens de l'énoncé, à savoir "Pierre TRAVAILLE dans un bureau".

Ainsi, pour nous, le prédicat locatif n'est pas l'hypéronyme du prédicat de propriété, il s'agit de deux types différents de prédicats (dans une étude en cours sur l'apposition, notre modèle prédicatif comprend trois types: le prédicat identifiant (équivalence référentielle dans les termes de Kleiber), le prédicat attributif (avec les sous-types p. classant et p. caractérisant) et le prédicat locatif).

Pour Riegel, les constructions copulatives font preuve de caractéristiques syntaxiques ei sémantiques qui sont plus ou moins constantes d'une construction à l'autre, et il répond ainsi par l'affirmative à la première question posée dans l'introduction: ces constructions constituent une catégorie linguistique homogène. Par la suite, il va se concentrer sur I'"archétype", l'adjectif attribut, traité dans les deux parties restantes du livre.

Les adjectifs réfèrent-ils? La question, on le sait, ne date pas d'hier. Nominalistes, réalistes, aristotéliciens (comme les grammairiens de Port-Royal), et, plus tard, les linguistes, lui ont donné différentes réponses. Dernièrement, Georges Kleiber (1981)" a fait brillamment le point des différentes théories référentielles, même si on peut émettre des réserves quant à sa décision de garder la notion et le terme "référence" à la fois pour certaines propriétés des lexèmes (référence non propositionnelle) et pour l'acte langagier effectué par le locuteur (référence propositionnelle). Une distinction terminologique comme celle opérée par Lyons: dénotation des lexèmes au niveau de la phrase versus référence effectuée par le locuteur à l'aide de syntagmes nominaux, au niveau de l'énoncé, nous semble plus appropriée, ne seraitce que parce qu'elle évite la confusion.

Riegel, lui, après une profonde discussion des catégories substantif, adjectif et noms de propriété, arrive à la conclusion que les adjectifs et les noms de propriété constituent une seule catégorie référentielle, et que, partant, ils réfèrent, même s'ils se caractérisent par une "dépendance référentielle" (courageux et courage, dans Pierre est courageux et Le courage de Pierre ne réfèrent que par l'intermédiaire du nom "référentiellement autonome" Pierre et sont, avec le terme de Quine (Word and Object, 1960) "syncatégorématiques"). Les arguments?Le premier en est qu'un mot comme sage, de par son sens codé renvoie forcément à autre chose que lui-même (par contre, une séquence comme *sige, dépourvu de sens, est inapteà tout usage référentiel (p. 70)). Cette argumentation présuppose un signe d'égalité entre signification (le fait de signifier quelque chose) et référence; or, on peut se demander ce qu'on gagne avec cet élargissement de la notion de référence. Mieux vaut, à notre sens, garder ce terme pour l'acte langagier qui consiste à placer une entité (sans engagement ontologique sur

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l'existence, réelle ou non, de celle-ci) dans une position référentielle de la phrase, une conceptionplutôt
searlienne de la notion de référence.

Autre argument: la possibilité de vérifier empiriquement les phrases synthétiques du type SNo-être-Aàj (Socrate est sage) prouve, selon Riegel, que l'expression est sage "réfère" à une réalité extra-linguistique. Si elle prouve quelque chose, c'est selon nous qu'il y a un réfèrent (Socrate) qui possède certains attributs (dont celui de sagesse) qui peuvent être prediques de lui. Donc, pour que l'énoncé puisse être déclaré vrai, il faut qu'il y ait un réfèrent - dans ce monde ou dans un monde fictif - qui sature l'expression nominale et qui vérifie le prédicat SAGE. Point n'est besoin que ce prédicat possède une entité discrète dans la réalité, discernable à la manière du réfèrent.

Troisième argument: les noms de propriété, qui peuvent très bien occuper une position référentielle dans la phrase (la fierté des Gaulois est célèbre). L'on sait que le fier nominaliste que fut Quine était, avec les mots de Riegel, "...incapable d'éliminer les entités indésirables auxquelles réfèrent les noms de propriété fonctionnant comme sujets logiques et grammaticaux" (p. 73). D'accord, le modus significarteli du substantif est celui de pouvoir servir d'expression référentielle. Si une qualité passe de la forme adjectivale à la forme substantívale, alors elle acquiert la capacité de ... référer, ceci dit toujours sans engagement ontologique quant à l'unité ainsi créée. Comme dit très bien Riegel lui-même, le langage n'est pas nominaliste.

La perspective logico-sémantique de Riegel amène facilement à rapprocher la construction
attributive SNo-efre-Adj et la construction dite partitive SNo-aw/r-SNI:

II est grand vs. Il a des yeux bleus.
Il est barbu vs. Il a une barbe.

Le fait qu'elles soient logiquement apparentées, sinon équivalentes, est prouvé entre autres
par la possibilité de les coordonner dans une même phrase:

Il est blond et a des yeux bleus.
Il est ivre et a un œil au beurre noir. (p. 110)

Si néanmoins des coordinations comme:

*Pierre est ivre et a des yeux bleus.
*Ma voiture est sale et a un coffre minuscule.

sont déviantes, alors cela s'explique par la discordance des rapports sémantiques: l'un est transitoire et contingent (ivre, sale), l'autre est permanent et essentiel (des yeux bleus, a un coffre minuscule) (p. 111). Or, une autre phrase similaire, également déclarée inacceptable par Riegel, et pour les mêmes raisons:

*Ma voiture est sale et rapide.

nous semble avant tout violer une règle argumenta live: Ma voiture est sale constitue un jugement plutôt négatif, alors que Ma voiture est rapide exprime un jugement plutôt positif. Le connecteur et est incompatible avec une telle inversion de la ligne argumentative. Par contre, une coordination de type adversatif, à l'aide du connecteur mais rendrait la phrase possible, au moins dans un contexte comme celui-ci: mon interlocuteur critique ma voiture en faisant des commentaires sur son état extérieur. Je pourrais alors rétorquer fièrement en disant "Ma voiture est sale mais rapide"!

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Ainsi, réventuelle non-acceptabilité d'une phrase est toujours liée à son énonciation en contexte;
il peut être plus ou moins difficile d'imaginer le contexte où une certaine phrase devient

Deuxième point traité dans ce chapitre: les adjectifs "relationnels" ou "pseudo-adjectifs". Pour Baitning (1976), un des critères distinguant les adjectifs qualificatifs des adjectifs relationnels était l'opposition caractérisant - classificato ire. Riegei souligne, ajuste titre, que cette distinction ne suffit pas, telle quelle, pour opposer les adjectifs relationnels aux adjectifs qualificatifs, étant donné qu'un terme linguistique ne saurait être classifiant que si sa représentation sémantique comporte des caractéristiques qualitatives ou relationnelles susceptibles de constituer le commun dénominateur d'une classe d'individus (p. 115). Ainsi, les deux catégories d'adjectifs, comme nous l'avions constaté nous-même ( Forsgren 1978, p. 55), ont en principe la même possibilité, au niveau du système linguistique, d'opérer une classification, même si, au niveau de la fréquence, les adjectifs relationnels sont beaucoup plus nombreux dans cette fonction. Les deux exemples de Riegel:

Ses parents lui ont offert un caniche blanc.
Mon médecin applique les tarifs conventionnels, (p. 116)

pourraient se décrire, selon nous, sur deux niveaux: un premier, sémantique, où il y a dans les deux cas "caractérisation". Dans le premier, le réfèrent du SN possède la caractéristique de blancheur - "caractérisation intrinsèque" en termes traditionnels; dans le deuxième, le réfèrent du SN possède la caractéristique d'être en conformité avec une certaine convention - rapport appelé par Riegel "exocentrique". Sur un deuxième niveau, il peut y avoir "classification", si la combinaison ainsi établie correspond à une catégorie reconnue conventionnellement par les usagers de la langue, une catégorie qui devrait être appelée "métalinguistique", puisqu'elle fait partie d'une métastructure: zoologique (caniche blanc), économique {tarifs conventionnels), botanique (p. ex. champignon comestible), etc. Une classification "purement" linguistique serait celle où un adjectif détermine un substantif à référence non spécifique, du type:

Un élève appliqué (ne néglige jamais ses devoirs).
(J'aimerais écrire) un livre intéressant.
etc.

L'incidence de l'adjectif sur le substantif opère ici forcément une sous-catégorisation (voir
Forsgren 1978).

La différence entre la relation "endocentrique" et la relation "exocentrique" explique,
selon Riegel, l'impossibilité d'une coordination des deux:

* J'ai reçu un colis volumineux et postal.
*C'est une décision gouvernementale et judicieuse.
* Cette activité est soumise à un contrôle fiscal et rigoureux.

Cela est sans aucun doute vrai, même si on peut toujours trouver des cas où cette règle, à
première vue, semble violée:

(...) alors que le candidat gaulliste conduit, au contraire, une campagne éminemment offensive
et politique (Le Monde Sel. hebd. 8/4-81, p. 7)

Au Festival de jazz de Paris, un violoniste magique et français: Didier Lockwood (A Express
10-83, p. 15)

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Bien entendu, ces coordinations s'expliquent sans problème avec une lecture qualificative
des adjectifs politique et français*-®'.

Pourquoi la phrase Un homme sautillait est-elle grammaticale, alors que *Un homme était gourmand ne l'est pas (sauf le cas où Un homme équivaut a Un des hommes)! Comme Lennart Carlsson (cité par Riegel) l'a remarqué, la construction Un -Nom-être -Adj n'est pas très probable, et parfois carrément agrammaticale. Après avoir réfuté les théories d'explication fournies par Olsson (1976) et BellertC'On the Semantic Interprétation of Subject-Predicate Relations in Sentences of Particular Référence", 1970), Riegel adhère à celle de Kleiber (1981), pour qui seuls les prédicats dits spécifiants, qui localisent le sujet dans l'espace et dans le temps, peuvent être ajoutés à un sujet à référence spécifique indéfinie. Dans ce cas, le prédicat participe au repérage du réfèrent introduit par le SN, faculté que ne possèdent pas les prédicats dits statifs, non spécifiants, comme les adjectifs attributifs. Un prédicat comme (Un homme) était accroupi doit être pris comme un prédicat spécifiant, exprimant un état accidentel et non pas essentiel, d'autant plus qu'il appelle le plus souvent, comme dit Riegel, un complément de lieu:

Un homme était accroupi par terre / sur le sol / derrière moi (p. 123).

On pourrait ajouter que d'après les analyses des fonctionnalistes praguois, les phrases du
type:

Un homme était accroupi /par terre/.
Un homme sautillait.
etc.

sont assez peu fréquentes, étant donné qu'on observe une tendance à éviter de commencer
un énoncé par une expression Thématique, ou au moins à contenu non connu {Un homme).
Une expression localisante du type Par terre..., à valeur thématique, rendrait l'énoncé plus
"acceptable" * .

Il nous semble avoir trouvé un petit lapsus à la page 124: en parlant des substituts métaphoriques de avoir suivi d'un nom de propriété, Riegel signale les cas de litote où l'expression positive en avoir fait défaut, du genre // ne manque pas d'enthousiasme ou // n 'est pas dépourvu d'enthousiasme, où il y aurait un "trou" du côté positif: 11l ade l'enthousiasme. La litote ne consiste pas à nier, comme dit Riegel, avoir -nom de propriété, mais bien entendu ne pas avoir-nom de propriété, ou, en glose logicisante, "il n'est pas vrai qu'il n'a pas d'enthousiasme".

Nous avons noté plus haut (p. 265) le choix de Riegel de prendre le trait [ + localisant| comme dénominateur commun de toutes les constructions copulatives. Nous trouvons vers la fin de la Deuxième Partie deux intéressantes remarques concernant un type d'attribution qui se fait pour ainsi dire sur le mode localisant. Il s'agit tout d'abord (p. 126) d'une construction de l'ancien français:

(...) en li a plus de vaillance c'en chevalier novel.

où, visiblement, la qualité est placée à l'intérieur de son sujet. Riegel note que l'ancien français
réservait cette construction pour lexpression de qualités connues comme durables.
Selon lui, elle ne se rencontrerait que sporadiquement en français moderne:

II y a de l'excès dans sa réaction/dans son attitude.

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Est-elle vraiment si peu fréquente? La tournure suivante nous paraît plutôt banale:

II y a chez lui une certaine réticence vis-à-vis de...

La classique distinction entre noms comptables et noms non comptables a trouvé chez Kleiber les termes "substantifs individuants" et "substantifs globalisants", une terminologie que Riegel reprend à son compte. Personnellement, nous préférons parler de la fonction individuante et la fonction globalisante, puisqu'on sait qu'en principe tout substantif peut paraître en fonction globalisante, même si certains d'entre eux - les substantifs "syncatégorématiques" - y sont plus aptes que les autres.

Est-ce que la forme des est un article "partitif"? Riegel ne donne ce nom explicitement qu'aux formes du, de la, et l'on doit en conclure que des est d'essence individuante - ce qui d'ailleurs est notre avis aussi. Riegel semble en outre regarder les formes peu de, beaucoupde comme des formes de quantification non discrète, non individuante. Nous dirions pour notre part qu'elles sont plutôt neutres vis-à-vis de cette distinction, étant donné qu'elles sont parfaitement compatibles également avec des substantifs présentés comme individuants: beaucoup de voitures, peu de spectateurs.

Selon Riegel, la construction La crise est d'une exceptionnelle gravité s'utiliserait surtout dans les cas où la qualité est jugée essentielle. Ainsi elle s'opposerait à la construction "localisante": Elle est d'une grande beauté vs. Hier elle était en beauté. Des deux, la construction avec en est certainement le terme marqué, car au moins avec certains adverbes, de semble s'accommoder parfaitement du trait [transitoire]: Hier, elle était d'une beauté éblouissante (II se peut que l'adjectif éblouissante y soit aussi pour quelque chose).

Commentant une autre construction partitive, à savoir le type quelque chose de bleu, rien de nouveau, quelqu'un de compétent, etc., Riegel l'explique à partir de sa conception de la référence des adjectifs: quelque chose, rien, quelqu'un, personne, expriment la notion d'occurrence particulière nécessaire à la référence de l'adjectif, notion qui est totalement redondante dans le cas d'un substantif individuant comme p. ex. arbre: quelque chose d'arbre (quelque chose d'un arbre est bien entendu une construction partitive différente). L'impossibilité de *Ceci est quelque chose d'eau s'expliquerait de façon identique: eau constitue une notion d'occurrence particulière globalisante, quelque chose devenant ainsi redondant. Nous ne pensons pas que l'explication soit la bonne: une phrase comme p. ex. Ceci est quelque chose de bois, ou Ceci est quelque chose de caoutchouc doit être parfaitement possible, l'impossibilité de quelque chose d'eau s'expliquant plutôt pragmatiquement: l'eau peut difficilement constituer la matière pour faire quelque chose; c'est une matière absolument indivisible.

La construction de surface SNo-être- Adj peut être soumise à des transformations diverses qui affectent l'ordre des constituants. C'est là le sujet d'un intéressant sous-chapitre de la Troisième Partie du livre. Regardons un choix d'exemples de ces déplacements de l'adjectif (p. 141-143; c'est nous qui numérotons):

( 1) Tout malin qu'il est, il s'est trompé.

(2) Rares sont les jours sans nuages.

(3) Joli, ce tableau.

(4) Gentil, Pierre l'est / Pierre l'est, gentil.

(5) (Son père est avare.) Tel est aussi le fils.

(6) Tout autres sont les rapports entre langues sur territoire continu.

(7) Plus préoccupantes sont les réactions prévisibles des "loyalistes" d'Ulster.

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Si (1) ne pose pas de problème de description - l'antéposition de l'adjectif attribut représente, comme dit Riegei, une pure contrainte syntaxique -, les autres cas de déplacement relèvent en revanche de la syntaxe du texte, de la structure informationnelle de l'énoncé. Riegel introduit, toutefois sans les définir, plusieurs des notions utilisées dans ce domaine: thème / propos, sujet psychologique, point de départ, visée communicative du locuteur, topicalisation; on pourrait ajouter la distinction "connu / non connu".

Si l'antéposition de Rares, dans (2), ne semble pas être le fait d'une topicalisation (Riegel reste prudent là-dessus: "II est moins sûr..."), il reste que la phrase est fortement marquée: nous trouvons à gauche un élément "rhématique", i. e. présentant une information comme non connue (trait typique de tout attribut) et à droite un élément dont le réfèrent est présenté comme existant, dont l'existence est présupposée. Ainsi se trouve inversé l'ordre informationnel "canonique" qui consiste à aller du connu à l'inconnu. Ce type de phrase illustre ainsi on ne peut plus clairement l'entrecroisement possible de plusieurs des notions utilisées par les analystes de la syntaxe du texte:


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(Cette dernière analyse ne nous semble pas du tout impossible: cf. une formulation comme
p. ex. la suivante:

Heureux les pauvres de cœur: le royaume des cieux est à eux (Matthieu 5:3, trad. œcum.
de la Bible)

où il nous semble incontestable que dans la construction attributive (à copule effacée) Heureux
les pauvres de cœur, c'est l'expression référentielle les pauvres de cœur qui possède le
"dynamisme communicatif" le plus élevé, et non pas l'expression attributive Heureux.)

Quant à (3), Joli, ce tableau, rapproché par Riegel au type Son dernier film, exécrable (p. 141), il nous semble qu'ils devraient être décrits tous les deux comme des dislocations (extrapositions, détachements) "tronquées" ou elliptiques. Leur dérivation deviendrait ainsi la suivante:

Joli, ce tableau:

Ce tableau est joli > II est joli, ce tableau (dislocation à droite) ) Joli, ce tableau (effacement
de l'élément cataphorique il)

Le statut "communicatif" du procédé de dislocation à droite n'a pas encore été déterminé,
que nous sachions, de façon satisfaisante .La forme déictique ce indique pourtant que le
réfèrent est directement repérable pour l'interlocuteur.

Son dernier film, exécrable:

Son dernier film est exécrable > Son dernier film, il est exécrable (dislocation à gauche,
procédé topicalisant) ) Son dernier film, exécrable (effacement de l'élément anaphorique).

Les exemples (5) - (7) sont décrits par Riegel de la façon suivante: "L'antéposition de ces

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adjectifs attributs, incontestablement liée à leur emploi anaphorique qu'elle mime en quelquesorte, entraîne leur topicalisation" (p. 143). Ainsi, l'anaphore semble être, pour Riegel, la cause première de la place de l'attribut, la topicalisation étant conçue plutôt comme un effet que comme une cause. Ne faut-il pas considérer que les deux actes de topicalisation et d'anaphorisation concourent à placer l'attribut au début de la phrase? Quant à l'exemple (5), le morphème anaphorique tel semble pouvoir difficilement apparaître ailleurs qu'en positionthématique:

? (Le père est avare.) Le fils aussi est tel.

Le chapitre suivant contient des remarques concernant la compatibilité entre sujet et
adjectif attribut. Riegel discute plusieurs types de contraintes, d'abord celle du "parcours de
signification". Les phrases:

*Cet adverbe n'est pas gourmand.
*Les théories sont ovales.

sont sauf utilisation métaphorique - considérées comme déviantes ou absurdes. Quant
aux phrases suivantes:

*Ce ballon de rugby est ovale.
*Les bureaux sont ovales.

la règle violée serait dans le premier cas celle qui défendit de prédiquer d'un type x une propriété qui est impliquée par x (pai contre, dans Les ballons de rugby sont ovales, le prédicat vise la classe); dans la deuxième phrase, celle qui défend de prédiquer comme essentielle une propriété qui ne caractérise les individus d'une classe qu'accidentellement.

Si ces explications sont justes en principe, il reste néanmoins qu'une phrase comme la deuxième est linguistiquement possible; ce sont nos connaissances du monde qui nous la font rejeter. Riegel dit d'ailleurs lui-même, dans une note p. 152: "II n'est pas toujours facile de faire le départ entre le savoir strictement linguistique et les connaissances encyclopédiques complémentaires pour décider si l'analyticité d'une phrase /.../ est d'ordre sémantique ou pragmatique". Quant à la phrase Ce ballon de rugby est ovale, elle devrait être possible, surtout si on ajoute une incise qui souligne le caractère "démonstratif" de la phrase:

Ce ballon de rugby, comme vous voyez, est ovale.
(Les ballons de foot, par contre, sont ronds).

Autre contrainte sur les attributs: le trait | collectif], dont l'utilité explicative est démontrée
par Riegel de façon amusante à l'aide de ce schéma syllogistique:

a) Les Alsaciens sont gentils.

b) Emile est un Alsacien.

c) Emile est gentil.

a) Les Alsaciens sont nombreux.

b) Emile est un Alsacien.

c) *Emile est nombreux.

Conclusion: GENTIL est un prédicat prediqué distributivement, alors que NOMBREUX est
prediqué collectivement.

L'attribut, ou plutôt la propriété exprimée par l'attribut, peut être "transitoire" ou "non
transitoire", trait contextuel qui exclut:

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*Hier matin, Pierre était peureux.
* Pierre est souvent alcoolique, (propriétés non transitoires)

et qui, comme Riegel le rappelle, dans les langues ibéro-romanes (y compris le catalan!) se
reflète au niveau de surface à l'aide de deux copules différentes, ser et estaA^.

Les constructions attributives où le sujet est une proposition complétive ou un syntagme
verbal infinitif sont, on le sait, assez peu fréquentes; on leur préfère le plus souvent un des
procédés suivants:

Que Pierre réussisse est possible.

a) > II est possible que Pierre réussisse (extraposition de la complétive sujet, avec il impersonnel

b) > La réussite de Pierre est possible (nominalisation);

c) > Que Pierre réussisse, c'est possible (dislocation à gauche topicalisante, avec reprise
de la complétive sujet par un terme anaphorique; cette analyse est la nôtre et ne provient
pas de Riegel).

Pourquoi cette préférence? L'explication qu'en fournit Riegel paraît tout à fait convaincante: les sujets propositionnels ne sont pas des entités particulières du même ordre que p. ex. les substantifs "catégorématiques". La reprise par un terme anaphorique, l'anticipation par un terme cataphorique, une nominalisation, sont des outils qui servent à "particulariser" ces propositions-sujets (p. 153-157) .

Une construction apparentée est celle où il y a eu, en termes transformationnels, "montée" ou bien du sujet, ou bien de l'objet ("Tough-Mouvement") de la complétive: SNo-être- Adj-cfe-SVinf (montée du sujet) et SNo-êr/-e-Adj-à-SVinf (montée de l'objet). Prenons à titre d'exemple la phrase suivante:

Pierre est courageux de partir seul.

où la "montée du sujet" n'est, dans la description qu'en donne Riegel, que la quatrième étape d'un cycle transformationnel, appliqué à la phrase de départ Que Pierre parte seul est courageux I de la part / de Pierre (p. 166). Le trait caractéristique de ces "montées du sujet", c'est qu'elles présupposent une phrase de départ où il y a obligatoirement explicitation de l'argument du jugement prédicatif, en l'occurrence de Pierre ou de sa part. Les adjectifs qui apparaissent dans la construction "montée du sujet" s'appliquent à la fois à l'être humain sujet et à la proposition en question; ainsi p. ex. admirable, crédule, timide, astucieux, mais non pas habituel, usuel, scandaleux, osé, etc.:

*René est habituel de se lever tôt.
* Pierre est scandaleux de partir seul.

Si on peut ainsi dire sans problème Pierre est crédule de croire tout ce que dit Albert, il
nous semble pourtant (et quelques informateurs francophones nous confirment cette impression)
que la phrase suivante serait un peu douteuse:

? Pierre est timide de ne pas oser aborder Lucette.

transformation que Riegel lui-même, fait peut-être significatif, n'opère pas

Quoi qu'il en soit, la structure de surface SNo-être- Adj-cte-SVinf est ambiguë: une structure
homonymique est celle où l'adjectif ne peut pas viser à la fois le particulier et l'entité
propositionnelle :

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Jean est heureux de partir tout seul,

guise dérive de:

Jean est heureux de ce qu'il part tout seul.

Ici, l'adjectif vise uniquement le sujet Jean.

A ce propos, Riegel relève une autre contrainte, modale, qui différencie les deux constructions: la phrase dérivée "montée du sujet" est compatible avec la modalité logique de volonté, non pas avec celles de nécessité ou de possibilité; or, pour l'autre type, c'est la situation

Jean est étrange de | vouloir /*devoir /*pouvoir] partir.

Jean est heureux de [*vouloir / devoir /pouvoir] partir.

L'explication en est, bien entendu, avec les mots de Riegel, que les modalités de nécessité et de possibilité "...substituent en effet au comportement effectivement observable réclamé par les deux constructions [se. complétive et montée du sujet] un comportement envisagé comme virtuel ou du moins repoussé dans l'avenir. En revanche, le désir ou la volonté de faire quelque chose constituent déjà un comportement qui peut être caractérisé par l'attribut assigné à son auteur" (p. 168). Nous pourrions aussi décrire la différence sémantico-pragmatique entre les deux phrases en d'autres termes: avec la deuxième phrase, le locuteur constate a) le bonheur de Jean et b) la relation causale entre ce bonheur et le fait que Jean part. Avec la première, par contre, le locuteur exprime un jugement sur une proposition, en termes logicisan ts: ETRANGE (Jean vouloir partir].

Bien que le dernier chapitre du livre soit intitulé Le paradigme morpho-syntaxique des adjectifs attributs, c'est une analyse éminemment sémantique qui s'y trouve au centre de l'intérêt: le statut sémantique du nom attribut dans la construction SNo-êfr^-Nl (nous laisserons sans commentaires les autres sujets traités: les adjectifs verbaux et les propriétés dérivées).

Comme dit Knud Togeby , "...le grand problème est de savoir comment distinguer l'emploi de l'article indéfini (ou partitif) du non-emploi de l'article". 11 va de soi que, au point de vue de l'usage, ce problème concerne d'abord les non francophones, mais il a aussi un côté descriptif et explicatif qui constitue un défi pour chaque linguiste.

Selon Riegel, la phrase Pierre est professeur aurait une double lecture, dont la première présupposerait la question Comment est Pierre? , serait paraphrasable par une construction attributive adjectivale du type Pierre est doctoral /professoral /pédant, etc., et permettrait la substitution défaire à être, bref, le syntagme est professeur serait éminemment descriptif (p. 195) et non plus typant ou classant. Dans l'autre lecture, Pierre est professeur répondrait à la question Que fait Pierre (dans la vie) ? , serait paraphrasable par Pierre enseigne, impliquerait la construction SNo-être-un-Nl et rangerait ainsi Pierre au nombre des individus de type "professeurs" (p. 195-197), étant classant et non pas caractérisant.

En corollaire, la phrase Pierre est un professeur exprimerait l'appartenance du sujet à la
classe des professeurs, et serait ainsi typant ou classant, et non pas descriptif ou caractérisant.

Ajoutons l'opinion - "largement partagée par les grammairiens", comme dit Riegel - de la Grammaire Larousse du français contemporain (§337): "L'absence d'article permet de prendre un substantif attribut dans sa plus grande généralité, c'est-à-dire d'en faire une QUALITE". Et Riegel en conclut que: "...être-Nl n'exprimerait plus l'appartenance du sujetau type NI, mais l'attribution au sujet des propriétés définitoires du type NI ou d'un sous-ensemble de ces propriétés" (p. 198). La construction SNo-être-Nl serait "...une sorte

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d'intermédiaire entre les constructions SNo-êrre-Adj (...) et SNo-éfre-t/H-Nl" (ib.).

Cette analyse nous semble poser plusieurs problèmes dont, en premier lieu, celui des données empiriques, ou l'interprétation de ces données. Est-ce qu'il y a vraiment double lecture de la phrase Pierre est professeur"] (Qu'il n'y en ait pas au niveau de l'énoncé nous semble évident.) Il est hors de doute que seul un vaste corpus d'énoncés authentiques saurait nous donner une réponse suffisamment sûre à cette question. Selon une mini-enquête que nous avons effectuée auprès de quelques universitaires francophones résidant en Suède, une lecture descriptive de Pierre est professeur, répondant à la question Comment est Pierre? n'existerait pas. En revanche, la phrase Pierre est un professeur est ou bien interprétée par ces informateurs comme nettement descriptive, comme l'équivalent de "Pierre fait preuve de caractéristiques du type professeur" ou "Pierre est doctoral / professoral", etc., ou bien changée en Pierre, c 'est un professeur.

Retournant la question, nous avons demandé aux informateurs de choisir, pour les questions
Comment est Pierre? et Que fait Pierre / dans la vie ¡? , entre les trois réponses:

a) II est professeur.

b) II est un professeur.

c) II est très professeur.

Comme réponse à la question Comment est Pierre?, les informateurs ont accepté // est un professeur et // est très professeur et exclu // est professeur. Comme réponse à la question Que fait Pierre / dans la vie //on a accepté // est professeur, et exclu // est un professeur et // est très professeur. Accessoirement, ils ont accepté comme réponse à la question Qui est Pierre? la réponse // est un professeur, mais à condition de la changer en C'est un professeur.

Un argument invoqué par Riegel en faveur de son analyse est la pronominalisation : dans Pierre est professeur, NI se pronominalise à l'aide de le, tout à fait comme les "vrais" adjectifs descriptifs, alors que dans Pierre est un professeur, NI est repris par en est un, syntagme explicitement classifïcatoire ou "ensembliste":

Pierre est professeur. - Oui, et Luc l'est aussi.
Pierre est un professeur. — Oui, et Luc en est un aussi.

Toutefois, Riegel n'exclut pas la pronominalisation par en est un dans le premier cas, même
s'il la juge "moins naturelle":

Tous les membres de sa famille sont commerçants. ? Lui seul n'en est pas un (p. 198)

Ce test nous semble indiquer que ce type de pronominalisation, en tant qu'indice fonctionnel, est difficile à interpréter. Il peut s'agir d'un fait de surface: si le substantif a les apparences d'un adjectif, alors il se pronominalise comme un adjectif; si, par contre, il est muni d'un déterminant, alors il se pronominalise comme un substantif, de la façon "ensembliste". (La pronominalisation, dans d'autres cas, peut se faire selon la fonction sémantique du syntagme en question: Pierre est dans l'embarras > Pierre l'est ; Pierre est dans le salon > Pierre y est, p. 47.)

Knud Togeby, lui, invoque pour distinguer les valeurs des deux constructions les notions "sens neutre" (pour la construction SNo-e/re-Nl) et "individualisation" et "classification" (pour la construction SNo-êrre-MM-Nl). Il distingue pourtant d'abord les substantifs homme, femme, garçon, fille, qui, sans article, exprimeraient la qualité, et mettraient en relief legenre et le sexe, s'ils sont munis d'article:

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Elle est très femme.
Si j'étais un garçon, je serais garçon (Gatti, Enfant; dit par une fillette).

Un homme dirait: 5/ j'étais garçon (p. 73). Et il continue: "Avec lesnomsde métiers et autres
fonctions, l'absence d'article indique un sens neutre, tandis que l'emploi de l'article défini
exprime l'individualisation et la classification" (ib.).

Si les notions "sens neutre" et "individualisation", bien que non techniques (Togeby n'était pas du tout ami des notions sémantiques techniques), paraissent utilisables, la notion de "classification", par contre, ici comme chez Riegel, semble plutôt contre-intuitive. Si une des deux constructions en question devait être appelée "classifiante", c'est bien, à notre avis SNo-efre-Nl. Regardons un des exemples de Togeby:

Vous êtes un bourreau d'enfants, dis-je. - Je suis éducateur, répliqua l'homme (lonesco,
Journal, chez Togeby p. 73)

II est évident que l'expression bourreau d'enfants ne renvoie pas à une classe délimitée conventionnellement dans la réalité extra-linguistique. L'acte exécuté par le locuteur est bien une caractérisation. Par contre, l'expression est éducateur est typante ou classante; elle exprime l'appartenance du réfèrent du sujet à la classe des éducateurs.

Résumons: le problème des valeurs des constructions SNo-érre-Nl et SNo-erre-w«-Nl nous semble plus complexe que ne laissent croire les descriptions traditionnelles. Il semble, en somme, difficile d'attribuer une seule valeur de base à chacune des deux constructions. Ou bien, il faut distinguer nettement entre sémantique "de surface" ou "moins profonde", d'une part, et structure sémantique "plus profonde" d'autre part. On doit aussi prendre en considération, comme le fait Togeby, le type de lexème représenté par NI, et, éventuellement, partir de l'acte effectué par le locuteur. Voici pour la discussion un choix d'exemples:


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II ressort de cette liste - si on tombe d'accord sur les interprétations - que l'attribution d'une
valeur fondamentale à chacune des deux constructions, comme nous l'avons dit plus haut,

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est problématique. Dans un cas, le type un professeur sert à classer, i. e. il a un sens extensionnel(comme
dans X, c'est un professeur qui...); dans un autre, il sert à caractériser, i.e. il a un
sens intensionnel (comme dans X est un professeur, ou dans X est un bourreau d'enfants).

Bref, il semble que la construction SNo-êfre-Nl soit le terme intensif, le terme marqué des deux, étant donné qu'elle ne sert qu'à classifier. La construction SNo- être -un -NI, terme extensif ou non marqué, exprime la plupart du temps une caractérisation, mais dans certains cas précis, elle peut exprimer une classification.

Nous espérons avoir démontré, avec ce long compte rendu, combien la monographie de Martin Riegel est riche en synthèses et en réflexions quant à ce point central de la phrase française que constitue l'attribut. Après plusieurs années de recherches sur la référence, c'est maintenant vers la prédication que se tourne l'attention des Linguistes. L'ouvrage de Martin Riegel en constitue un excellent exemple. Il n'a pas seulement, avec ses propres mots, "...posé quelques jalons explicatifs" (p. 213), il aura largement contribué à faciliter les recherches futures sur la prédication.

Uppsala



Notes

1. Le degré de cohésion des groupes sub st. + de + subst. en français contemporain, étudiée d'après la place accordée à l'adjectif épithète. Uppsala, Acta Univ. Upsaliensis.

2. Étude sur la concurrence entre les groupes du type les côtes de France - les côtes de la France - les côtes françaises en français contemporain. Uppsala, Acta Univ. Upsaliensis.

3. La construction verbe + objet + complément predicatif en français: Aspects syntaxiques et sémantiques. Stockholm.

4. Remarques sur la syntaxe et la sémantique des pseudo-adjectifs dénominaux en français, 2e éd. 1980. Stockholm, Romanica Stockholmiensia (1976). "Aspects sémantiques et syntaxiques des adjectifs ethniques en français", Revue Romane XIX, 2, p. 177-218 (1984a). Le parallélisme entre les syntagmes Nom + adjectif ethnique et les syntagmes prépositionnels correspondants en N-àt-(Dét)-N en français (1984b ms). "Une image de la Finlande / une image finlandaise - Réflexions sur les constructions nom + de (Dét) - nom de pays et nom + adjectif ethnique", à paraître dans Actes du 9e Congrès des Romanistes Scandinaves. Helsinki 13-17 août 1984 (1984c). Aspects des syntagmes binominaux en de en français. La polysémie des syntagmes nominaux contenant des compléments adnominaux en de (1985 ms).

5. A Semantic Analysis of Word Order. Position of the Adjective en French. Brill, Leyden.

6. La place de l'adjectif épithète en français contemporain. Étude quantitative et sémantique. Uppsala, Acta Univ. Upsaliensis.

7. L'attribut de localisation et les nexus locatifs en français moderne. Gôteborg, Acta Univ. Gothenburgensis.

8. La détermination nominale. Paris, P.U.F.

9. Problèmes de référence: Descriptions définies et noms propres. Paris, Klinksieck.

10.Pour une discussion de ce genre de coordination, voir l'article de Bartning, (] 984 a). notamment p. 200-202.

11. Il ne s'agit aucunement d'une règle absolue. Cf. p. ex. quelques exemples donnés par Riegel p. 134: Une profonde tristesse l'envahit à l'idée de quitter ses amis (DFC); Une certaine nervosité semble s'être emparée des dirigeants polonais (M, 5-12-80). Quelquesunes des notions de la grammaire du texte sont d'ailleurs mentionnées par Riegel dans la Troisième Partie, sans définitions pourtant. (L'on sait combien est difficile la tâche de formuler de façon rigoureuse ces définitions.)

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11. Il ne s'agit aucunement d'une règle absolue. Cf. p. ex. quelques exemples donnés par Riegel p. 134: Une profonde tristesse l'envahit à l'idée de quitter ses amis (DFC); Une certaine nervosité semble s'être emparée des dirigeants polonais (M, 5-12-80). Quelquesunes des notions de la grammaire du texte sont d'ailleurs mentionnées par Riegel dans la Troisième Partie, sans définitions pourtant. (L'on sait combien est difficile la tâche de formuler de façon rigoureuse ces définitions.)

12. Voir pourtant Eva Larsson, La dislocation en français. Étude de syntaxe generative. Etudes romanes de Lund, 1979.

13. Voir, à ce sujet, la thèse de Johan Falk, SER .y ESTAR con atributos adjetivales. Anotaciones sobre el empleo de la cópula en catalán y en castellano. Uppsala, Acta Univ. Upsaliensis, 1979.

14. Pour une discussion générale des relations entre complétives "nucléaires" et diverses constructions dérivées, ainsi qu'un examen approfondi des facteurs susceptibles d'influencer le choix de telle ou telle construction, voir Margaretha Silenstam, Les phrases qui contiennent une complétive. Ébauche d'un système. Uppsala, Acta Univ. Upsaliensis, 1979, et eadem, L'homme est le bourgeois. Le prolétaire, c'est la femme. Un examen des phrases d'identité de forme A est B et A, c'est B. Uppsala, Acta Univ. Upsaliensis, 1985.

15. Grammaire française, vol. I:Le Nom. Copenhague, 1982, p. 72. Pour presque n'importe quel problème de grammaire française, la monumentale série de volumes de Togeby (éditée après sa mort par quelques-uns de ses collègues) constitue une mine de renseignements et d'exemples toujours pertinents.