Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Fiction et Narration Lecture narratologique d'Alain Robbe-Grillet: Dans le Labyrinthe

par

Nils Soelberg

Remarques préliminaires

On sait que la notion de compréhension, en littérature, a toujours été sujette à caution: que signifie au juste comprendre tel ou tel texte littéraire? - Entre les extrêmes autoritaire et relativiste, les tendances à établir des liens entre l'univers textuel, ou certains de ses éléments, et un quelconque hors-texte semblent admettre, plus ou moins tacitement, que la compréhension d'un texte dépend de son identification à la réalité, celle de son auteur, celle de son époque, celle du langage, et j'en passe.

Or, on sait également que pour la recherche structuraliste, le hors-texte privilégié de la littérature était naguère la littérarité — soit, pour la prose narrative qui nous occupera ici, la narrativité. Dans cette perspective, le récit spécifique n'est plus un objet de compréhension ou d'interprétation, mais un exemple de certains procédés narratifs, à insérer dans cette vaste synthèse que sera un jour la narrativité. Il est certes permis d'imaginer une démarche en sens inverse, allant de la narrativité abstraite vers le récit concret, mais quel serait donc l'intérêt d'une telle entreprise?

Rendre compte du fonctionnement narratif de tel récit particulier en l'envisageant à travers le tableau abstrait des modalités narratives, n'est-ce pas décrire ce récit plutôt que de le comprendre? Et à quoi bon le décrire? — Telle est, me semble-t-il, la raison essentielle pour laquelle maints et maints partisans de la fameuse lecture immanente ont fini par tourner le dos à un type d'analyse où il fallait soit s'enliser délibérément dans une immanence aussi pure qu'aride, soit incorporer tant bien que mal — et plutôt mal, bien sûr — le hors-texte dans l'immanence.

Il est vrai que notre compréhension d'une histoire en elle-même cohérente ne
se trouve guère augmentée par la savante énumération des procédés narratifs appliqués,mais
il existe, malgré tout, un certain nombre de récits dont la cohérence

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défaillante, voire absente, ne peut manquer d'attirer l'attention. Dans ces cas, à condition que la curiosité du lecteur l'emporte sur sa déception, une approche narratologique peut contribuer à déterminer le sens d'un non-sens apparent. Comme j'ai déjà eu l'occasion d'exposer ce que devraient être à mon avis les moyens et l'objectif de ce type d'analyse (voir mon étude de L'Etranger, Revue Romane No 20,1, 1985), je me contenterai ici d'en rappeler brièvement les points essentiels:

— La lecture narratologique se propose d'établir une cohérence interne dans tout
récit où cette cohérence ne va pas de soi.

— Elle fait remonter le récit à un narrateur implicite qui connaît tout le déroulement
(et non à l'auteur réel qui l'invente).

- Elle considère toute transgression de la norme comme un procédé narratif spectaculaire,
apte à signaler au lecteur que l'objet global du récit (ce qui en conditionne
la cohérence) n'est pas, ou pas tout à fait, ce qu'il semblait être.

— Elle utilise les normes narratives, établies par la narratologie synthétisante, pour
déterminer les transgressions en tant que telles et pour cerner le sens qu'elles
produisent.

— Elle estime que le recours à des procédés narratifs spectaculaires implique nécessairement une réflexion sur la narrativité, et que, partant, la "compréhension narratologique" d'un récit donné concerne les relations entre la narration spécifique et les normes narratives en général.

Ainsi, la lecture narratologique se distingue de la lecture dite immanente dans ce sens qu'elle envisage le récit à travers la grille des normes narratives et que les transgressions constituent sa raison d'être. Or, il y a évidemment transgression et transgression, et, sans prétendre à l'exhaustivité, je propose de distinguer au moins deux catégories: La première comprendrait les récits qui semblent cohérents dans l'immédiat, mais qui se trouvent curieusement obscurcis par des procédés narratifs bizarres, voire contradictoires; tel est, par exemple, le cas de L'Etranger (ambiguïté du moment de la narration, entre autres), et le pari de l'analyse narratologique consiste à voir dans ces anomalies des signaux spectaculaires et non des inadvertances de la part de l'auteur. — Dans la deuxième se trouveraient les récits qui sabordent à tel point leur propre cohérence qu'ils ne nous laissent que des idées vagues sur ce qui aurait pu être raconté. C'est le cas de la plupart des romans de Robbe-Grület; si j'ai retenuZ)û«s le Labyrinthe comme objet d'analyse, c'est que l'échec de sa narration incarne au plus haut point la réalité de la fiction.

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1. Prémisses

Dans son ensemble, l'analyse qu'on va lire repose sur ce qu'on pourrait appeler des "suppositions motivées" (mais à proprement parler invérifiables) concernant notre manière de lire un récit fictif. Il s'agit de certaines conventions littéraires et/ou sociales, dont le fonctionnement est implicite lors de la lecture spontanée, mais qui incarnent les conditions auxquelles la lecture exposée engage la communication avec ses propres lecteurs. Voici les trois prémisses pertinentes pour cette analyse, présentées dans un ordre allant du plus général au plus spécifique.

1.1 La cohérence

Tout récit achevé postule une cohérence d'ensemble dont nous supposons d'avance l'existence. De prime abord, notre lecture est motivée par l'attente d'une structure désignant à tout élément raconté une fonction et une raison d'être (d'importance variable, bien sûr). — La lecture narratologique part de cette attente supposée générale, et elle établit comme son principe fondamental que plus cette structure est difficile à dégager, et plus le récit semble vouloir exprimer cette difficulté

1.2 La convention référentielle

Lors d'une lecture spontanée, on considère généralement le texte comme la narration d'un déroulement préalable, et non comme la création d'une fiction. C'est dans la phase proprement analytique que s'impose le choix entre la perspective de l'écriture (comment ce récit a-t-il été inventé?) et celle du discours narratif (que raconte le récit?). — A partir de cette convention référentielle, l'analyse narratologique fait remonter le récit narré à un déroulement préalable, composé de faits et d'événements sur lesquels le narrateur implicite n'a aucune influence, mais qu'il peut raconter de plusieurs manières, suivant la conception d'ensemble à transmettre.

Or, à l'apogée du Nouveau Roman, cette convention référentielle incarnait l'idéologie dominante que tout 'nouveau' romancier se devait de combattre. Dans ce cas, n'est-ce pas fausser quelque peu un roman de Robbe-Grillet que de l'envisager à travers une convention dont l'auteur dénonce lui-même le caractère périmé? - Voyons d'abord ce qu'il en dit:

... il était absurde de croire que dans le roman La Jalousie (...) existait un ordre des événements, clair et univoque, et qui n'était pas celui des phrases du livre, comme si je m'étais amusé à brouiller moi-même un calendrier préétabli, ainsi qu'on bat un jeu de cartes. Le récit était au contraire fait de telle façon que tout essai de reconstitution d'une chronologie extérieure aboutissait tôt ou tard à une série de contradictions, donc à une impasse.

(Robbe-Grillet, 1963, p. 167. - Ici, comme partout ailleurs, c'est moi qui souligne.)

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Or, je précise (...) que, personnellement, je suis à l'intérieur de l'idéologie "dominante",
et que c'est à l'intérieur de cette idéologie queje travaille (...)

J'ai toujours trouvé [dans les positions de certains amis, mettons comme Ricardou ou, auparavant, comme Sollersl une espèce d'angélisme comme si la révolution était déj à faite, comme s'il était possible de se placer tout à coup à l'extérieur de l'idéologie; tandis que mon travail, je le précise bien, se situe à l'intérieur des fonctionnements idéologiques. C'est de l'intérieur que je les pervertis, queje les subvertís, queje les mine ...

(Robbe-Grillet, 1976, Tome I, p. 143-44)

On constate que l'objectif spécifique de 1963 a trouvé une expression plus générale en 1976, mais que le fond n'a guère changé. Il semble donc légitime de conclure que la convention référentielle est absolument indispensable pour le récit robbe-grilletien — en tant qu'objet de sabotage!

1.3 Le JE narratif

On se rappelle que Dans le Labyrinthe utilise le JE narratif au début et à la fin, établissant par là une identité plutôt déroutante entre le JE anonyme du début et un personnage dans l'univers fictif où se déroule l'histoire du soldat. C'est à ce propos que Francois Jost remarque que le JE narratif n'a nullement besoin d'indiquer chaque fois le même personnage (Jost, 1975, p. 483-84). — En principe, Jost a évidemment raison, mais selon la convention implicite, le JE narratif (contrairement à celui du discours direct) désigne le même personnage tout au long du récit, sauf contre-indication. C'est précisément en vertu de cette identité conventionnelle que le récit parvient à postuler une cohérence qu'il conteste par ailleurs.

2. Lecture narratologique

2.1 Approches

"Je suis seul ici, maintenant ..." (p. 9, la pagination renvoie à l'édition de Minuit, 1959) : ce moi-ici-maintenant initial se situe à l'origine d'une description qui évolue, petit à petit, en création imaginaire. Un personnage appelé JE se trouve dans sa chambre dont il fait l'inventaire avec une minutie croissante: les meubles, les traces dans la poussière, le motif du papier peint et, notamment, une gravure intitulée "La Défaite de Reichenfels", figurant une scène de cabaret. Bien que la chambre soit hermétiquement close et que de lourds rideaux masquent entièrement la fenêtre, la description passe aisément de la chambre à la rue enneigée, celle-ci revêtant rapidement l'aspect d'un produit purement imaginaire.

C'est dans cet espace imaginaire — la rue, le quartier et enfin la ville entière
— que va se dérouler le récit au sens traditionnel de ce terme. Dans la rue déserte,
on finit par distinguer (ou plutôt imaginer) un soldat appuyé contre un réverbère

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et portant un paquet sous le bras. De section en section (le roman est réparti en 14 sections non numérotées), nous suivons les allées et venues de ce soldat, arrivé directement du front pour livrer le paquet à un destinataire inconnu qui lui a donné rendez-vous à un carrefour dont il a oublié le nom et l'emplacement. Comme il arrive de toute façon trop tard au rendez-vous, c'est dans l'espoir d'un heureux hasard que le soldat erre dans la ville, entrant à plusieurs reprises dans un café (reproduction de celui figurant sur la gravure), faisant halte dans un appartementhabité par une jeune femme, un gamin et un invalide (cet appartement est la réplique exacte de la chambre du JE initial), et passant la nuit dans un dortoirplus ou moins militaire auquel le conduit le gamin. Au cours de l'invasion ennemie, le soldat est blessé par une rafale de mitraillette et transporté dans l'appartementde la jeune femme où vient le soigner un personnage plus ou moins médecin qui l'avait déjà accosté dans la rue.

C'est ce personnage qui sera désigné par JE dans la dernière section ("A ma dernière visite, la troisième piqûre a été inutile. Le soldat blessé était mort." p. 211) et qui racontera, tels qu'il les a vécus lui-même, les événements dramatiques qui ont abouti à la mort du soldat. C'est lui, désormais, qui va prendre la relève en essayant de faire parvenir le fameux paquet à son destinataire. (Pour un compte rendu plus détaillé, je renvoie à Morrissette 1963, p. 151-58).

Dans les grandes lignes, ce récit semble donc structuré selon deux principes contradictoires. D'une part, on peut distinguer radicalement entre un espace concret et perçu, la chambre du JE initial, et un espace inventé par ce dernier, la ville enneigée. Dans ce cas, l'histoire du soldat est une fiction, un produit purement imaginaire, inventé à partir des données de la chambre. Cette hypothèse est surtout étayée par le début du roman. - D'autre part, on peut considérer l'histoire du soldat comme un déroulement vécu, du moins partiellement, par le JE, qui le raconte après coup, quitte à inventer les éléments qu'il ignore. Cette hypothèse est surtout étayée par la fin du roman.

Or, cette contradiction entre le début et la fin se répercute sur le plan des détails. Le début, consacré à l'imaginaire, comporte un élément irréductible de vécu: "Le paquet enveloppé de papier brun se trouve maintenant sur la commode" (p. 22). De même, la dernière section, racontée sous le signe du vécu, donne sans cesse dans le piège de l'imaginaire, le narrateur-médecin inventant - et non racontant - le transport du soldat blessé. Notons en outre que rien n'empêche a priori le JE initial de s'en tenir à l'un ou à l'autre de ces deux principes: l'aventure du soldat aurait pu être une fiction explicite, inventée à partir des données concrètesde la chambre, ou elle aurait pu être narrée après coup comme un déroulementvécu. C'est dans la mesure exacte où le récit s'obstine à faire les deux à la

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fois qu'il semble faire de la contradiction en tant que telle son objectif principal.

2.2 Qu 'en disent les prédécesseurs?

Fort heureusement, le caractère particulièrement décousu de ce roman n'a pas
dû attendre 1987 pour être relevé, et il convient d'examiner rapidement les analyses
et suggestions présentées jusqu'ici.

Dans ce qui précède, j'ai surtout évoqué la contradiction résultant de la confrontation entre le début et la fin, mais bien des commentateurs se sont penchés sur les très nombreux détails équivoques — hésitations, suspensions, tâtonnements, etc. — qui tiennent essentiellement au fait que, pratiquement, tout élément narré assume à la fois le statut d'objet concret et d'image. Comme le remarque fort justement Yves Berger, rien ne provoque une image, rien n'image, tout est image (Berger 1960, p. 113). Dans cette vaste projection d'images ou de reflets du même au même (nous reviendrons à cet aspect), il peut être tentant de sauvegarder le caractère rationnel de l'univers narré en invoquant la fièvre, puis le délire du soldat (cf. Brooke-Rose 1964, p. 145-48), mais cet argument confond cause et effet dans ce sens que le soldat n'est pas l'instance narratrice et que, par conséquent, l'aspect "fiévreux" du narré dépend d'un choix narratif et non d'un élément à transmettre.

En ce qui concerne la contradiction fondamentale entre le JE initial, créateur de fiction, et le JE final, narrateur de vécu, plusieurs suggestions ont été faites. Bruce Morrissette constate dans un premier temps que le JE se révèle être le médecin-narrateur, mais retient finalement l'hypothèse d'un narrateur (le JE initial) imaginant toute l'histoire du soldat à partir des éléments présents dans sa chambre. Pour expliquer "l'étrange envoûtement où nous plonge le roman", Morrissette retient trois procédés narratifs: d'abord la focalisation externe (le soldat étant vu de l'extérieur), ensuite un décor délibérément banal et enfin la technique typiquement robbe-grilletienne consistant à établir des rapports de forme entre les objets, les structures et les situations. (Morrissette 1963, pp. 151, 160-64). — La lecture de Morrissette, pour pertinente qu'elle soit dans les détails, me semble moins convaincante dans son ensemble, dans ce sens qu'elle se refuse à établir le moindre rapport entre une narration contradictoire et l'aspect "labyrinthique" de l'histoire du soldat.

Jean Al ter écarte l'hypothèse du vécu (raconté par le médecin) puisque ce genre de reportage vériste s'oppose à tout ce que dit Robbe-Grillet par ailleurs, et il retient celle de la création imaginaire, considérant l'intrusion du JE-médecin comme étant "non seulement une fausse piste, mais un artifice arbitraire qui donne lieu à une circularité impossible et efface complètement la frontière entre

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la réalité et le rêve." (Alter 1966, p. 40-44). - J'ajoute pour ma part que s'il faut écarter l'hypothèse d'un médecin racontant ce qu'il a vécu tout en imaginant de quoi combler les lacunes, c'est que sa narration échoue lamentablement, alors que rien ne l'empêcherait d'imaginer un déroulement parfaitement cohérent à partir des éléments connus. Il s'agit donc d'un aspect de vécu trop faible pour s'affirmer en tant que tel, mais suffisamment fort pour contester l'impression d'un univers purement et simplement imaginaire. Le JE final n'est pas, à mon avis, une fausse piste, mais ce qui fait de l'ambiguïté l'objet principal du récit.

Pour Gun-Britt Svensson, le fait de désigner par JE ce médecin qui, avant la dernière section, a été mentionné à la troisième personne, correspond à un retour au statut initial du narrateur. Ce dernier s'est attribué un rôle dans la fiction pour pouvoir adresser la parole à son personnage principal, et à la mort du soldat, il proclame à nouveau son identité de narrateur (Svensson 1963, p. 336-38). — Svensson ne précise pas, malheureusement, ce qui empêcherait le narrateur de jouer ce rôle en tant que JE narré, mais on peut supposer qu'il importe de ne révéler le caractère de vécu, et partant l'équivoque fondamentale, qu'à la dernière section. Ce qui confirmerait évidemment l'existence de cette équivoque, sans la résoudre.

Signalons en dernier lieu que si nous ne pouvons tenir compte de la brillante étude de Jean-Pierre Vidal, c'est qu'elle se situe explicitement dans la perspective de l'écriture (comment ce récit a-t-il été inventé? ). Lorsque Vidal affirme dès l'abord que ni le tableau ni le médecin n'existent au départ puisqu'ils sont tous deux des produits du texte (Vidal 1975, p. 4), cette constatation, parfaitement justifiée en ce qui concerne l'écriture, est tout à fait incompatible avec la conception narratologique, qui repose sur la notion d'un déroulement préalable à la narration. L'étude de Vidal vise le travail du texte et se penche sur les éléments textuels en tant que générateurs; que l'histoire racontée soit plus ou moins contradictoire importe au fond très peu pour une recherche de ce genre.

Les études qui recherchent une histoire racontée dans ce roman ont toutes vu la contradiction essentielle entre une fiction explicitement imaginaire et un déroulement vécu, mais il y a partout une tendance à reléguer cette contradiction dans le domaine de l'accessoire, en tenant l'aspect de vécu pour un phénomène d'ordre secondaire, voire accidentel. Or, l'hypothèse de la présente étude consiste à considérer la contradiction comme voulue et essentielle, comme un procédé narratif spectaculaire, destiné à attirer notre attention sur une conception bien particulière du déroulement narré.

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2.3 Lecture

2.3.1 Mo i-ici-ma in teñan t

"Je suis seul ici, maintenant..."; ce début éminemment deictique semble avoir pour seule fonction de projeter la lecture en avant, à la recherche d'un repère. Par conséquent, le récit s'accroche à la fin de la phrase: "... bien à l'abri." — et le processus d'identification a trouvé un point de départ relativement solide: à l'abri de quoi? - La suite immédiate: "Dehors il pleut, dehors on marche sous la pluie ..." installe donc explicitement un ICI et un DEHORS, et elle sous-entend un AVANT et un APRES (cf. le maintenant initial). Or, on constate dès la première page que ces précisions sur l'espace extérieur sont purement hypothétiques et qu'on peut leur substituer tout terme qui s'oppose au "bien à l'abri":

dehors, il fait froid, le vent souffle entre les branches noires dénudées; le vent souffle dans les feuilles, entraînant les rameaux entiers dans un balancement, dans un balancement, balancement qui projette son ombre sur le crépi blanc des murs. Dehors il y a du soleil, il n'y a pas un arbre, ni un arbuste, pour donner de l'ombre, et l'on marche en plein soleil, s'abritant les yeux d'une main tout en regardant devant soi, à quelques mètres seulement devant soi, quelques mètres d'asphalte poussiéreux... (p. 9)

Dans la mesure où chaque élément évoque un contraste qui finit par éclipser son prédécesseur, l'espace extérieur devient une pure abstraction, et l'identification de l'espace-temps est quasiment nulle: ICI, on est à l'abri; DEHORS, on ne l'est pas. Tel est en effet le nouveau point de départ du processus:

Ici, le soleil n'entre pas, ni le vent, ni la pluie, ni la poussière, la fine poussière qui ternit
le brillant des surfaces horizontales, le bois verni de la table, le plancher ciré (...), la seule
poussière provient de la chambre elle-même, (p. 9-10)

La poussière de la rue, évoquée par le vent, qui provenait à son tour du "bien à l'abri", a fini par désigner un premier élément positif dans l'espace intérieur. Or, la poussière est à peine nommée qu'elle appelle un contraste, le brillant des surfaces horizontales. Référence soulevant d'emblée une nouvelle question puisque le brillant est justement caché par la poussière - sauf aux endroits où certains objets ont laissé des traces. Or, comment identifier ces traces?

Lorsque le contour est assez précis pour permettre d'identifier la forme avec certitude, il est aisé de retrouver l'objet original, non loin de là. Ainsi, la trace circulaire a-t-elle été visiblement laissée par un cendrier de verre, qui est posé juste à côté. De même, le carré (...) correspond au pied d'une lampe en cuivre ... (p. 10)

Une fois remonté aux objets, le regard n'a plus qu'à en retenir les détails pour en faire une réalité distincte; ainsi, la lampe est détaillée avec soin, mais .. qui dit lampe dit lumière, et le cercle lumineux que l'abat-jour projette au plafond est coupé par la paroi...

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Cette paroi, au lieu du papier peint qui recouvre entièrement les trois autres, est dissimulée
du haut en bas, et sur la plus grande partie de sa largeur, par d'épais rideaux rouges
(...) / Dehors il neige... (p. 11)

Nous avons retracé de manière assez détaillée le mouvement descriptif de ces trois premières pages, et son objectif semble maintenant assez clair. Dans n'importe quel texte, l'identification d'un moi-ici-maintenant initial dépendrait des précisions apportées par le texte suivant. Or, dans ce texte-ci, tout détail évoqué revêt le même aspect dénué de sens que la première phrase puisque son identification dépend d'autre chose, d'un reflet, d'un double, d'un contraste, qui renvoie encore à un nouvel élément, et ainsi de suite. Au fur et à mesure que les détails s'accumulent, ils entraînent l'ensemble dans une obscurité totale, où tout est image ou abstraction. Voyons l'exemple — un peu long, mais extrêmement significatif — de la trace en forme de croix :

(Dans la poussière recouvrant la table, on voit] une forme simple plus estompée, recouverte déjà par plusieurs journées de sédiments (...). C'est une sorte de croix: un corps allongé, de la dimension d'un couteau de table, mais plus large, pointu d'un bout et légèrement renflé de l'autre, coupé perpendiculairement par une barre transversale beaucoup plus courte; (...) On dirait une fleur (...). Ou bien, ce serait une figurine vaguement humaine (...). Ce pourrait être aussi un poignard (...) (p. 13)

Certains trouveraient cette recherche d'un modèle d'origine quelque peu maniaque, mais le procédé est, somme toute, assez compréhensible: partant d'une description détaillée, on énumère les motifs concrets possibles ou simplement imaginables. Mais, lorsque le regard revient à cette trace, qui se retrouve sur le marbre de la cheminée, c'est pour la mettre en rapport avec une autre image ...

Un motif analogue orne encore le papier peint des murs (...) un fleuron, une espèce de clou de girofle, ou un minuscule flambeau (...). / Mais cela pourrait être plutôt une sorte de torche électrique, car l'extrémité de ce qui est censé produire ia lumière est nettement arrondie, comme une ampoule oblongue, au lieu d'être pointue comme une flamme. Le motif, reproduit des milliers de fois du haut en bas des murs autour de la chambre, est une simple silhouette de la taille d'un gros insecte, colorée d'une teinte uniforme, si bien qu'il est difficile de l'interpréter: aucun relief en particulier n'y est discernable, non plus que le filament incandescent qui doit se trouver à l'intérieur de l'ampoule. L'ampoule est d'ailleurs cachée par l'abat-jour. Seule est visible au plafond l'image du filament: petit hexagone interrompu se détachant en ligne lumineuse sur le fond d'ombre, et plus loin vers la droite un petit hexagone identique, mais mobile ... [i.e. l'ombre d'une mouche qui se déplace le long du bord supérieur de l'abat-jour] (p. 19-20).

De la trace en forme de croix à un motif analogue, qui renvoie à d'autres objets possibles, notamment à une torche électrique dont le filament incandescent, invisibleet hypothétique, renvoie à celui de la lampe, également invisible, mais qui projette au plafond une image lumineuse dont les contours sont identiques à

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l'ombre d'une mouche ... Au terme de ce processus d'identification, nous trouvonsainsi un réseau d'images qui se dégagent de toute appartenance concrète pour se renvoyer les unes aux autres, tout en accusant le vide au cœur de la constellation.

Néanmoins, les objets concrets semblent assez stables pour permettre une transposition imaginaire vers cette rue que le JE initial a déclarée totalement invisible. A l'origine du réverbère (p. 16) se trouve ainsi la lampe de bureau (pp. 10, 14), et la description de la neige descendant doucement, dans une chute uniforme, ininterrompue, verticale (p. 14-15) s'inspire manifestement des particules de poussière, descendant doucement, verticalement, toujours à la même vitesse (p. 12). Transposition à sens unique, semble-t-il, mais quelques pages plus loin, des passages accélérés d'un domaine à l'autre apportent des précisions dans les deux sens pour dresser des plans exacts — et identiques — des traces dans la neige et dans la poussière du parquet (p. 18-19). L'importance de ces précisions est pour le moins aussi grande pour la chambre que pour la rue; les traces sur le parquet, dont le texte antérieur a simplement signalé l'existence (p. 12), constituent un réseau de lignes et d'angles sans lequel l'emplacement des meubles resterait à tout jamais indéfinissable. Pour une très large part, les deux espaces évoluent donc en images l'un de l'autre tout en laissant supposer un point de départ commun, un creux au cœur de l'univers narré.

Examinons en dernier lieu la création la plus spectaculaire dans cet univers hallucinant où un JE cherche désespérément à se situer par rapport à des images du même au même. On sait que depuis sa chambre hermétiquement close, le personnage n'a aucune vue sur l'extérieur, ce qui ne l'empêche pas de dénigrer le panorama:

Au lieu des perspectives spectaculaires auxquelles ces enfilades de maisons devraient donner naissance, il n'y a qu'un entrecroisement de lignes sans signification, la neige (...) ôtant au paysage tout son relief, comme si cette vue brouillée était seulement mal peinte... (p. 15)

Dans cet espace dominé par le vague et le flou, la description du réverbère, une
page plus loin, a de quoi surprendre:

Contre la base conique du support en fonte, évasée vers le bas, entourée de plusieurs bagues plus ou moins saillantes, s'enroulent de maigres rameaux d'un lierre théorique, en relief: tiges ondulées, feuilles palmées à cinq lobes pointus et cinq nervures très apparentes, où la peinture noire qui s'écaille laisse voir le métal rouillé...

Il va de soi que le personnage est libre d'inventer ce qui lui plaît dans cet espace qui se soustrait à sa vue, mais cette profusion de détails défie singulièrement la visibilité quasiment nulle qu'il vient d'y installer. A moins, bien sûr, de se trouver tout près de ce réverbère ...

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...Un peu plus haut, une hanche, un bras, une épaule s'appuient contre le fût du réverbère. L'homme est vêtu d'une capote militaire (...). Son visage est grisâtre; (...) Les paupières sont grises, comme le reste; elles sont baissées. La tête est inclinée en avant. Le regard se trouve dirigé vers le sol ... (p. 16-17)

Telle est la première apparition du soldat, réplique exacte du moi initial, dans ce sens qu'il vient couronner une création symétrique: à l'intérieur, regard-objet; à l'extérieur, objet-regard, — et qu'il est un regard dépendant entièrement des objets environnants, objets dont le caractère virtuel peut à tout instant l'entraîner dans le néant. En effet, la description du carrefour amène un dédoublement qui remet tout en question:

Le soldat porte un paquet sous son bras gauche. Son bras droit, de l'épaule jusqu'au coude, s'appuie contre le réverbère (...). Sur la gauche (...), il y a seulement deux fenêtres, puis l'arête de la maison, puis dans la direction perpendiculaire une nouvelle succession de fenêtres et portes identiques, comme si un miroir avait été dressé là, faisant un angle obtus (...) avec le plan des façades; et la même série se répète (...). Contre le pied du réverbère est appuyé un soldat, nu-tête, le visage baissé, les deux mains cachées dans les poches de sa capote. Il a, sous son bras droit, un paquet enveloppé de papier brun, quelque chose comme une boîte à chaussures, ... (p. 20-22)

C'est donc le miroir, évoqué en simple comparaison, qui finit par l'emporter: il est désormais impossible de distinguer entre soldat concret et soldat reflété, et la seule certitude est le miroir même, le creux au cœur de la constellation. Mais, à y regarder de plus près, quelle est donc la position du regard principal, par rapport à ce miroir? — Selon l'alternative indiquée, on voit soit deux façades perpendiculaires, soit une façade reflétée dans un miroir. Pour que cette alternative soit possible, le regard doit forcément se situer devant l'arête de l'immeuble, donc à la place du miroir — et il convient de lire: comme si le regard avait été un miroirl - La véritable portée de ce passage réside dans le fait que l'influence exercée par le regard principal consiste à transformer la perception en reflet du même au même, accusant ainsi le creux au centre de la constellation. Si la fin de la première section fait table rase de toutes les images et de tous les reflets, ne laissant qu'un décor vide, "sans un homme, ni une femme, ni même un enfant" (p. 24), c'est précisément que le regard-miroir s'est trouvé confronté à son propre néant. Le processus d'identification doit maintenant se poursuivre à un autre niveau, par personne interposée. Le récit, désormais, c'est ...

2.3.2 L'histoire du soldat

Planté au pied d'un réverbère, pour les besoins de la cause (c'est-à-dire l'alibi d'un
regard), puis dédoublé dans une vision réfléchie, ce soldat accède difficilement
au statut de personnage dans l'univers imaginé par le JE initial. Or, il existe une

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fiction qui lui confère une certaine autonomie, à savoir le tableau, "La Défaite de Reichenfels", gravure en noir et blanc datant d'un autre siècle et figurant une salle de café surpeuplée. — Ce tableau est décrit au début de la section 2 (p. 24-29), et le contraste avec la rue déserte s'impose à première vue. Or, malgré le caractèretrès dramatique de la scène et la profusion de détails suggestifs, toute tentativede compréhension se bute contre des présences impénétrables: groupes ferméssur eux-mêmes, expressions inexplicables, gestes figés en pleine évolution (p. 24-25). C'est donc avec un certain soulagement que le spectateur finit par repérer trois soldats immobiles et silencieux au fond de la salle.

Ils ne conversent pas entre eux; ils ne s'intéressent à rien de précis (...). Ils n'ont rien à faire. (...). L'orientation de leurs visages - l'un de face, l'autre de profil, ledernierde trois quarts arrière - n'indique aucun sujet commun d'attention. Le premier, le seul dont les traits soient entièrement visibles, montre d'ailleurs des yeux fixes, vides, sans expression aucune, (p. 28).

Ce premier soldat, qui est montré de face, sera le protagoniste du récit qui ne va pas tarder à "décoller". A comparer cette scène à la vision réfléchie du carrefour, on constate que notre futur héros occupe le point mort entre les deux autres soldats et qu'il se substitue donc au regard-miroir du JE initial, auquel il fait face ici. Leur champ de vision est ainsi identique, à ceci près que leurs angles de vue sont diamétralement opposés.

Ainsi s'accomplit le transfert décisif du JE au soldat. Situés tous deux en regards devant un même objet, ils se distinguent uniquement en ceci que le soldat assume le rôle d'un personnage dans une situation fictive, tandis que l'identité du JE dépend de sa seule perception. Le processus d'identification peut maintenant reprendre à un autre niveau: si le JE parvient à insérer cette scène figée dans un déroulement dynamique, susceptible de forger une raison d'être au soldat, il se trouvera du même coup identifié lui-même, en tant que créateur de fiction.

On a sans doute remarqué que le raisonnement précédent repose entièrement sur la notion de vision réfléchie que nous n'avons pu déterminer que par la position du paquet (sous le bras gauche, puis sous le bras droit). Cette fonction d'instrument narratif que nous avons ainsi attribuée au paquet se manifestera tout au long du récit: lors de la description du tableau, c'est, entre autres, la position du paquet qui confère un aspect particulier au gamin: Au premier plan, un gamin est assis par terre entre des buveurs attablés et des ouvriers debout qui s'efforcent de lire des affiches sur le mur de droite ...

Un peu en avant, entre ces dos tournés [ceux des ouvriers] et la première rangée de buveurs tournée dans l'autre sens, un gamin est assis à même le sol (...)• L'enfant est représenté de face, il a les deux jambes repliées sous lui; il ferme ses deux bras autour d'une grosse boîte, quelque chose comme une boîte à chaussures, (p. 25-26)

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Par sa position au point mort d'une constellation symétrique, par la direction de son regard et surtout par le statut "neutre" indiqué par la boîte tenue dans les deux bras (signalé par Vidal 1975, p. 51), ce gamin incarne le JE initial au même titre que le soldat. En effet, il sera le regard porté sur le soldat à l'intérieur de la fiction; ce sera lui qui abordera à tout instant le soldat pour lui demander d'où il vient, ce qu'il fait, où il va, — autant de questions concrètes dont la totalité constitue la question primordiale: Qui es-tu?

Telles sont donc les données exposées par les deux premières sections; pour faire démarrer la fiction, il suffit d'ajouter à la scène représentée une troisième dimension (p. 31) et de la situer dans un déroulement temporel: "il a fini son verre depuis longtemps" (p. 29), "C'est l'enfant qui prononce les premières paroles " (p. 30). En principe, rien ne devrait s'opposer, désormais, à l'épanouissement d'une fiction dont les matériaux seraient les éléments disposés devant le regard du créateur.

En effet, après une série de tâtonnements où le récit risque à tout instant de s'enliser à nouveau, le déroulement se présente de manière assez claire, à condition de s'en tenir aux grandes lignes. Après avoir bu son verre de vin, le soldat reprend ses allées et venues dans le quartier; il rencontre le gamin à plusieurs reprises, et il pénètre à sa suite dans un couloir d'immeuble, où une jeune femme (probablement la mère) l'invite à entrer se reposer dans son appartement pendant qu'on cherche à reconstituer le nom de la rue où il devait se rendre. Un invalide, qui semble y habiter également, conclut d'office que le soldat cherche l'entrepôt militaire, et il charge le gamin de l'y accompagner. Il passe donc la nuit dans un dortoir, torturé par la fièvre et par l'idée de perdre le fameux paquet, au sujet duquel il a toujours donné des explications extrêmement évasives. Au petit matin, il se sauve du dortoir pour livrer le paquet ou s'en débarrasser "pendant qu'il est encore temps" (p. 127).

Si l'essentiel se laisse résumer assez facilement, les difficultés sont par contre considérables sur le plan des détails, où le lecteur a le plus grand mal à "distinguer entre rêve et réalité". Cette distinction paraît évidemment absurde dans la mesure où il s'agit explicitement d'une fiction inventée par un moi-ici-maintenant, mais le fait est que nous avons également affaire à un narrateur qui s'accroche obstinément à l'idée d'un déroulement préalable. Cette contradiction, qui mine et sape l'univers narré pendant toute la première partie du roman, sans toutefois se manifester clairement, constitue le thème primordial, voire unique, de la section 9.

2.3.3 La contradiction en abyme

A la fin de la section 8, le soldat quitte l'entrepôt militaire, après avoir changé de

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capote. Dans la poche de sa nouvelle capote, il trouve une bille en verre. — La
section 9 commence ainsi:

C'est une bille de verre ordinaire, d'environ deux centimètres de diamètre. Toute sa surface est parfaitement régulière et polie. L'intérieur est tout à fait incolore, d'une transparence absolue, à l'exception d'un noyau central, de la grosseur d'un petit pois. (...) Tout autour, la masse de verre limpide ne laisse apercevoir que des fragments méconnaissables du dessin rouge et blanc dont elle occupe une fraction circulaire. Au-delà de ce cercle s'étend de toutes parts le quadrillage à damier de la toile cirée qui couvre la table. Mais, à la surface de la bille, se reflète en outre, pâli, déformé, considérablement réduit, le décor de la salle de café. / L'enfant fait rouler la bille sur la toile cirée à carreaux blancs et rouges (...). Elle traverse [la table) en diagonale, longe le grand côté revient à son point de départ... (p. 142)

Le soldat a donc retrouvé le café (on ignore comment), et il a fait cadeau de la bille au gamin. Le passage cité résume un aspect primordial de tout ce que nous avons lu jusqu'ici. Guidé par le gamin, le soldat accomplit un trajet triangulaire (café — appartement — caserne - café), mais tout ce qu'il voit est une même image dont les seules proportions varient selon le déplacement. De même que la salle de café est identique à celle du tableau, de même l'appartement de la jeune femme correspond point par point à la chambre initiale. Quant à la caserne, elle est d'abord une simple déduction de la présence du soldat (Où as-tu dormi? — à ta caserne? demande le gamin (p. 42-43)), puis l'objet de ses réflexions sur l'aspect traditionnel d'une caserne — il n'en a pas vu dans la ville — et sur celui d'une caserne camouflée en bâtiment civil (p. 73-74); en effet, l'entrepôt où le conduit le gamin est un savant mélange d'éléments militaires et civils, cf. par exemple les vêtements du préposé (p. 98).

Notons en outre que si la bille en verre incarne cette projection en avant d'une même image, elle est en elle-même un point noir au cœur de la constellation, c'est-à-dire l'effet de miroir en tant qu'abstraction. Tel est précisément l'obstacle auquel se heurtent constamment le créateur et le personnage dans leur recherche de repères. Le soldat demande son chemin au gamin, mais leur dialogue (p. 37) peut se résumer ainsi: Où va-t-on par là? — Au boulevard. —Et par là? —Au boulevard. —Le même? — Oui... non ... c'est le boulevard !—Nile même, ni un autre mais le boulevard, donc une pure abstraction. Il en va de même pour le gamin (pas le même que l'autre, cf. plus loin) et pour le soldat: l'appartement de la jeune femme est la réplique exacte de la chambre initiale, à ce détail près que le tableau est remplacé par la photo du soldat, non pas le "nôtre", mais le mari de la femme. Toutefois,...

le visage, paré d'un sourire de convention, a été tellement gratté, rectifié, adouci, qu'il
n'a plus aucun caractère, ressemblant désormais à toutes ces images de soldats ou marins

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en partance qui s'étalent aux vitrines des photographes. Pourtant, le cliché originel semble
bien avoir été pris par un amateur (...) car le décor (...) est la rue elle-même devant la
porte de l'immeuble, près d'un bec de gaz au fût conique ... (p. 67)

A y regarder de près, la différence entre les deux soldats nous échappe, et nous
retrouvons encore une fois l'abstraction: ni le même, ni un autre, mais simplement
le soldat.

Ce qui se trouve ainsi mis en relief par l'image de la bille qui roule tout en reflétant le décor, c'est la création d'une fiction qui avance en désignant son masque du doigt. Cette projection de reflets du même au même, cette création par le langage, rien de plus normal pour l'invention d'une fiction. Or, le récit accuse en même temps une tendance radicalement opposée; voyons la suite de la section 9:

Ce gamin-ci est celui du café, semble-t-il, qui n 'est pas le même que l'autre, qui a conduit
le soldat (ou qui le conduira, par la suite) jusqu'à la caserne - d'où, justement, il a rapporté
la bille.

La contradiction, qui s'est en fait manifestée tout au long du récit, se trouve ici réduite à sa plus simple expression: la bille en verre évoque un passé qui dépend à la fois d'une création imaginaire à venir et d'un déroulement préalable à raconter; en d'autres termes, la nuit passée à la caserne n'a pour ainsi dire pas encore été inventée, mais elle constitue néanmoins un passé indispensable pour comprendre la situation présente. — A maintes reprises, ces deux tendances se sont déjà confrontées, à commencer par la première création du soldat, au pied de son réverbère, le paquet sous le bras, ce paquet qui "se trouve maintenant sur la commode" (p. 22). Cette réminiscence d'un déroulement préalable, que tout conteste par ailleurs, s'accroche obstinément au récit et se manifeste dans la recherche d'un ordre temporel et causal que les modalités de la création excluent. On se souvient, par exemple, que les premiers entretiens entre le soldat et le gamin se terminent invariablement par la fuite de ce dernier, ce qui cause un certain désarroi: "Pourtant, c'est bien le même gamin qui précède le soldat quand celui-ci pénètre dans la salle de café." (pp. 36, 38). Réflexion absurde de la part de celui qui a imaginé cet univers fictif par des associations d'images et de mots, mais il s'accroche, coûte que coûte, à l'idée d'un déroulement préalable, comportant un avant et un après.

A la sortie du café, le soldat rencontre un homme en costume bourgeois (le JE de la section finale) qui semble vouloir le retenir. Suit un véritable dialogue de sourds (p. 149-55) où le soldat fait tout son possible pour confirmer et renier le rendez-vous, tandis que le bourgeois s'obstine à lui indiquer un autre carrefour dans le quartier, où il a vu quelqu'un attendre, au pied d'un réverbère ... Avec un soin qui ne laisse rien au hasard, le récit nous énumère tous les efforts contradictoiresdu soldat pour renier sa mission sans toutefois manquer l'occasion de l'accomplir.Comme

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complir.Commeil ne pouvait exclure la possibilité de se trouver justement nez à
nez avec celui qui lui avait donné rendez-vous,...

le soldat devait choisir entre deux solutions: parler plus franchement, ou faire aussitôt
machine arrière. Mais il n'avait pas eu le temps d'opter pour l'une ou l'autre, et il s'était
obstiné dans les deux directions à la fois ... (p. 152-53)

Ce double statut du rendez-vous correspond parfaitement à la contradiction générale: dans la perspective de la fiction explicite, l'image du soldat errant génère l'idée d'un rendez-vous; dans la perspective d'un déroulement à raconter, le rendez-vous convenu est un fait préalable qui explique la présence du soldat. Lorsque ce dernier s'obstine dans les deux directions à la fois, il fait tout son possible pour assurer la coexistence de deux perspectives incompatibles.

Dans le dernier passage de cette section 9, qui reproduit, en abyme, les données
essentielles du roman, le soldat est sur le point de se débarrasser de son paquet:

Jeter le paquet, sans le défaire, constituerait de tous les points de vue la solution la plus
simple. Le soldat (s'approche d'une bouche d'égoutet] s'abaisse, de manière à contrôler
que la boîte n'est pas trop haute pour passer par l'ouverture arquée (...). La boîte passera
juste (...). Pourquoi, aussi bien, ne pas la jeter tout de suite?
Au dernier moment, le soldat ne peut s'y résoudre, (p. 156-57)

Comme le rendez-vous est de toute façon manqué et que le contenu du paquet n'a aucune importance en soi, la tentation de s'en débarrasser est forte; si le soldat, en tant que personnage, ne peut s'y résoudre, c'est que ce paquet est la preuve de sa mission et, partant, de son identité; c'est le paquet qui fait du soldat autre chose qu'une simple présence, voire une image. — Pour le créateur de cet univers fictif, le paquet est également encombrant au plus haut point; le faire disparaître maintenant reviendrait à couper tout lien avec le paquet "qui se trouve maintenant sur la commode" (cf. le début), ce qui ferait définitivement basculer l'ensemble du récit dans le domaine de la fiction explicite. Du coup, le paquet-sur-lacommode serait une simple erreur de parcours — il y en a eu tant d'autres! — et la création de l'univers imaginaire pourrait évoluer librement, dégagée de cette notion - très encombrante, en effet — d'un déroulement préalable. Si le récit ne peut se résoudre à appliquer ce moyen expéditif, c'est que la contradiction radicale entre création imaginaire et déroulement préalable doit être précisément ce qu'il veut raconter.

2.3.4 Délire

Après cette prise de conscience du paradoxe qui s'est inscrit dans le texte depuis le début, le récit n'a plus qu'à assumer la contradiction, en s'engageant délibérément dans les deux directions à la fois. A la fin de la section 9,1e soldat rencontre à nouveau le gamin, qui lui pose les questions habituelles.

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Alors, ils ont entendu le bruit, très lointain, de la motocyclette, (p. 160, fin de la section 9)

Comme le lecteur sait déjà que l'invasion ennemie est imminente, après la débâcle sur le front, on sait à quoi s'en tenir, et, du coup, un vrai déroulement narré semble s'imposer. Or, le récit s'engage immédiatement dans la direction opposée; voici le début de la section 10:

Non, c'était autre chose. Il fait noir. De nouveau c'est l'attaque, le bruit sec et saccadé
des armes automatiques, (...). Le blessé se fait de plus en plus pesant (...). Il faut le soutenir
et le tirer en même temps, (p. 160).

La première correspondance s'établit donc entre le bruit saccadé et une image de guerre tout ce qu'il y a de plus standard: un brave soldat transportant un camarade blessé sous le feu ennemi. A cette image se substitue celle du soldat errant dans la ville, et "l'image suivante représente la chambrée d'une caserne, ou plus exactement d'une infirmerie militaire." (p. 161). Après une suite de fragments difficilement identifiables, nous retrouvons le soldat et le gamin, et... "C'est alors qu'ils ont entendu le bruit, très lointain, de la motocyclette." (p. 164) Enfin l'invasion ennemie, et un déroulement en règle: le gamin essaie tant bien que mal de tirer le soldat - qui est à bout de forces - vers un abri, mais ils se font repérer par les hommes sur la motocyclette, et...

... aussitôt le soldat a reconnu le crépitement sec et saccadé de la mitraillette qui se mêlait au tumulte. / II a ressenti un choc violent sur le talon de sa chaussure droite. Il a continué. (...). Juste comme il passait le tournant, une nouvelle rafale a claqué. Une douleur aiguë lui a traversé le côté gauche. Puis tout s'est arrêté, (p. 168)

On ne trouvera guère de meilleure manifestation du fait de "s'obstiner dans les deux directions à la fois". Le bruit sec et saccadé déclenche d'une part une série de déductions concernant les souvenirs d'un soldat récemment revenu du front et, d'autre part, un déroulement dynamique qui s'inscrit dans un ordre temporel et causal. S'il était question de deux suites distinctes, on pourrait assez'facilement les disposer dans un ordre général (la moto rappelant au soldat des scènes passées avant de s'imposer directement), mais les interférences rendent cette distinction impossible. D'abord, l'alternative moto ou mitraillette est neutralisée par l'apparition d'une moto avec une mitraillette; ensuite, le choc violent ressenti sur le talon de la chaussure droite (p. 168) est manifestement inspiré par une vision antérieure, cf. la section 2: "l'arrière du soulier droit présente une large entaille sur la tige et le talon ..." (p. 33).

A tout instant, le déroulement narratif est ainsi bloqué par la création d'une fiction, et vice-versa. Jusqu'au début de la dernière section, le récit se lance tantôt dans une direction et tantôt dans l'autre, essayant désespérément de situer le soldatdans une évolution temporelle et causale, tout en donnant la priorité à la

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projection d'images et de reflets. Ces tentatives évoluent en véritable délire, les bribes d'une action éclatée tournoyant côte à côte avec les fragments d'une vaste constellation imaginaire. Certes, le soldat se trouve "maintenant" dans l'appartementde la jeune femme, en proie à une forte fièvre, mais son délire n'est pas la cause de ce vertige qui a saisi tout le récit; il est la manifestation la plus concrète du désarroi que doit éprouver tout lecteur devant cet univers textuel où tout éléments'inscrit dans deux systèmes contradictoires et se trouve, de ce fait, réduit à une pure abstraction.

2.3.5 Moi-ici-maintenant

On a déjà vu que la dernière section commence par un retour au JE narratif qui prend le lecteur complètement au dépourvu: "A ma dernière visite, la troisième piqûre a été inutile. Le soldat blessé était mort" (p. 211). A priori, cf. les prémisses mentionnées plus haut, ce JE désigne le même personnage que celui qui a ouvert le récit, et nous nous retrouvons en effet dans la chambre du narrateurcréateur. Est-ce que cela signifie que le JE initial se révèle être le médecin, personnage dans l'histoire du soldat? Non, car cette solution impliquerait la suppression pure et simple de toute la création imaginaire, c'est-à-dire des trois quarts du roman. — II est vrai, par contre, que le JE initial devient JE narré dans l'histoire qu'il vient d'imaginer, et que ce changement d'identité semble en quelque sorte causé par la mort du soldat. — Qu'est-ce à dire?

Pour implanter dans cette constellation d'images et de reflets ce semblant de dynamisme qui rend légitime la recherche d'un déroulement à raconter, le JE initial a eu besoin d'un personnage chargé d'une mission. Celle-ci peut nous sembler vaine et dérisoire, certes, mais elle revêt incontestablement un aspect nettement plus concret que la recherche d'une identité. Or, on a bien vu que le rapport entre le soldat et sa mission est de nature hautement contradictoire: d'après la perspective choisie, la mission est soit la cause, soit l'effet de la présence du soldat. C'est cette équivoque qui se trouve sensiblement modifiée à sa mort, puisque la mission subsiste, sans le support du personnage: le paquet a survécu à la débâcle, et il faut toujours le faire parvenir à son destinataire.

Du coup, la mission préexisterait au soldat, et le déroulement narratif l'emporterait
sur l'imaginaire. Il est vrai qu'en même temps, l'univers du récit se
trouve scindé en rêve et en réalité, mais il faut voir de quelle manière?

Le corps est resté chez le faux invalide, qui fera une déclaration en règle, racontant toute
l'histoire telle qu'elle s'est réellement passée: un blessé qu'ils ont recueilli dans la rue et
dont ils ignorent jusqu'au nom, puisqu 'il n 'avait aucun papier sur soi. (p. 212)

On constate donc que le narrateur dépouille le drame vécu de toute caractéristiqueet

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tiqueetque c'est dans une version strictement anonyme qu'il en confie la narrationà un autre. On peut, bien entendu, considérer ce blessé inconnu comme le générateur qui préexiste à toute la création, mais il est tout aussi légitime d'y voir le produit final d'un récit qui s'enlise dans l'abstrait tout en recherchant le spécifique. Ce qui semble certain, c'est que ces faits dits réels ne constituent pas l'histoire du soldat, ni dans son aspect de déroulement, ni, à plus forte raison, dans son aspect de création imaginaire. Ce double aspect est assumé par le paquet, qui, on l'a remarqué, ne fait pas partie de la "réalité" officielle ...

La boîte est maintenant bien en sûreté - sur le marbre noir, fêlé, de la commode - refermée,
rempaquetée, refïcelée. (p. 213)

Le plus important, dans tout cela (i.e. le contenu de la boîte |, ce sont les enveloppes des lettres: elles portent en suscription le nom - Henri Martin - du soldat à qui elles étaient adressées, et le secteur postal de celui-ci. Au dos se trouvent le nom et l'adresse de la jeune fille qui les a écrites. C'est à elle qu'il faudra expédier l'ensemble lorsque la poste fonctionnera de nouveau (...). A moins que les lettres seules ne soient destinées [à la fiancée], le poignard, la montre et la bague appartenant de droit au père. (...). Plutôt que d'envoyer le paquet par la poste, il serait sans doute préférable de l'apporter et de le remettre en mains propres ... (p. 215-16)

Ainsi, le JE initial devient personnage dans la fiction, qu'il transforme en déroulement à venir, puisque c'est lui, désormais, qui va assurer la transmission du paquet, dans des conditions analogues à celles qu'il vient d'imaginer. La recherche acharnée d'un déroulement préalable dans la fiction explicite a abouti à une suite d'événements imaginaires, passés et à vivre. Quand, à la dernière page, nous retrouvons le JE dans sa chambre, encore occupé à en faire l'inventaire, rien n'a changé depuis le début, à ce détail près qu'il finit par en sortir (pour livrer le paquet? ) ...

... après la porte de la chambre, le vestibule obscur où la canne-parapluie est appuyée obliquement contre le porte-manteau, puis, la porte d'entrée une fois franchie, la succession des longs corridors, l'escalier en spirale, la porte de l'immeuble avec sa marche de pierre, et toute la ville derrière moi. (FIN).

Telle est la dernière manifestation de la contradiction essentielle, que la dernière section semble un instant surmonter, mais qui sort en fait renforcée de l'épreuve. La création imaginaire a désigné un point de départ réel (le blessé inconnu), mais, ce faisant, elle a fait du paquet un élément imaginaire et pourtant irréductible. C'est à cet élément que s'accroche désormais le narrateur; en racontant qu'il se dirige vers la ville, tout en précisant que celle-ci se trouve derrière lui, il assume cet imaginaire vécu en en faisant un déroulement à vivre: Ici et Maintenant, Je me trouve devant une vaste constellation imaginaire, qui n'est peut-être pas tout à fait imaginaire puisqu'il y a le paquet. J'ignore si j'ai tout inventé à partir de ce

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paquet ou si j'ai inventé le paquet aussi, mais il est maintenant ma réalité, à partir
de laquelle je dois assumer tout le reste, c'est-à-dire (re)vivre ce que j'ai imaginé.

Vivre ou revivre? — C'est en situant derrière lui l'espace où il tâchera d'accomplir
une mission devenue la sienne que le narrateur se refuse à trancher.

2.4 Que raconte le récit?

Nous avons pu constater que l'objet de ce récit — ce qui en conditionne la structure d'ensemble — n'est pas le drame vécu par un soldat égaré dans une ville plus ou moins labyrinthique, mais les efforts acharnés d'un énonciateur pour se situer par rapport à cette histoire. D'une part, il assume la fonction de créateur de fiction, imaginant tout un univers à partir d'un minimum de données. Il accomplit même cette création à l'extrême, dans ce sens que les objets présents (dans la chambre), qui semblent servir de générateurs, subissent à leur tour des influences venant de l'univers imaginaire. On a déjà vu les influences réciproques entre la chambre et la rue, mais le tableau fournit un exemple encore plus frappant. Au début de la section 2, la scène figurée est décrite et commentée jusqu'à épuisement, mais, néanmoins, la jeune serveuse n'y sera introduite que beaucoup plus tard (section 7, p. 111-13), c'est-à-dire à un moment où la jeune femme accueillant le soldat en a déjà fourni le modèle. — En fin de compte, cet univers fictif est imaginaire à tel point que son point de départ se réduit à une série d'abstractions qui ne peuvent se manifester que sous la forme de multiples variantes.

D'autre part, l'énonciateur accomplit dans toute la mesure du possible la tâche de narrateur d'une suite d'événements passés, précisant dès l'abord qu'il s'agit d'une aventure vécue, malgré son aspect de rêve. Comme il est matériellement impossible de soumettre cet univers explicitement imaginaire à une narration sans heurt ni faille, la notion de déjà accompli évolue en véritable hantise et risque à tout instant d'anéantir la fragile constellation imaginaire.

Dans l'une et l'autre démarche, l'instrument principal de l'énonciateur est le
fameux paquet, et l'on pourrait ainsi affirmer que l'objet du récit est l'histoire
d'un paquet. Que nous dit-on donc à son sujet?

Il est, tout d'abord, un objet inventé en même temps que le soldat, mais, immédiatementaprès, il est le témoignage d'un déroulement passé. Ensuite, il est un instrument par lequel on introduit un effet de miroir et substitue à la distinctionobjet-reflet la distinction entre reflets (ou variantes) et centre reflétant (ou abstraction). Il assure la transition entre l'espace de l'énonciateur et l'univers où évolue le soldat, introduisant dans cet univers la notion de faits révolus et celle d'une pure abstraction. Dès que la fiction prend un semblant de forme, il y constitueune force qui conditionne à peu près toutes les relations. Pour le soldat,

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c'est un objet à transmettre à un destinataire inconnu; les autres personnages veulent à tout prix en connaître le contenu et acceptent difficilement les réponses évasives du soldat; le lecteur partage dans une certaine mesure la curiosité des autres personnages, mais s'interroge surtout sur son degré de réalité; la révélation de son contenu - d'une banalité décevante - n'affecte en rien sa fonction, ni son importance.

Ce que raconte le récit, c'est donc la transmission d'un objet, qui, en tant que forme, efface la frontière entre réalité et reflet, entre concret et abstrait; l'objet à transmettre est une réalité imaginaire, d'un contenu que le porteur connaît et ignore, que toute personne non initiée prend pour l'essentiel, et qui, en fin de compte, aura servi de simple prétexte pour assurer la narration d'une transmission. Ce qui revient à dire que l'objet du récit est le paradoxe fondamental assumé par celui qui veut à la fois inventer une fiction et en faire un déroulement préalable à la narration.

3. Au-delà du récit

Dans ce qui précède, il a parfois été question de "réalité", terme malheureusement très équivoque, mais difficile à éviter dans la mesure où la provocation quasiment constante de ce récit se ramène à la distinction impossible entre "rêve et réalité". Jusqu'ici, ce terme a donc désigné ce qui semble doté d'une existence vérifiable dans l'univers de la fiction, tandis que pour finir, nous allons l'employer à propos de la réalité hors texte.

En principe, la lecture narratologique doit s'arrêter aux confins du texte, la réalité n'étant pas son domaine. Or, comme l'intérêt essentiel, voire unique, de la fiction est sa capacité de faire parler de cette réalité, dont elle ne saurait parler elle-même, on peut toutefois suggérer une transposition, mais vers quelle réalité?

Bien des commentateurs ont suggéré des transpositions entre certains éléments du récit et une réalité d'ordre historique ou philosophique. Il est tentant, par exemple, de comparer l'ambiance défaitiste de la ville fictive à la défaite française en 1940, ou encore de voir dans les pérégrinations du soldat une recherche d'ordre existentiel, ou même religieux (cf. la jeune femme qui lui donne du pain et du vin). - II est vrai que Robbe-Grillet, dans le prière d'insérer, met le lecteur en garde contre ce genre d'interprétation, mais cet avertissement concerne ce qu'il a voulu y mettre, et non ce que le lecteur peut y trouver. Du point de vue qui nous occupe ici, l'inconvénient des interprétations mentionnées réside dans le fait qu'elles ne tiennent aucun compte du principe contradictoire structurant l'ensemble du récit.

Si l'on tient cette contradiction pour l'essentiel, la transposition entre lastructureinterne

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tureinterneet la narrativité s'impose d'emblée. Le récit raconte la coexistence impossible entre création imaginaire et narration au sens propre, mais telle est précisément l'image de marque de la prose narrative. Contrairement à tout autre énoncé, le récit fictif est à la fois produit imaginaire et déroulement préalable.

Il semble donc légitime de suggérer que la réalité dont fait parler ce roman concerne le statut de la fiction dans la réalité, et plus exactement cette convention référentielle que Robbe-Grillet considère comme faisant partie de l'idéologie dominante. Pour subvertir cette idéologie de l'intérieur, l'auteur peut en effet inventer un récit qui raconte qu'il invente un déroulement préalable à sa narration.

Nils Soelberg

Copenhague

Résumé

Partant des principes de la lecture narratologique - dont le plus important est la notion d'un déroulement narré, et non celle d'une fiction inventée - la présente étude se propose de dégagerle principe structurant l'ensemble de Dans le Labyrinthe. Le point de départ du récit est un moi-ici-maintenant qui cherche à se situer dans un espace peuplé d'images et de reflets

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qui échappent à toute tentative d'identification. Pour lancer la recherche d'une identité à un autre niveau, le JE initial imagine un univers fictif comportant un personnage principal (le soldat), chargé d'une mission. Si cet univers n'atteint à aucun instant un degré de cohérence apte à véhiculer un déroulement au sens propre, c'est que son créateur tient à y préserver un aspect explicitement imaginaire, tout en y cherchant désespérément un déroulement préalable. A la mort du soldat, le JE initial devient JE narré dans l'histoire, et il assume à son tour la mission du soldat, transformant ainsi un univers imaginaire en expérience à vivre. L'étude essaie de démontrer que l'objet principal du récit est précisément ce manque de cohérence causé par la coexistence impossible d'une fiction explicite et d'un déroulement à narrer. Par là, le roman semble viser directement le statut de la fiction dans la réalité.

Ouvrages cités

Alter, 1966: Jean Alter: La Vision du Monde d'Alain Robbe-Grillet. Structures et
significations. Genève, Droz.

Berger, 1960: Yves Berger: "Dans le Labyrinthe", N.N.R.F. VIII No 85, p. 112-118.

Brooke-Rose, 1964: Christine Brooke-Rose: "L'imagination baroque de Robbe-Grillet."
Un Nouveau Roman ? Numéro spécial de Revue des Lettres Modernes,
Paris.

Jost, 1975: François Jost: "Le Je à la recherche de son identité", Poétique No 24,
Paris, Ed. du Seuil.

Morrissette, 1963: Bruce Morrissette: Les Romansde Robbe-Grillet. Paris, Ed. de Minuit.
- Nouvelle édition augmentée, 1971.

Robbe-Grillet, 1963: "Temps et description dans le récit d'aujourd'hui", in: Alain Robbe-
Grillet: Pour un nouveau roman, NRF, Coll. "Idées"

Robbe-Grillet, 1976: Colloque de Cerisy: Robbe-Grillet. 10/18, Union Générale d'Éditions.

Svensson, 1963: Gun-Britt Svensson: "Un Nouveau Roman:Dans le Labyrinthe d'Alain
Robbe-Grillet", Moderna Sprâk L VII, No 3, Suède.

Vidal, 1975: Jean-Pierre Vidal: Dans le Labyrinthe de Robbe-Grillet, Hachette,
Coll. "Poche Critique".