Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

La subordination dans Des mots â la pensée de Damourette et Pichón: étude de quelques propositions commençant par où.

Pascale Hadermann

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Le problème de la subordination est un sujet sur lequel plusieurs linguistes se sont penchés (cf. Allaire 1973, Blumenthal 1976, Huot 1979, Lehmann 1979, Touratier 1980, Lorian 1983, Pierrard 1984 ...). 11 existe effectivement dans les grammaires traditionnelles un certain nombre de questions épineuses qui n'ont pas été résolues de manière satisfaisante. Ainsi le lecteur, selon la grammaire qu'il consulte, se trouvera confronté à au moins deux types différents de classements des propositions subordonnées. Dans le Précis de syntaxe du français contemporain de W. von Wartburg et de P. Zumthor (1958), le classement adopté est à la fois d'ordre formel et fonctionnel. Les auteurs distinguent six types de subordonnées: les subordonnées introduites pai que, les interrogatives indirectes, les infinitives, les relatives, les circonstancielles et les propositions participes. La grammaire Larousse du français contemporain (1964), en revanche, se contente d'une division tripartite: les propositions adjectives, les propositions substantives et les propositions adverbiales.

Nous n'avons pas du tout l'intention de soumettre ces classements à une critique. Les lacunes en ont déjà suffisamment été soulignées, entre autres par G. de Poerck et A. Boone (1969). Notre but ici est de prendre quelques énoncés introduits par le mot où (mot que les grammairiens traditionnels ne savent apparemment pas très bien caser dans leur "système") et d'examiner comment J. Damourette et E. Pichón (1911-1940) les conçoivent. A travers cette étude nous espérons éclaircir le statut de la subordination dans Des mots à la pensée.

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De plus, où présente pour nous un cas d'étude intéressant puisque ce mot peut être l'introducteurd'une
proposition relative (avec ou sans antécédent), d'une proposition interrogative(directe
et indirecte) et qu'il peut faire partie d'une locution conjonctive.

Nous étudierons d'abord la subordonnée en général. Ensuite nous appliquerons ces généralités à quelques exemples et approfondirons l'emploi de où dans la proposition relative avec et sans antécédent, dans l'interrogative indirecte (l'interrogation directe ne sera pas étudiée dans ce travail consacré à la subordination) et dans les locutions.

Les énoncés que nous examinerons sont les suivants:

(a) II avait passé l'âge où l'on se marie par entraînement. (Fromentin, Le Petit Robert
1978)

(b) Parfois, retraversant Paris, je retrouvais pour quelques jours ou quelques heures l'appartement
où s'était écoulée ma studieuse enfance. (Gide, Grammaire du français
classique et moderne 1962)

(c) Où irait mon ami, j'irais. (Sandfeld 1965)

(c') Je ne démêlais pas où il voulait en venir. (Sandfeld 1965)

(d) La mère et la jeune fille nous demandaient de leur dire à notre tour qui nous étions,
où était notre pays, que faisaient nos parents. (Lamartine, Grammaire du français
classique et moderne 1962)

(e) Au cas où tu changerais d'avis, préviens-moi. (Dubois et Lagane 1973)

(e') II respectait la passion où qu'il la rencontrât. (R. M. du Gard, Cristea 1974)

1. La subordination

Pour Damourette et Pichón une proposition serait une sorte de sous-phrase (t. IV, p. 111). Cette dénomination nous rapproche des grammairiens traditionnels qui eux aussi considéraient la subordonnée comme une proposition hiérarchiquement inférieure. Mais Damourette et Pichón ajoutent que cette sous-phrase est "un des membres constitutifs de la phrase prise dans son entier" (t. IV, p. 111). Ce membre constitutif diffère des autres compléments en ce sens que ces derniers ne contiennent pas l'expression factivo-verbale d'un fait, c'est-à-dire que la sous-phrase est un complément à l'intérieur duquel figure "un phénomène avec son circonstancement" (t. I, p. 127). La phrase, dont la sous-phrase fait partie, comporte un centre d'émouvement ou, en d'autres termes, elle entraîne la perception d'un fait nouveau dans l'esprit du locuteur. Puisqu'une sous-phrase est l'expression d'un phénomène avec son circonstancement, elle contiendra nécessairement un centre d'émouvement. Or ce nouveau centre d'émouvement ne peut pas entrer en concurrence avec le premier, car une seule phrase ne peut avoir qu'un seul émouvement. Et ici interviendra le strument oncinatif (la conjonction, le pronom et l'adjectif relatif, les interrogatifs) qui sert à "masquer l'émouvement et qui réduit la subordonnée au rôle sous-phrastique" (t. IV, p. 111). Puisque la sous-phrase a un centre d'émouvement masqué, les auteurs proposent de l'appeler sous-phrase endodynamique, ceci en opposition avec la sous-phrase adynamique (sans émouvement), qui peut être de deux sortes:

-nominale, c'est-à-dire l'apposition de la grammaire traditionnelle;
- verbale, par exemple les constructions infinitives, participes, le gérondif.

Les auteurs de Des mots à la pensée ressentent également le besoin de regrouper les subordonnées.
En pos ils distinguent quatre classes: les conjonctives, les phrasoïdes, les prépositives
et les prépositivo-conjonctives. Les conjonctives se caractérisent par le fait que leur stru-

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ment a non seulement une fonction subordinative, mais aussi "un autre rôle" (t. IV, p. 112). Les phrasoîdes sont des subordonnées introduites par le strument <7«e, qui sert uniquement à subordonner (t. IV, p. 113). Les prépositives se distinguent seulement des phrasoîdes par le fait que le strument que est précédé d'une préposition s'attachant au verbe principal (t. IV, p. 113). Les prepositivo-conjonctives sont des subordonnées introduites par un strument ayant un rôle subordinatif plus "autre chose" et précédé d'une préposition se rapportant au verbe principal .

Damourette et Pichón distinguent ensuite parmi toutes ces subordonnées celles ayant une valence substantiveuse (ex.: qui verra saura), celles ayant une valence adjectiveuse (ex.: ce monsieur que vous voyez ...) et celles ayant une valence affonctiveuse (ce sont les adverbiales de la grammaire traditionnelle) (t. IV, pp. 114-115).

Ils opèrent également une autre division selon la manière dont le locuteur envisage le fait subordonné. Cette manière, ils l'appellent l'appétition. Cette appétition peut être integrative ou percontative. Elle est integrative quand la subordonnée intervient réellement avec son contenu sémantique dans la phrase; elle est percontative quand on demande une information concernant le contenu de la subordonnée (t. IV, p. 116). La classe des percontatives regroupe ce que la grammaire traditionnelle appelait les interroga ti ve s indirectes.

Et finalement les auteurs étudient "l'assemblage" ou "l'angle sous lequel le fait subordonné figure dans la phrase". Si ce fait sous-phrastique intervient vis-à-vis du fait principal, l'assemblage est centrosynaptique; dans le cas contraire l'assemblage est ptérosynaptique (t. IV, p. 117)4.

Revenons aux exemples:
Les phrases (a), (b), (c), (c'), (d) et (e') seraient des conjonctives. Seul (e) ferait partie
des prépositivo-conjonctives.
(a) et (b) auraient une valence adjectiveuse; (c), (c') et (d) une valence substantiveuse; (e)
et (e') une valence affonctiveuse. L'appétition de (a), (b), (c), (c'), (e) et (e1) serait intégrative;
celle de (d) serait percontative.

Essayons maintenant d'approfondir ces données à la lumière de la théorie élaborée par Damourette
et Pichón.

2.1 Où dans la proposition relative avec antécédent: ex. (a) et (b)

Pour Damourette et Pichón "la substance de l'antécédent est la cheville par où la relative s'attache au membre principal de la phrase. En tant qu'elle est exprimée dans la relative, cette substance-cheville s'appelle le conséquent" (t. IV, p. 174). Le conséquent peut avoir diverses fonctions dans la subordonnée. Si on a affaire au strument où, Damourette et Pichón parlent de cas insomptif (t. IV, p. 176). Parfois où a une valeur asomptive.il équivaut alors à auquer.

Nous avions classé les subordonnées introduites par où parmi les sous-phrases à valence adjectiveuse". Or Damourette et Pichón prétendent que où pourrait aussi être considéré comme affonctiveux dans les emplois locatifs. Cela ne nous semble pas correct, d'autant plus que nous avons examiné les exemples fournis par les auteurs et que nous avons constaté que la proposition introduite paroi ne commute jamais avec un adverbe.

2.2 Où dans la proposition relative sans antécédent: ex. (c) et (c')

Nous avons déjà mentionné que selon la théorie générale de la subordination ce type
d'exemple serait une subordonnée integrative ptérosynaptique à valence substantiveuse.

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Damourette et Pichón appellent ce genre de sous-phrase une "stative" (t. IV, p. 156). Dans
l'exemple (c) où est à la fois écart du verbe de la subordonnée et du verbe de la principale.
En revanche, dans le cas (c') où sert seulement d'écart au verbe de la sous-phrase.

Or les choses se compliqueront puisque, à la page 265, nous trouvons le même type d'exemples classés sous la rubrique "subordonnées conjonctives intégratives affonctiveuses ptérosynaptiques". Ce genre de subordonnées, Damourette et Pichón les appellent "adaptatives". Nous avons vérifié dans le glossaire ce qu'ils entendent par "adaptative" et il s'agit en effet clairement d'une "subordonnée adverbiale dans laquelle une partie seulement du contenu intervient dans le fait exprimé par le verbe de la principale". Damourette et Pichón illustrent ceci à l'aide de deux exemples (t. IV, p. 265):

Joseph récite que pendant les guerres des Romains en Judée, passant où l'on avait crucifié
quelques Juifs... (Montaigne)
Villars (...) s'avança vers où elle se tenait. (Saint-Simon)

Nous ne voyons pas beaucoup de différence avec les exemples cités à la page 157 comme:

Où le père a passé, passera bien l'enfant. (Musset)

Cette confusion tient sans doute au fait que la sous-phrase introduite par où, ne reprenant
aucun antécédent, s'apparente aux statives (subordonnées à valeur substantive) mais que, si
on remplace cette sous-phrase par un substantif, ce substantif est précédé d'une préposition.
o
De plus, la paraphrase par là est possible et là est un adverbeo.

3. Où dans l'interrogation indirecte : ex. (d)

Rappelons que Damourette et Pichón appellent percontatives les interrogatives indirectes. Les interrogatives introduites par où sont désignées par la grammaire traditionnelle comme des interrogatives partielles, ce qui correspond à la notion de ptérosynaptique chez Damourette et Pichón.

Où est classé parmi les struments sciscitamentaires affonctiveux. Le sciscitament est défini
comme le membre de phrase qui dans une interrogation partielle exprime la circonstance
sur laquelle porte l'interrogation (cf. glossaire).

Nous ne disposons pas de beaucoup d'informations concernant l'interrogative indirecte. Toute la théorie de Des mots à la pensée se base sur la distinction integrative - percontative (cf. supra). Or ces deux notions sont définies vaguement. Dans la phrase Je ne sais pas où il est allé, il nous semble par exemple assez difficile de savoir si on demande une information concernant le contenu de la subordonnée.

4. Où dans les locutions conjonctives: ex. (e) et (e')

Analysé à la lumière de la théorie de Damourette et Pichón, l'exemple (e) contiendrait une
conjonctive substantiveuse integrative centrosynaptique. L'introducteur au cas où est appelé
"convalent affonctiveux"" (t. IV, p. 142).

L'exemple (e') est plus difficile à caser. En appliquant les notions énoncées plus haut, la
subordonnée introduite par où que serait une conjonctive integrative affonctiveuse centrosynaptique,
ce qu'on appelle aussi "modificateur" Cependant, plusieurs questions se posent:

- est-ce que où est relatif?
- est-ce que que est relatif?
- est-ce que où appartient à la subordonnée ou est-ce qu'il est antécédent?

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Selon les auteurs, ce où serait interrogatif puisqu'il peut commuter avec comment, combien et quel et non avec comme et dont qui ont perdu leur valeur interrogative. Pour eux, le que est purement subordinarli et il sert à subordonner intégrativement cette interrogative qui normalement serait toujours percontative. Ils ajoutent: "L'indétermination s'explique ici par une interrogation non résolue, et de la résolution de laquelle on ne se soucie pas présentement" (t. IV, p. 261). Ils estiment également que ce où ferait partie de la subordonnée .

Ainsi, après avoir fait cette étude sur quelques emplois de où, nous constatons que la théorie élaborée par Damourette et Pichón ne permet pas de répondre à toutes les difficultés que pose la subordination par le strument où. La valence, nous l'avons vu, ne se détermine pas toujours aisément. L'appétition ne résout pas le problème de la distinction interrogative indirecte - relative sans antécédent. Le critère de l'assemblage ne nous semble pas très utile. Pourtant, ce qui a été bien saisi par les auteurs, c'est qu'il ne faut pas établir des catégories fixées une fois pour toutes. Dans certains cas, un mot tel que quand (appelé traditionnellement conjonction de subordination) fonctionne comme où et dans d'autres non. Le fait de regrouper ainsi les conjonctions de subordination, les pronoms et adjectifs relatifs, les interrogatifs sous l'étiquette de struments oncinatifs nous paraît donc tout à fait défendable.



Notes

1. Damourette et Pichon illustrent ce qu'ils entendent par "autre rôle" (terme très vague) à l'aide de deux exemples: Le paysan lui avait demandé quand partiraient les troupes. (La Fontaine) A côté de sa fonction subordinative quand sert à donner une information sur l'époque du départ des troupes. ...le long bec tubulaire dont étaient munis plusieurs vases était un véritable canal de décantage. (Glotz) Dans cet exemple dont sert à reprendre "le long bec tubulaire" dans la subordonnée: "Plusieurs vases étaient munis d'un long bec tubulaire". Nous constatons que "l'autre rôle" joué par quand et dont n'est pas exactement le même.

2. Donc, est prépositive la proposition suivante: ... il ne voulait pas (...) demeurer à Fontecreuse avant que la bénédiction du ciel se fût abaissée sur sa nouvelle demeure. (Bedel) Or, selon la théorie énoncée plus haut la phrase suivante contient non pas une prépositive mais une conjonctive: ... j'ay des plaisirs à qui rien n'est égal. (Voiture) En effet, la préposition à se rapporte à est égale.

3. Ex.: Un vieux mendiant (...) le dit à qui voulait l'entendre. (Pourrat)

4. Assemblage centrosynaptique: Je sais bien que votre existence n'est pas gaie. (Henriot; t. IV, p. 117) Assemblage ptérosynaptique: J'ai marché près de toi quand le bois s'est fait sombre. (H. de Régnier; id.). Le fait subordonné ne se rapporte au fait principal que par la circonstance

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5. Ex.: C'est une chose où vous ne me réduirez point. (Molière, Grammaire du français classique et moderne, 1962).

6. Cf. :/ 'âge où l'on se marie = âge adulte.

7. Écart = complément indirect et circonstanciel de valeur substantive (cf. glossaire).

8. Cette confusion est également très courante dans les grammaires traditionnelles.

9. La convalence est définie comme étant "le caractère d'un groupe de mots prenant par leur association telle ou telle valeur grammaticale" (cf. glossaire).

10. Ils ne donnent pas beaucoup d'explication. Ils prétendent seulement que le tour "quoi que vous mangiez" serait l'équivalent de "que vous mangiez de la viande ou des fruits" dans "Quoi que vous mangiez, cela vaudra mieux que de rester à jeun".

Liste des ouvrages cités

a. Grammaires

Damourette, J.; Pichón, E. (1911-1940) Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la
langue française. Paris, D'Artrey.

Wartburg, W. von; Zumthor, P. (1958) Précis de syntaxe du français contemporain. Berne,
A. Francke, 2° éd.

Wagner, R.-L. ; Pinchón, J. (1962) Grammaire du français classique et moderne. Paris, Hachette.

Chevalier, J.-C; Blanche-Benveniste, C; Arrivé, M.; Peytard, J. (1964) Grammaire Larousse
du français contemporain. Paris, Larousse.

Sandfeld, K. (1965) Syntaxe du français contemporain. 11. Les propositions subordonnées.
Genève, Droz.

Dubois, J.; Lagane, R. (1973) La nouvelle grammaire du français. Paris, Larousse.

b. Subordination

De Poerck, G.; Boone, A. (1969) "La syntaxe de la phrase complexe. I. Réflexions sur le
traitement des subordonnées dans quelques grammaires normatives". Travaux de linguistique,
n° l.pp. 71-85.

Allaire, S. (1973) La subordination dans le français parlé devant les micros de la Radiodiffusion.
Étude d'un corpus. Paris, Klincksieck.

Blumenthal, P. (1976) "Komplexe Sâtze im Franzôsischen". Zeitschrift fur romanische Philologie,
92, pp. 59-89.

Huot, H. (1979) Recherches sur la subordination en français. Lille, Université de Lille 111.
Service de reproduction des thèses.

Touratier, C. (1980) La relative. Essai de théorie syntaxique (à partir des faits latins, français
allemands, anglais, grecs, hébreux, etc.). Paris, Klincksieck.

Lorian, A. (1983) Souplesse et complexité de la proposition relative en français. Genève -
Paris, Slatkine.

Lehmann, C. (1984) Der Relativsati. Tübingen, Gunter Narr Verlag

Pierrard, M. ( 1984) La relative sans antécédent en français moderne. Essai de syntaxe propositionnelle.
Bruxelles, Thèse V.U.B.