Revue Romane, Bind 22 (1987) 2

Programme argumentatif et stratégies de désambiguïsation référentielle

par

Lita Lundquist

Lita Lundquist

I. L'ambiguïté référentielle

Pour l'interprétation de la cohérence textuelle, des enchaînements comme ceux
montrés dans (1) ci-dessous présentent un problème particulier:

(1.1) Monsieur Chirac a annoncé son retard. Le premier ministre viendra à neuf heures.

(1.2) Monsieur Chirac a annoncé son retard. L'avion du président atterrira à neuf heures.

(1.3) Toubon persiste à penser que le Conseil d'Etat se politise. Le secrétaire général du
RPR estime que ...

(1.4) Hier soir, au Club de la Presse, Mitterrand a développé sa position sur les otages.
Le premier ministre a pensé que...

(1.5) Le RPR et I'UDF obtiennent ... !e pourcentage des élections européennes. ...
L'ancienne opposition devrait ... obtenir les 289 sièges nécessaires pour être
majoritaire.

(1.6) Le RPR et I'UDF obtiennent le pourcentage des élections européennes... L'ancienne
majorité devrait obtenir 32%.

Le problème se définit comme celui d'une ambiguïté référentielle: y a-t-i\ identité entre les référents, X et Y, auxquels renvoient les deux syntagmes nominaux, respectivement le nom propre de la première phrase, NI, et la description définie de la deuxième, N2? Il s'agit en d'autres termes de savoir s'il ya une relation coréférentielle entre NI et N2, ou s'il y a une relation non-coréférentielle:


DIVL2831

Nous allons situer le problème de l'ambiguïté référentielle dans une perspective de linguistique textuelle, qui sera véritablement interdisciplinaire: dans une première phase, l'ambiguïté référentielle sera vue d'abord par rapport à différentes études linguistiques, qui en montrent la sous-détermination syntaxique et sémantique (II). Ensuite par rapport à une approche cognitive qui montre que le traitement cognitif de l'ambiguïté référentielle peut donner lieu à deux représentations mentales dittérentes de la cohérence textuelle (III).

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Dans une deuxième phase, nous étudierons le fait que l'ambiguTté référentielle semble levée dans certains contextes sémantiques, caractérisés par ce que nous appellerons un programme argomentati/ (décrit en IV et V), et nous proposerons deux stratégies argumentatives de désambiguïsation référentielle (VI) que nous confronterons à d'autres types de stratégies textuelles (VII). Par programme argumentatif nous entendrons une orientation argumentad ve, introduite par des marques argumentatives spécifiques, qui impose des contraintes sur l'enchaînement

Comme nous allons le voir, l'identification d'une relation coréférentielle entre NI et N2 exige des connaissances extralinguistiques — à savoir le "background knowledge" spécifique que X et Y sont un seul et même individu. C'est pourquoi il nous semble y avoir un intérêt épistémique en général, et un intérêt concernant les compétences linguistiques en particulier, à poursuivre la recherche de solutions au problème de l'ambiguïté référentiellel. Celui-ci ne se limite d'ailleurs pas aux cas de la reprise d'un nom propre par une description définie comme dans les exemples sous (1). On rencontre le problème chaque fois que l'identification de deux référents, dont le second est lexicalement différent du premier et introduit par l'article défini, exige un savoir spécial, que ce soit un savoir d'expert (comme dans (2.1)), un savoir particulier (en (2.2)), ou un savoir encyclopédique (2.3); le problème surgit même parfois pour certaines relations de synonymie (2.4), et devient encore plus aigu quand il ne s'agit pas d'identité référentielle, mais de relations sémantiques plus lâches comme dans (2.5):

(2.1) L'apro tin ine... . L'inhibiteur protéasique...

(2.2) L'or... .Le métal au nombre atomique 79...

(2.3) Une vache... .Le ruminant...

(2.4) ... des dénationalisations.... Les privatisations...

(2.5) Un camion... .Le conducteur...

Pour plus de simplicité, nous concentrerons notre attention sur l'ambiguïté référentielle telle qu'elle existe pour la description définie qui suit un nom propre, (les exemples en (1)), ambiguïté qui est décrite dans la plupart des études linguistiques comme une sous-détermination sémantique, échappant à des contraintes syntaxiques.

II. Aspects linguistiques de l'ambiguïté référentielle

L'ambiguïté référentielle surgit, comme nous l'avons vu, quand un NI est suivi par un N2 qui est lexicalement différent et précédé de l'article défini. L'ambiguïté est due au fait que les deux N sont référentiellement autonomes, et qu'il n'existe ni de restrictions syntaxiques, ni de restrictions sémantiques sur l'interprétation-*.

Étant donné que, dans des exemples comme (1.1):

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(1.1) M. Chirac a annoncé son retard. Le premier ministre viendra à neuf heures, une éventuelle relation coréférentielle entre NI ('M. Chirac') et N2 ('le premier ministre') transcende les limites de la phrase, il n'est pas possible de définir la relation en termes de contraintes syntaxiques - par exemple de l'ordre de C-command qui déterminerait le domaine des N et des restrictions structurelles (Reinhart

Pour l'article défini de N2, il est vrai qu'il porte sémantiquement une "présupposition d'unicité et d'existence" (Kleiber 1983) — c'est-à-dire qu'il signale que 'le N' est à identifier par le destinataire dans le contexte donné. Mais l'article défini est sous-déterminé linguistiquement dans ce sens qu'il ne spécifie pas si N2 est à identifier par rapport au contexte linguistique qui précède, - dans ce cas, l'article défini est anaphorique -ou si l'identification de N2 se fait exclusivement en se référant au contexte extralinguistique — dans ce cas l'article défini serait déictique. L'article défini n'est donc pas une marque anaphorique relativement sûre (Kleiber 1983, 68), mais tout au plus, comme le dit Milner (1982), "une anaphore présuppositionnelle", à savoir:

la présupposition que le même individu est désigné dans les deux cas (ib., 23). D'autres critères sémantiques — comme un certain rapprochement de sens entre NI et N2, par exemple l'inclusion en (2.3) et la synonymie en (2.4) —ne fonctionneraient pas comme indications de désambiguîsation dans le cas particulier qui nous intéresse ici. Dans les exemples (1.1) - (1.6), NI est un nom propre qui n'a pas de sens en soi, mais qui établit une référence directe à l'individu X, tandis que N2, la description définie, réfère indirectement, par un ensemble de propriétés sémantiques, à un rôle ou fonction, Y, qui peut, selon les circonstances, être assuré ou non par X.

Là où le nom propre est un désignateur rigide, qui réfère toujours à un seul et même individu, désigné par un "baptême initial", la description définie est un désignateur accidentel (voir Kripke 1972, 1980, et Récanati 1983), dont le réfèrent varie selon le contexte. Et encore, le contexte est, en ce qui concerne les exemples (1.1) - (1.6), de caractère très localisé et actualisé; en effet, 'le premier ministre', ou pour prendre l'exemple que donne Fauconnier, 'le président':

(...) sera un rôle prenant des valeurs différentes dans différents pays, à différents moments, dans différentes organisations, (...) les valeurs (les référents) du rôle étant les individus qui se trouvent être président de CETTE organisation, ou de CE pays, à CE moment (...) (Fauconnier 1984, 62).

Les modèles sémantiques, qui dépassent les limites de la phrase et qui intègrent le contexte dans leur description des anaphores (cf. Bosch 1983 et Kamp 1981). n'apportent pas de solution au problème de l'ambiguïté coréférentielle non plus, dans la mesure où leurs modèles incluent, pour distinguer la fonction anaphorique

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de la fonction déictique, le trait "donné" ou "connu" ou "déjà présent dans le contexte". La relation d'identification, qui est celle justement qui fait problème pour l'interprétation de la cohérence textuelle, est donc posée comme un a priori dans ces "modèles contextuels", comme le montre la citation suivante:

An expression occurs ANAPHORICALLY if and only if it is interprétée! with respect to
an élément in the preceding CM (contextual model), CM i.
It is reckoned as occurring DEICTICALLY if it is interpreted with respect to an élément
not présent in CM i, but in CM i+l. (Bosch 1983, 64).

Tout semble ainsi indiquer que la relation coréférentielle s'établit en dernière
instance par des critères pragmatiques et textuels.

Reinhart (1983, 167) souligne que: "Whether the NPs are intended as coreferential or not can be determined on the basis of discourse information only", et Kleiber ajoute à la "présupposition existentielle" inhérente à l'emploi de l'article défini, la contrainte pragmatique suivante: "le locuteur (doit pouvoir) employer 'le' chaque fois qu'il présupposera pragmatiquement que l'interlocuteur dispose des éléments... suffisants pour comprendre les raisons de l'unicité existentielle du 'telettel'"(Kleiber 1983, 97).

Pour les enchaînements en a. et b. ci-dessous:

a. Einstein (1).... Le savant (1)

b. BB (1)... . La célèbre actrice (1)...

"la seule contrainte pour l'établissement du lien référentiel consiste en la connaissance
des propositions "Einstein est un savant" et "BB est une actrice célèbre"
(Kleiber 1983,99).

Le problème de la coréférence a été posé dans une perspective de linguistique textuelle en 1978 déjà, par Charolles, qui trouve: "(...) embarrassante (...) la question de savoir si l'emploi simultané d'un déterminant défini avec un lexème de substitution suffit pour établir une coréférenciation stricte" (Charolles 1978). Prenant, entre autres, l'exemple: "Picasso est mort il y a un ou deux ans. L'auteur des "Demoiselles d'Avignon" a légué sa collection personnelle au musée de Barcelone", Charolles en vient, et avec raison, à poser le problème de la distinction entre savoir lexical et savoir encyclopédique, et à se demander: "s'il est techniquement possible de supposer que la description définie "l'auteur des Demoiselles d'Avignon" sera incluse dans la définition de Picasso car on est en droit d'avoir quelque inquiétude sur le niveau de précision encyclopédique auquel le lexique devrait s'arrêter." (ib.)

On voit comment ces études de l'anaphore et de la coréférence débouchent toutes - et ce, qu'elles soient syntaxiques ou sémantiques, pragmatiques ou textuelles — sur les connaissances extra-linguistiques; c'est cela qui nous a amenée à chercher des solutions au problème de l'ambiguTté référentielle dans d'autres régularités sémantiques.

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III. Traitement cognitif de l'ambiguïté référentielle

La sous-détermination de l'article défini qui précède N2 — et la possibilité d'y voir à la fois une relation anaphorique et une relation déictique — présente, au moins théoriquement, la possibilité de construire deux représentations mentales différentes de la cohérence entre les deux énoncés, l'une correspondant à une lecture coréférentielle des deux N, l'autre à une lecture non-coréférentielle.

La saisie immédiate d'une relation coréférentielle entre N2 et NI, (Y=X) — fondée sur la reconnaissance de la fonction anaphorique de l'article défini — consiste en un élargissement de la représentation existante**: au réfèrent déjà présent dans la représentation mentale viennent s'ajouter des attributs supplémentaire ss .

Reprenons l'exemple (1.3), pour lequel une interprétation coréférentielle
(X=Y) se présenterait comme dans la figure 1 :


DIVL2889

Figure 1. Représentation d'une interprétation coréférentielle.

Or une interprétation non-coréférentielle (Y^X) reste également possible, vu qu'il n'existe aucune contrainte linguistique qui empêche la fonction déictique de l'article défini d'entrer en vigueur6. Dans ce cas, deux représentations distinctes — une pour chaque réfèrent possible — seront établies. Pour arriver à un modèle cohérent et unique de l'univers textuel, il faudra ensuite intégrer ces deux représentations distinctes dans une représentation super-ordonnée:


DIVL2892

Figure 2. Représentation d'une interprétation non-coréférentielle.

Pour la construction progressive d'une représentation cohérente du contenu d'un texte, les ambiguïtés référentielles constituent un alourdissement considérable pour le traitement cognitif, et cela que l'on adopte pour une description psycholinguistiquedes ambiguïtés, la théorie "Many Meaning", ou la théorie "Garden Path". Selon la première (voir Clark and Clark, 1977, 81), le sujet construit dans "la mémoire de travail" deux ou plusieurs représentations parallèles du contenu, jusqu'à ce que des facteurs de désambiguïsation permettent d'en choisir une comme étant la plus probable, ou la seule possible. Selon la seconde (ib., 80), le sujet commence par effectuer une interprétation unique; si celle-ci s'avère nonconsistanteavec

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consistanteavecle contexte ultérieur, le sujet retournera en arrière pour réinterpréterle
segment. Dans l'une comme dans l'autre des deux théories, on retiendra
que l'ambiguïté ralentit l'interprétation.

Pour réduire cet effort cognitif supplémentaire que constituent aussi bien le traitement parallèle de deux représentations mentales différentes que le retour en arrière interprétatif, il nous semble utile de chercher d'autres types de régularités sémantiques qui puissent désambiguTser localement et aussi rapidement que possible les équivoques référentielles.

IV. Programme argumentatif et désambiguTsation référentielle

Nous voudrions défendre l'hypothèse qu'il existe, pour l'interprétation de textes, d'autres critères de désambiguïsation que ceux qui reposent sur la référence. Notre thèse se base sur les exemples présentés ci-dessous, que notre intuition nous a fait grouper de la manière suivante:

(4.1) Michel Rocard a obtenu 3000 voix. Le député des Yvelines pourra accéder au
poste de...

(4.2) Toubon a obtenu 3000 voix. Le secrétaire général du RPR ne pourra pas accéder
au poste de...

(4.3) Le RPR et I'UDF obtiennent (...) le pourcentage des élections européennes. L'ancienne
opposition devrait (...) obtenir les 289 sièges nécessaires pour être majoritaire.

(5.1) Michel Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines pourra accéder
au poste de...

(5.2) Toubon «'a obtenu que 3000 voix. Le secrétaire général du RPR ne pourra pas ac
céder au poste de...

(5.3) Le RPR et I'UDF obtiennent à peine le pourcentage des élections européennes.
L'ancienne opposition devrait tout juste obtenir les 289 sièges nécessaires pour
être majoritaire.

(6.1) Michel Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines ne pourra pas
accéder au poste de...

(6.2) Toubon «'a obtenu que 3000 voix. Le premier secrétaire pourra accéder au poste
de...

(6.3) Le RPR et I'UDF obtiennent à peine le pourcentage des élections européennes.
L'ancienne opposition devrait largement obtenir les 289 sièges nécessaires pour
être majoritaire.

Les exemples (4.1), (4.2) et (4.3), qui reprennent ceux en ( 1), sont référentiellementambigus, puisqu'ils se prêtent à deux lectures différentes, à savoir à une lecture coréférentielle où le réfèrent de NI est identique à celui de N2,et à une lecture non-coréférentielle, où les référents sont non-identiques. Dans ce dernier

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cas, il est possible d'ajouter un énoncé, éventuellement par et, avec encore un N,
ayant un troisième individu comme réfèrent:

(4.4) Michel Rocard a obtenu 3000 voix. Le député des Yvelines pourra accéder au poste
de (...) Et le député de Lyon pourra garder le sien.

(4.5) Le RPR et I'UDF obtiennent (...) le pourcentage des élections européennes. L'ancienne
opposition devrait obtenir les 289 sièges nécessaires pour être majoritaire.
Et les partis de gauche gardent leurs sièges.

La représentation mentale d'une lecture non-coréférentielle reviendrait à intégrer
les deux — ou trois — référents dans une représentation super-ordonnée, du type:

(4.4.1) Quel a été le résultat pour les différents hommes politiques ?

(4.5.1) Comment les différents partis se sont-ils tirés des élections ?'

Dans les exemples en (5) et (6), par contre, il nous semble que l'ambiguïté référentielle
a été considérablement réduite, peut-être même totalement enlevée, et
que les enchaînements sont par conséquent référentiellement univoques.

En (5), l'introduction des adverbes presque, ne - que, à peine, tout juste, semblent imposer une interprétation coréférentielle, tandis que dans les exemples en (6), les mêmes opérateurs argumentatifs imposent une interprétation noncoréférentielle.

C'est pour expliquer ces phénomènes de désambiguïsation référentielle qui semblent se produire dans (5) et (6), que nous allons introduire le concept de programme argumentatif, qui paraît pouvoir éclairer ces restrictions sur l'interprétation

Nous proposons ci-dessous une première définition de ce que c'est qu'un programme

DEFINITION 1: Un programme argumentatif est la représentation que donne le locuteur
(L) à travers son texte, de son intention d'imposer une certaine
orientation argumentative par rapport à un système de référence.

Abstraitement, un programme argumentatif se compose d'un système de référence (R) et d'une orientation argumentative (O), et constitue un principe heuristique, qui garantit que l'interprétation d'un texte reste cohérente (cf. les maximes générales de coopération de Grice 1975). C'est donc cette articulation de O (R), qui contrôle si la représentation reste cohérente , dans le sens que d'éventuelles inconsistances dans le processus d'interprétation avec le programme argumentatif seront résolues par diverses procédures ou stratégies.

Concrètement, le programme argumentatif se réalise par des marques spécifiques d'orientation argumentative; parmi celles-ci les 'opérateurs argumentatifs' sont les mieux cernés dans la théorie linguistique, grâce aux travaux de Ducrot (1984 a et b) et d'Anscombre (1984), sur lesquels nous allons nous fonder dans la section

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V. Opérateurs argumentatifs et programme argumentatif

Ducrot (1984a) a montré, dans le cadre d'une "linguistique de l'argumentation", par des tests d'enchaînement semblables à ceux en (7), (8) et (9) ci-dessous, que l'introduction dans un énoncé de certains adverbes, tels que presque, ne-que, peu et un peu, impose des contraintes sur les visées argumentatives auxquelles se prête l'énoncé:

(7.1) Michel Rocard a obtenu 3000 voix. Il pourra accéder au poste de...

(7.2) Michel Rocard a obtenu 3000 voix. Il ne pourra pas accéder au poste de

(8.1) Michel Rocard a obtenu presque 3000 voix. Il pourra accéder au poste de ...

(8.2) * Michel Rocard a obtenu presque 3000 voix. Il ne pourra pas accéder au poste de...

(9.1) Michel Rocard na obtenu que 3000 voix. Il ne pourra pas accéder au poste de ..

(9.2) *Michel Rocard na obtenu que 3000 voix. Il pourra accéder au poste de...

Il ressort de ces exemples que là où (7) permet deux conclusions opposées ((7.1) et (7.2)), l'adverbe dit 'opérateur argumentatif, presque en (8), et ne - que en (9), élimine une des conclusions ((8.2) et (9.2)) comme étant moins naturelle, sinon totalement inacceptable.

Les opérateurs argumentatifs se définissent par le fait qu'ils imposent des contraintes sur l'enchaînement textuel, en délimitant les 'trajets argumentatifs' qu'il est possible d'effectuer à partir d'un énoncé: "Les opérateurs ne contraignent pas la classe des conclusions, mais les trajets argumentatifs permettant de l'atteindre" (Anscombre 1984, 58).

La relation argumentative entre le premier énoncé, El,et le second,E2,s'effectue grâce à un système d'inférence particulier, dit topos: "(Les) topo"servent d'appui au raisonnement, et jouent en quelque sorte un rôle analogue aux axiomes d'un système formel (...)" (ib., 58). Un topos est défini comme un lieu commun dont la forme se compose d'un antécédent et d'un conséquent qui sont gradués, et dont le contenu est déterminé par le système de valeurs qui a cours dans le contexte idéologique environnant. La forme d'un topos met ainsi en relation deux gradations:

(plus (moins) P (O), plus (moins) P' (O')>:
"Plus un objet O a la propriété P, plus un autre objet O' a la propriété P' " (ib., 58).

La gradation de l'antécédent peut s'activer, entre autres, par la présence d'un opérateur argumentatif: il y a des opérateurs "minimisants" tels moins de, à peine, ne...que, qui mettent en jeu un antécédent orienté vers le moins, et des opérateurs "maximisants" tels presque, plus de, largement orientant vers le plus. Exemples:

(8) 11 a obtenu presque 3000 voix... ->• Tl :(+on obtient de voix, ...>

(9) II /j'a obtenu que 3000 voix... -? Tl': <-on obtient de voix, ...>

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Pour le contenu du topos, par contre, la mise en relation de l'antécédent avec un conséquent gradué dans une direction spécifique provient des valeurs qui prédominent dans une société donnée, dans un groupe donné, à un moment donné, et qui sont proposées par le contenu prédicatif des deux énoncés.

Ainsi, le fait que (8.1) et (9.1) sont des enchaînements bien formés sémantiquement, tandis que (8.2) et (9.2) ne le sont pas, s'expliquerait - étant donné le contexte idéologique français, et plus généralement ouest-européen — par les deux topoï suivants:

(8) -» Tl: <plus on obtient de voix, plus on a de chances de réussir aux élections)

(9) -* Tl' (le topos symétrique) : (moins on obtient de voix, moins on ade chances de
réussir aux élections).

Selon les descriptions d'Anscombre et de Ducrot, il est vrai que les enchaînements en (8.2) et (9.2) sont sémantiquement mal formés. Or, on aura remarqué que dans ces exemples — comme d'ailleurs dans tous ceux que proposent Anscombre et Ducrot — N2, de l'énoncé (2), revêt une forme pronominale, qui ne peut être qu'anaphorique et, par conséquent, coréférentielle à NI. Dans la perspective qui est la nôtre, nous voudrions défendre l'hypothèse que (8.2) et (9.2) sont sémantiquement mal formés autant à cause de ce lien coréférentiel, qui est garanti entre NI et N2 par l'emploi du pronom en E2, qu'à cause d'une incompatibilité entre l'orientation argumentative de E2 et celle qui est activée par l'opérateur argumentatif contenu dans El. La preuve en est que l'orientation argumentative se sauve — et l'incompatibilité disparaît — s'il est possible de dissocier les sujets-référents de El et E2; c'est là le cas en (6.1) et (6.2), où la description définie de N2 donne la possibilité d'effectuer une lecture non-coréférentielle:

(6.2) Toubon (=X) «'a obtenu que 2000 voix. Le secrétaire général du RPR (=Y (fX))
pourra accéder au poste de...

De même, en (6.1), la forme lexicalisée et non pronominale de N2 permet une
lecture non-coréférentielle qui n'enfreint pas le programme argumentatif activé
par l'opérateur argumentatif presque:

(6.1) Michel Rocard (=X) a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines(=Y (£X))
ne pourra pas accéder au poste de...

L'orientation argumentative dans les exemples (6.1) et (6.2) est donc consistante
avec une lecture non-coréférentielle; celle-ci semble même s'imposer par le fait
que les enchaînements sont dominés par un programme argumentatif.

Pour expliquer le fait que les exemples (6) sont bien formés argumentativement,
à la condition de recevoir une interprétation non-coréférentielle, nous
allons nuancer le concept de topos en y distinguant deux types:

1) les topoï simples, quine comprennent qu'un seul référent-sujet: c'est le

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même réfèrent, RI, qui apparaît comme sujet dans l'antécédent et le
conséquent.

Exemple d'un topos simple, TSI : (plus X obtient de voix, plus X a de chances de
réussir aux élections).

2) les topoT complexes, qui comprennent deux référents-sujets distincts: dans
l'antécédent apparaît un référent-sujet, RI, qui est non-identique au référent-sujet,
R2, du conséquent.

Exemple d'un topos complexe, TCI : (moins X obtient de voix, plus Y a de chances
de réussir aux élections).

Nous allons maintenant reprendre notre définition de programme argumentatif,
et y introduire les concepts de topos simple et de topos complexe:

DEFINITION 2: Un programme argumentatif se compose d'un système de référence et d'une orientation argumentative. Celle-ci s'active par la présence d'opérateurs argumentatifs, et s'effectue par l'intermédiaire de topol, qui peuvent être ou bien de forme simple, ou bien de forme complexe.

Le concept théorique de programme argumentatif, qui justement combine l'aspect argumentatif et l'aspect référentiel, permet de décrire la désambiguîsation référentielle qui se produit en (5) et (6), et l'ambiguïté référentielle qui persiste en (4) (et (1)).

En (4) (et (1)), les énoncés sont argumentativement neutres, et par conséquent — selon notre hypothèse — référentiellement ambigus; il n'y a pas d'opérateur argumentatif qui impose de programme argumentatif et de topos particulier. Il est donc possible de choisir ou bien une lecture explicative qui mènera vers une interprétation coréférentielle, ou bien une lecture énumérative (cf. (4.4) et (4.5)); dans ce cas, c'est une lecture non-coréférentielle, c'est-à-dire une lecture à deux référents distincts, qui s'impose.

Les exemples (5), par contre, sont caractérisés par l'introduction d'un programme
argumentatif, qui, par la mise en jeu d'un topos simple, désambiguTse
l'équivoque référentielle. Par exemple pour (5.1):


DIVL3019

Le programme argumentatif gouverne ainsi l'interprétation des exemples (5) vers
une lecture coréférentielle, où NI et N2 remplissent les deux places-sujets, à réfèrent
identique, du topos simple TSI :

(5.1) -* TSI: (plus X(= Michel Rocard) obtient de voix, plus X (= le député des Y vélines)
a de chances de...).

(5.2) -» TSl': (moins X (= Toubon) obtient de voix, moins X(= le secrétaire général...)
pourra accéder ...)

(5.3) -> TS2: (moins facilement X (= le RPR et I'UDI ) obtiennent..., plusjuste X (= l'ancienne
opposition) obtient...)

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Dans les exemples en (6), l'apparente contradiction entre les prédications respectives
de l'antécédent et du conséquent sera résolue par la mise enjeu d'un topos
complexe, i.e. un topos à deux référents-sujets différenciés:

(6.1) -? TCl': (plus X obtient de voix, moins Y (son adversaire) ade chances...).

Les deux places-sujets du topos se remplissent par NI et N2, respectivement, dont
les référents sont ainsi différenciés:

(6.1) -* TCI : (plus X (= Michel Rocard) obtient de voix, moins Y(=le député des Yvelines)
aura de chances...).

(6.2) -» TCl': (moins X (= Toubon) obtient de voix, plus Y(=le premier secrétaire)...

(6.3) - TC2: (moins facilement X(= le RPR et I'UDF) obtient..., plus facilement Y(=
l'ancienne opposition) pourra obtenir les sièges nécessaires).

Il ressort de ces exemples que le programme argumentatif contrôle l'interprétation vers le maintien de l'orientation argumentative, ou bien en reprenant le réfèrent qui est déjà présent dans le système de référence du topos à réfèrent unique, ou bien en y introduisant un réfèrent nouveau, venant d'un topos complexe.

Nous pouvons maintenant reprendre notre définition de programme argumentatif
et relever qu'il combine les trois propriétés suivantes:

1) Une orientation argumentative. L'orientation argumentative est initiée par des marqueurs spécifiques, parmi lesquels les opérateurs argumentatifs sont les plus explicites. La mise en relation argumentative de deux énoncés se fait par un système d'inférence graduel, le topos, qui peut être ou bien de forme simple, ou bien de forme complexe.

2) Un système de référence. Le système de référence est mis en jeu par les unités référentielles, qui activent des systèmes d'inférences particuliers de type 'cadre', 'scénario' ou 'script'9. Participent également àla construction des systèmes référentiels, les topoT qui - par le fait qu'ils introduisent des relations spécifiques de gradation et de valorisation — apportent certaines précisions aux rapports référentiels équivoques.

3) Un principe général de cohérence. La cohérence est conçue comme un principe général d'interprétation textuelle (cf. Charolles 1983a et b), qui est fondé sur les principes de pertinence et de non-contradiction. Ce principe stipule, dans le cas particulier de la cohérence argumentative, que l'enchaînement entre deux énoncés doit être argumentativement cohérent, c'est-à-dire que l'énoncé (2) ne peut être en contradiction avec le programme argumentatif initié par l'énoncé (1).

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VI. Stratégies argumentatives de désambiguTsation référentielle

Le concept de programme argumentatif que nous venons de proposer permet de formuler deux stratégies de désambiguTsation référentielle: une stratégie d'interprétation coréférentielle, qui identifie le réfèrent de la description définie de l'énoncé (2) à celui du nom propre de l'énoncé (1); et une stratégie d'interprétation non-coréférentielle, qui différencie les référents des deux N.

Étant donné deux énoncés, El et E2, qui se succèdent dans l'enchaînement textuel et dont le premier est argumentativement marqué, et étant donné un nom propre (=NI) qui apparaît en El, et une description définie (=N2) qui apparaît en E2, ces deux stratégies de désambiguïsation référentielle se présentent ainsi:

1. Stratégie d'interprétation coréférentielle: si le programme argumentatif,
instantié en El, peut être perpétué, sans contradiction, en E2, par l'intermédiaire
d'un topos simple, N2 sera coréférentiel à NI.

2. Stratégie d'interprétation non-coréférentielle: si le programme argumentatif instantié en El, ne peut être perpétué, sans contradiction, en E2, en maintenant la coréférence entre N2 et NI, il faudra recourir à des systèmes d'inférence plus complexes, par exemple à un topos complexe, et N2 sera non-coréférentiel à NI.

Comme on le voit, ces stratégies se fondent sur le principe de pertinence qui combine le principe d'effort à celui d'effet (Sperber et Wilson 1986). En employant la stratégie 1., on obtient, à peu d'effort, des effets contextuels tout à fait satisfaisants. Si la stratégie 1. échoue, il faut recourir à la stratégie 2., et déployer plus d'effort afin d'arriver à des effets acceptables.

L'hypothèse qu'il existe deux stratégies de désambiguTsation référentielle
comme celles formulées ci-dessus est appuyée par les cas d'enchaînement, où un
focalisateur — tel quant à lui, pour sa part, c'est... qui, et le X, 1ui,... — signale
qu'un constituant est marqué comme porteur de l'information nouvelle, c'est-àdire
marqué comme étant un réfèrent nouveau (cf. Nolke 1986).

L'emploi d'un focalisateur dans un enchaînement textuel, qui est dominé par un programme argumentatif à topos simple, est contradictoire à l'interprétation coréférentielle imposée par celui-ci, justement parce que le rôle d'un focalisateur est d'introduire un réfèrent nouveau, contrastant avec un réfèrent déjà présent.

(10.1) * Chirac avait rassemblé presque 30000 adhérents à son meeting. C'est le premier
ministre qui a de bonnes chances de gagner les élections prochaines.

Le texte en ( 10.1 ) est mal formé —et cela indépendamment d'un éventuel rapport
d'identité réelle entre 'Chirac' et 'le premier ministre' — parce que le programme

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argumentatif instantié par l'opérateur argumentatif presque active un topos
simple du type suivant:

TS3: <plus on (=X) rassemble d'adhérents, plus on (=X) ade chances de réussir).
La lecture coréférentielle imposée par ce topos simple, est en contradiction avec
l'interprétation non-coréférentielle imposée par le focalisateur c'est... que.

(10.2) ci-dessous est également mal formé, parce qu'il active un topos simple
— symétrique à TS3 — dont la lecture coréférentielle est contradictoire à la lecture
contrastive et non-coréférentielle, imposée par le focalisateur quant à lui:

(10.2) *Chirac avait rassemblé à peine 3000 adhérents à son meeting. Le premier ministre,
quant à lui, aura de bonnes chances de perdre aux élections.

Quand, par contre, un focalisateur est employé dans un programme argumentatif à topos complexe, il n'y a pas de contradiction entre les interprétations non-coréférentielles qu'imposent à la fois le programme argumentatif et le focalisateur, et l'enchaînement textuel est par conséquent bien formé:

(11.1) Chirac avait rassemblé plus de 30000 adhérents. C'est le premier ministre qui
risque de perdre.

L'opérateur argumentatif plus de suivi de risque de perdre met en jeu un topos complexe TC3 (plus on (=X) rassemble d'adhérents, plus on (=Y) risque de perdre >, qui est sémantiquement — sinon pragmatiquement — en accord avec la lecture non-coréférentielle imposée par C'est...que.

Pour (11.2), c'est le topos complexe inverse, TC3' (moins on (=X) rassemble
d'adhérents, plus on (=Y) a de chances de gagner), qui assure la concordance
entre programme argumentatif et interprétation non-coréférentielle:

(11.2) Chirac n'avait rassemblé que 3000 adhérents. Le premier ministre, lui, aura de
bonnes chances de gagner.

Il faut souligner que l'enchaînement non-coréférentiel en (11.1) et (11.2) n'est bien formé pragmatiquement qu'à la condition que les entités auxquelles réfèrent 'Chirac' et 'le premier ministre' soient non identiques. La lecture non-coréférentielle serait évidemment contradictoire aux connaissances de ceux qui sont au courant de la situation politique en France en septembre 1986, où Chirac assume la fonction de premier ministre.

VII. Stratégies argumentatives et stratégies thématiques

S'il existe ainsi des stratégies de désambiguTsation référentielle qui sont fondées sur des faits d'orientation argumentative, il serait intéressant de confronter ces stratégies à d'autres stratégies textuelles que l'on a proposées pour identifier des entités coréférentielles.

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II y a d'une part les régularités thématiques qui permettent de dire qu'en règle générale, la place initiale d'une phrase - qui possède une "Dynamique Communicative" faible — est occupée par un élément connu: le thème (cf. par exemple Slakta 1975). A l'opposé, les places finales de la phrase — celles à dynamique communicative forte — sont généralement occupées par des éléments nouveaux, les rhèmes 10. Sur ces régularités thématique et rhématique, se fondent, àla fois, une stratégie thématique qui dit qu'un N qui occupe la place initiale d'une phrase a tendance à être coréférentiel à un N déjà présent dans l'univers du discours, et une stratégie rhématique disant qu'un constituant à la place rhématique sera nouveau et donc non-coréférentiel.

Il y a, d'autre part, la stratégie du sujet grammatical qui voit dans le sujet
grammatical d'une phrase, le sujet général dont traite le texte - "the dialogue
subject"ll.

Ainsi, la stratégie thématique et la stratégie du sujet grammatical tendent à identifier un constituant à gauche et/ou le constituant qui occupe le rôle de sujet grammatical, comme étant connu, c'est-à-dire comme étant coréférentiel à un élément précédent. Or, ces stratégies ne constituent pas des critères de désambiguTsation référentielle infaillibles; en effet, les exemples en (1) et (4) montrent que N2, qui y occupe la place thématique et de sujet grammatical, peut recevoir deux interprétations différentes, l'une où N2 est coréférentiel à NI, et l'autre où N2 est non-coréférentiel.

Ci-dessous nous allons étudier de plus près le rapport entre stratégies référentielles et stratégies argumentatives, en variant le paramètre de la position du sujet grammatical d'un côté, et le type de programme argumentatif de l'autre: topos simple ou topos complexe.

Nous allons nous concentrer sur quatre types simplifiés de structures thématiques, et voir ce qu'il en est de leur interaction avec le programme argumentatif. Pour éviter toute référence concrète à la réalité extralinguistique, nous utiliserons dans les exemples les abréviations P pour le nom propre (=NI) et le a pour la description définie (=N2).

Programme argumentatif:

1. absence de programme argumentatif:


DIVL3157

I. Structure thématique:

(12.1) Pa obtenu 3000 voix. Le a pourra accéder au poste de.

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2. programme argumentatif à topos simple:

(12.2) Pa obtenu presque 3000 voix. Le a pourra accéder au poste de...

3. programme argumentatif à topos complexe:

(12.3) P na obtenu que 3000 voix. Le a pourra accéder au poste de...

Les trois exemples (12) reprennent le schéma textuel simple employé dans les exemples (1-9): les deux N occupent la place thématique de sujet grammatical, ce qui, d'après la stratégie thématique, comporterait une indication forte de coréférence. Or, nous avons vu que, malgré cette stratégie coréférentielle,une lecture non-coréférentielle reste possible, ce qui s'explique par la possibilité qu'a un sujet grammatical d'introduire un réfèrent nouveau (un nouveau "dialogue subject"). Cette ambiguTté référentielle, qui résulte de la position thématique des deux N, disparaît quand il y a un programme argumentatif: un programme à topos simple indique une interprétation coréférentielle ((12.2)), et un programme à topos complexe, une interprétation non-coréférentielle ((12.3)).


DIVL3160

11.

(13.1) II y avait 3000 adhérents au dernier meeting de P. Le a risque de perdre.

(13.2) II n'y avait que 3000 adhérents au dernier meeting de P. Le a risque de perdre.

(13.3) II y avait presque 3000 adhérents au dernier meeting de P. Le a risque de perdre.

Il est vrai, d'après les stratégies Thématique et thématique, que les exemples (13), où NI occupe la place de rhème et N2 la place de thème, se prêteraient plutôt à une interprétation coréférentielle. Or, il nous semble que, en l'absence de programme argumentatif, la structure thématique reste référentiellement ambiguë ((13.1)), tandis qu'un programme argumentatif à topos simple mène vers une lecture coréférentielle ((13.2)), et un programme à topos complexe vers une interprétation non-coréférentielle ((13.3)).


DIVL3163

111.

(14.1) II y avait 3000 adhérents au dernier meeting de P. La victoire semble être àla
portée du a.

(14.2) *lly avait presque 3000 adhérents au dernier meeting de P. La victoire semble
être à la portée du a.

(14.3) II n'y avait que 3000 adhérents au dernier meeting de P. La victoire semble être
à la portée du a.

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Suivant la stratégie Thématique, (14.1) recevra une interprétation non-coréférentielle et cela en raison de la position Thématique de N2. (14.2) est mal formé, parce que l'interprétation non-coréférentielle indiquée par la position Thématique de N2 est en contradiction avec la lecture coréférentielle imposée par le programme argumentatif à topos simple. (14.3), par contre, est bien formé, parce que le programme argumentatif à topos complexe permet une lecture non-coréférentielle qui est en accord avec la position Thématique et contrastive de N2.


DIVL3166

IV.

(15.1) Pa obtenu 3000 voix. La victoire est àla portée du a.

(15.2) *P a obtenu presque 3000 voix. La victoire est àla portée du a

(15.3) P n'a obtenu que 3000 voix. La victoire est àla portée du a.

(15.1) est bien formé parce qu'il peut recevoir, vu l'absence de programme argumentatif,
une lecture non-coréférentielle, qui reste en conformité avec l'effet
contrastif imposé par la position Thématique de N2.

(15.2), par contre, est mal formé, justement parce que la place Thématique de
N2 impose une lecture non-coréférentielle, qui est en contradiction avec la continuation
d'un programme argumentatif à topos simple.

(15.3) est bien formé: l'introduction d'un réfèrent nouveau à la position rhématique,
est en accord avec l'interprétation non-coréférentielle imposée par le
programme argumentatif à topos complexe.

De cette comparaison entre stratégies argumentatives, d'un côté, et stratégies thématiques et Thématiques, de l'autre, il ressort que les deux stratégies argumentatives que nous avons proposées — coréférentielle et non-coréférentielle — semblent pouvoir désambiguïser des cas d'équivoques pour lesquels la stratégie thématique n'est pas suffisamment forte. (Cf. par exemple (12.2), (12.3), (13.2) et (13.3)).

Par ailleurs, les exemples (14) et (15) montrent que la stratégie argumentative de non-coréférence (stratégie 2.) et la stratégie Thématique se confirment mutuellement, dans le sens qu'un N2 à la place Thématique ne peut s'accorder qu'avec l'interprétation non-coréférentielle imposée par un programme argumentatif à topos complexe ((14.3) et (15.3)). La position Thématique de N2 exclut une interprétation coréférentielle, c'est pourquoi elle est incompatible avec un programme argumentatif à topos simple, comme en (14.2) et (15.2).

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Copenhague

VIII. Conclusion

Bien qu'ayant limité notre analyse de l'ambiguïté référentielle à un cas très restreint: celui où un N lexicalisé et déterminé succède à un N nom propre, nos résultats nous semblent appuyer notre hypothèse qu'il existe certaines régularités entre enchaînements référentiels d'un côté, et enchaînements argumentatifs de l'autre. En effet, le principe sémantique que nous avons proposé, le programme argumentatif, est en accord avec des régularités de type thématique et Thématique, d'une part, et des phénomènes de focalisation, de l'autre: les places Thématiques et focalisées semblent n'être compatibles qu'avec un programme argumentatif à topos complexe, tandis que les places thématiques et les places non-focalisées — qui en elles-mêmes sont au moins théoriquement ambiguës — tendent à se desambiguïser par la présence d'un programme argumentatif.

A un niveau plus général, nous pouvons conclure que, pour l'étude de la cohérence textuelle, on aura tout intérêt à faire intervenir une sémantique qui prenne en compte des phénomènes linguistiques d'argumentation et à combiner une telle sémantique argumentative à une sémantique référentiellel2.



Notes

1. Notre propos étant ici exclusivement théorique, nous envisageons de tester, dans un autre travail, sur des étudiants en français langue étrangère, le rôle que jouent pour l'établissement de la cohérence coréférentielle, respectivement le "background knowledge" et le programme argumentatif.

2. Plusieurs études traitent, de manière systématique et approfondie, de ces problèmes particuliers de relations anaphoriques. Nous pouvons renvoyer, par exemple, à Corblin (1983), qui qualifie 'le N' d'"anaphorique associatif par opposition à "l'anaphore stricte" que constitue 'ce N'. Fradin (1984) explique des exemples tels que (2.5) à l'aide du concept de "stéréotypes nominaux", et Lerat (1981) situe le problème anaphorique dans une perspective lexico-sémantique, dans son étude des "noms de relation". Dans une perspective de linguistique textuelle, nous avons traité, dans "Cohérence in scientific texts" (Lundquist, à paraître), les relations de cohérence entre des termes experts, tels que les exemples (2.1) et (2.2), en nous fondant sur l'hypothèse de Putnam (1975) concernant "la division du travail linguistique" entre "experts" et "laïques".

3. Pour un aperçu de différentes études du problème lié à l'emploi de l'article défini, voir par exemple Lundquist, "Linguistique Textuelle en France' (à paraître).

4. Nous emprunterons ici à Johnson-Laird (1983, 370) une conception procédurale de l'interprétation du discours, pour montrer comment se fait la construction progressive d'un "modèle mental unique".

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5. Il faut noter que parmi ces attributs, figure aussi l'information supplémentaire que contient la description définie.

6. Toutefois, tout porte à croire que l'interprétation coréférentielle est la plus fréquente, vu le principe textuel général qui veut qu'un texte soit cohérent (Charolles 1983), et aux moindres frais (voir Sperber et Wilson (1986) pour le principe de pertinence, qui sera repris ici p. 174).

7. On peut comparer ces représentations super-ordonnées aux questions que propose Carlson (1985) dans le cadre d'une théorie de "jeux de dialogue".

8. Dans notre approche, la représentation mentale que se fait L d'un texte, ne repose pas exclusivement sur des faits de référence, comme c'est le cas dans la plupart des travaux sur la cohérence textuelle. Voir p. ex. Johnson-Laird qui dit (1983, p. 370): "The possibility of constructing a single mental model dépends on the principal factors of coreference and consistency."

9. Pour les 'frames', 'scénarios' et 'scripts', voir par exemple Minsky 1977 et Abelson et Schank 1977.

10. De telles stratégies thématique et Thématique sont formulées par Carlson (1985, 197) en ces termes: "D. Left: Move a thematic constituent to the left." "D. Right: Move a rhematic constituent to the right."

11. Carlson (1985) définit le "dialogue subject" d'une phrase comme étant le réfèrent (la "valeur") du sujet grammatical de la phrase précédente (ib., 246): "The dialogue subject of a sentence S with respect to a sentence Sis the value (=le réfèrent) of the grammatical subject."

12. Je remercie vivement Michel Charolles et Henning Nolke de leurs critiques judicieuses.

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Résumé

La succession dans le discours de deux syntagmes nominaux, dont le second varie lexicalement du premier et porte l'article défini, est source de difficultés dans l'interprétation de la cohérence textuelle. Le principe sémantique, dit programme argumentatif, qui combine les contraintes qu'imposent, sur l'enchaînement textuel, certains opérateurs argumentatif s, par l'intermédiaire de topoT, à des principes heuristiques généraux de consistance argumentative, permet de formuler deux stratégies de désambigufsation référentielle : une stratégie de relation non-coréférentielle, fondée sur un programme argumentatif à topos simple, et une stratégie de relation non-coré férentielle, fondée sur un programme argumentatif à topos complexe.

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