Revue Romane, Bind 22 (1987) 1Keith Busby (éd.): Raoul de Hodenc: Le Roman des Eles, and the Anonymous: Ordene de Chevalerie. Criticai éditions with introductions, notes, glossary and translations. Utrecht Publications in General and Comparative Literature (UPAL), No. 17, Benjamins, Amsterdam / Philadelphia, 1983. VIII + 175 p.Jonna Kjær
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Cet ouvrage de Keith Busby (KB) met à la disposition du médiéviste une documentation indispensable pour l'étude des conceptions de la chevalerie et de la courtoisie au moyen âge. Les deux poèmes didactiques édités sont courts (de 660 et de 502 vers respectivement) mais importants. Ils sont de la même époque (datant approximativement des années 1210et 1220, selon KB), mais ils sont assez divergents pour nous faire réfléchir sur la simultanéité de plusieurs conceptions des idéaux chevaleresques et courtois depuis Chrétien de Troyes. Vu le nombre des manuscrits français du moyen âge conservés (6 mss. du Roman des Eles (RE), 10 mss. de YOrdenede Chevalerie (OC)), il est probable que les deux poèmes ont jouî d'une popularité considérable. Comme ils sont parmi les premiers du genre à traiter de manière didactique les normes si essentielles dans la littérature courtoise de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles, ils méritent sans aucun doute notre attention afin de mieux cerner les idéologies de cette époque. Les deux poèmes ont été connus à l'extérieur de la France dès le XIVe siècle, et ils ont été copiés jusqu'au XVIIIe siècle. En plus des éditions nouvelles, l'ouvrage de KB présente une mise à jour complète et critique des manuscrits et des éditions anciennes et il discute l'état actuel des recherches dans le domaine. L'on ne doutera donc pas de l'utilité de son travail. L'idée de présenter les deux poèmes ensemble, l'un après l'autre dans le même livre, semble très heureuse. Ainsi, non seulement les éditions sont élaborées et disposées de façon parallèle et selon les mêmes critères, mais le lecteur peut manipuler à l'aise cet instrument critique qui lui facilite la comparaison entre RE et OC. La présentation de chaque poème contient une description de tous les rnss. connus, un commentaire sur toutes les éditions antérieures (pour RE, celle de P. Tarbé, 1851, et celles d'A. Scheler, 1868 et 1879; pour OC, celles de Marin, 1758, d'E. Barbazan, 1759, de D. M. Méon, 1808, de W. Morris, 1893, et de Roy Temple House, 1919) et une discussion de la tradition manuscrite. La généalogie des mss. est assez compliquée pour les deux textes, et KB fait bien de choisir son manuscrit de base, le ms. A, Bibliothèque Nationale, fonds français 837, qui contient et RE et OC, pour l'éditer avec des listes des variantes des autres mss. (les leçons rejetées sont citées séparément). Après la discussion de la tradition manuscrite, suivent de brèves remarques sur les langues des copistes et des auteurs, et les introductions aux textes se terminent par des études historiques et littéraires sur les auteurs et leurs poèmes. Avec les textes édités, ce sont ces études sur les auteurs et leurs poèmes qui constituent D'abord, l'éditeur discute de manière succincte mais pourtant riche le caractère allégoriquede RE en mettant en question les caractéristiques que donnent Alexandre Micha et VerenaKundert-Forrer de ce poème en tant que "catéchisme du parfait chevalier" et en tant que "Courtoisietraktate". Selon KB, le poème est plutôt un "Prouessetraktate", puisque la prouesse y est présentée comme l'union de la largesse et de la courtoisie, à savoir les deux ailes qui sont d'ailleurs composées chacune de sept plumes. Ces plumes indiquent au chevalier comment se comporter correctement. (Pour l'aile de largesse: être hardi, ne pas être regardantsur
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dantsurses dons, donner aussi à ceux qui ne peuvent pas rendre les dons, ne pas promettre plus qu'on ne peut tenir, donner sans hésiter, plutôt penser à donner encore que regretter ce qu'on a déjà donné, offrir des bons repas à son entourage; et pour l'aile de courtoisie: honorerl'Eglise, ne pas être orgueilleux, ne pas se vanter, aimer la joie, éviter l'envie, refuser la débauche, aimer l'amour qui guérit de tous les maux). Selon notre éditeur, le poème livre des prescriptions pour la vie en société plutôt qu'il ne représente une élaboration symbolique d'un sens donné à l'institution chevaleresque (comme c'est le cas dans OC). Ce qui préoccupe Raoul de Hodenc est la disparate constatée entre l'idéal courtois et sa réalisation. Par là, il s'inscrit dans le contexte autant littéraire (littérature courtoise) que social (selon l'explication de Georges Duby sur le besoin de la noblesse de se distinguer des "nouveaux riches") de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles, et c'est ainsi que son poème devient particulièrement intéressant, c'est-à-dire en tant que document idéologique et historique. Ce n'est donc pas le phénomène stylistique d'allégorisation qui donne sa valeur au poème en question, et d'ailleurs, c'est justement par son manque d'élaboration allégorique que ce poème de Raoul de Hodenc se distingue du Songe d'enfer du même poète, contrairement à l'avis de Micha. Donnons la parole à notre éditeur: "In the Songe (...), the allegorisation runs throughout the whole poem and the various personified vices and vertues really act independently, whereas in RE, largesce and cortoisie are simply said to be thè two wings of proesce and to hâve various constituent parts which are described (or sometimes merely named)" (p. 19). L'autre partie du diptyque qu'est l'ouvrage de KB, focalise sur le symbolisme du poème de OC. L'auteur anonyme essaie d'attribuer à la chevalerie une place dans la société chrétienne, ce qui est, comme dans RE, l'articulation d'une conscience de classe, mais dans OC les institutions sont considérées surtout en termes religieux. Selon KB, il est d'ailleurs possible que l'auteur soit lui-même non pas un clerc comme Raoul de Hodenc, mais un prêtre. L'intérêt du poème consiste avant tout dans le fait qu'il est un des premiers textes en langue vulgaire à traiter en détail une théorie de la chevalerie. Pourtant, OC est tardif en ce sens qu'il peut être considéré comme une sorte de synthèse des concepts développés au cours des siècles, notamment dans des textes latins. Notre éditeur, qui discute OC par rapport à son contexte européen, précise de façon convaincante l'aspect spécifique de ce poème: 'The development of courtly romance in thè late twelfth and early thirteenth centuries (...) entails a kind of sécularisation of knightly literatuxe (or at least, a réduction in the emphasis on the Christian éléments), and OC can be broadly seen as representing a forceful restatement and reminder of one particular view" (i. e. la foi chrétienne) (p. 88). L'interprétation symbolique chrétienne de la cérémonie de l'adoubement est au centre de ce poème, et KB nous offre les résultats d'un examen d'autres textes didactiques en langue vulgaire et à peu près contemporains de OC (L'Armêuredu Chevalier de Guiot de Provins, Le Conte dou Baril de Jouham de la Chápele de Blois, L'Enseignement des Princes de Robert de Blois) et aussi du Libre que es de l'orde de Cavalleria de Ramon Llull (env. 1275): il ne semble pas possible de démontrer des influences réciproques et directes entre ces textes et notre OC. KB établit les rapports entre OC et certains poèmes épiques et romanesques qui renfermentdes passages qui se prêtent à la comparaison {Girart de Roussillon, Le Conte du Graal de Chrétien, le Láncelo t en prose) pour souligner que OC est seul à décrire la cérémonie même de l'adoubement, tandis que les autres textes décrivent seulement l'équipement du chevalier.
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Même si OC s'inspire de Chrétien, il représente un développement ultérieur, une troisième phase, à savoir l'adoubement liturgique, tandis que Chrétien représente une phase intermédiaireentre les adoubements séculaire et liturgique (la première phase étant militaire; KB renvoie pour cette théorie des trois phases aux études pertinentes de Jean Flori). Ajoutons "l'esprit de croisade" que notre éditeur fait bien de relever dans OC et qui se 11 devrait ressortir de ces remarques sur l'ouvrage de KB que celui-ci ne se limite pas à donner une édition de textes au sens strict du mot, mais qu'il met aussi à notre disposition de nombreuses analyses et discussions qui font de son livre une vraie petite "summa" des connaissances relatives aux deux poèmes et à leurs contextes. Des bibliographies sélectionnées mais généreuses ajoutent à la valeur de cet instrument de travail, et l'éditeur a même pensé à donner de bonnes traductions en anglais moderne afin de faciliter l'accès de ces deux poèmes aux non-romanistes. En outre, le livre contient un glossaire commun aux deux textes et, dans chaque partie, des notes textuelles et explicatives très riches en commentaires linguistiques, historiques et littéraires. Afin d'assurer la bonne utilisation des notes, on pourrait souhaiter des astérisques dans les marges des textes pour signaler les notes qui sont placées après les textes mêmes. Mais ce n'est qu'un manque mineur, le fait essentiel étant que, dans l'ensemble, les éditions et leurs présentations sont compétentes, précises et claires. Copenhague |