Revue Romane, Bind 22 (1987) 1

Henri Gouhier: Biaise Pascal: Conversion et Apologétique. Librairie philo so phique J. Vrin, Paris, 1986.268 p.

Nils Soelberg

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Remarquable synthèse d'une longue série d'études pascaliennes, ce dernier ouvrage de M. Henri Gouhier vient combler les vœux de maints et maints pascalisants, et notamment de tous ceux qui recherchent dans les Pensées une certaine cohérence, sans toutefois pouvoir se résoudre à considérer les vingt-sept liasses de la Copie comme le plan définitif d'une future Apologie de la Religion Chrétienne. Il convient de préciser dès l'abord que la cohérence proposée par Gouhier est celle de la conversion, et qu'elle concerne non seulement les fragments destinés (selon toute probabilité) à l'Apologie, mais tous les écrits religieux de Pascal. Son parti pris, et il rappelle à plusieurs reprises que c'en est un, consiste à voir dans la fin apologétique le seul facteur susceptible de faire de l'ensemble un tout cohérent: "Ne jamais oublier que Biaise Pascal ne construit pas une philosophie, même sans le vouloir" (p. 14). La prise de position est nette, et elle permet de concevoir l'étude en fonction d'une structure profonde comportant trois éléments-clef: conversion, converti, convertisseur.

Cette notion de structure profonde me semble refléter assez fidèlement la nature de la synthèse à laquelle est parvenu un éminent pascalisant dont les études antérieures ont porté sur des documents ou des phénomènes isolés, notamment son Biaise Pascal: Commentaires (Vrin 1966). D'une part, il ne saurait considérer Pascal comme l'auteur d'un vaste ensemble de maximes, où chacun pourrait puiser à son aise pour attribuer des desseins philosophiques ou métaphysiques à l'auteur; mais, d'autre part, la cohérence suggérée par les vingt-sept liasses, c'est-à-dire un principe de succession, lui semble par trop aléatoire en l'état actuel de nos connaissances. - D'où la structure profonde tripartite traduisant le souci constant d'un converti/convertisseur qui se veut et se dit non philosophe, mais apologiste, et dont la "volonté d'apologétique" est liée à l'expérience de la conversion (p. 14-15).

Certes, ce procédé ne va pas sans soulever certains problèmes (j'y reviendrai), mais dans
un premier temps, il faut suivre, au fil des dix chapitres, la présentation d'une apologétique
aux multiples facettes, qui tantôt se complètent, tantôt s'affrontent.

Avant d'aborder le nœud de l'ensemble, c'est-à-dire la nature de la "véritable conversion", Gouhier insiste sur la distinction fondamentale entre deux courants religieux à Port-Royal: celui, spirituel, de la prière et du pur amour qui domine jusqu'à la parution de YAugustinus en 1640 (et quelques années au-delà), puis celui, théologique, du salut et de la grâce. Le jansénismeconnu par les Pascal en 1646 appartient essentiellement au premier courant, tandis que le Port-Royal rejoint par Biaise après la deuxième conversion (la nuit du Mémorial, 23 novembre 1654) se trouve en plein deuxième courant et ne peut que faire appel à sa nature militante. En effet, celle-ci se manifeste d'emblée dans trois domaines distincts: la direction

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de conscience (Mystère de Jésus, lettres, etc.); la défense et illustration de la doctrine de Saint Augustin (Provinciales, Ecrits sur la Grâce), et les tentatives pour faire connaître et aimer la vraie religion, donc la future Apologie. Ainsi, lorsque Pascal met son génie au servicede la foi, cette initiative naît d'une expérience pratique qui rejette tout appui philosophique:l'expérience de la conversion {Note préliminaire et Introduction).

Le texte capital qui permet à Gouhier de donner une orientation d'ordre dynamique à l'ensemble de son étude se trouve dans le fragment 378 du classement Lafuma (La 378), soit le fragment 470 du classement Brunschvicg (Br 470). Ce texte, le voici: La conversion véritable consiste à s'anéantir devant cet être universel qu'on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu'on ne peut rien sans lui et qu'on n'a rien méritéde luique sadisgrâce. Elle consiste à connaître qu'il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce. - Véritable conversion, anéantissement, médiateur. Ajoutons à cela quelques termes-clef des fragments environnants (liasse Conclusion dans Lafuma): la conversion non véritable, (sans médiateur), la foi des personnes simples dont "Dieu incline le cœur", la délectation de la grâce opposée aux sagesses naturelles, - et la démarche analytique se trouve ainsi clairement indiquée.

La conversion est d'abord amour de Dieu (dans les deux sens), cet amour qui ne dépend pas d'une connaissance de Dieu, mais qui rend possible cette connaissance. Ensuite, étant détournement de soi et anéantissement, elle est cette forme extrême de l'humilité qui implique la conscience aiguë d'une impuissance totale, - d'où le dilemme de toute apologétique visant une conversion qu'elle n'a aucun moyen de provoquer (cf. chap. VI). Elle est enfin la foi sans preuves, ce qui la rend extrêmement vulnérable vis-à-vis des incroyants, c'est-à-dire les interlocuteurs de l'apologiste. Si ce dernier peut faire connaître Dieu, "il y a loin de la connaissance de Dieu à l'aimer" (La 377/Br 280). (Ch. I: De la véritable conversion).

Pour apprécier le terme d'anéantissement, premier constituant de la véritable conversion, Gouhier part des trois néants de Bérulle (créature tirée du néant, pécheur rejeté dans le néant, néant de l'être racheté), qui se retrouvent à divers endroits dans les fragments: le néant de l'univers, cf. les deux infinis (La 199/ Br 72), le néant de l'homme sans Dieu, et "mon néant" comme condition de ma conversion. Dans cette dernière acception, le terme implique deux sortes d'anéantissement, celui qui est conditionné par l'adoration de Dieu seul et celui qui implique la haine de soi. Telle est la raison pour laquelle la simple bienveillance de l'honnête homme échoue: depuis la chute, le moi se voue un amour dont Dieu était l'unique fin, et puisque le moi se fait centre de tout, il crée la haine entre les moi, car chaque moi s'aime tel qu'il devrait être, i. e. n'aimant que Dieu. Bref, la démonstration de Gouhier revient à ceci: Je m'aimerais dans la mesure où je n'aimerais que Dieu. Or, comme je n'aime malheureusement que moi, je me hais!! (Ch. II: Anéantissement).

La condition absolue de toute véritable conversion, c'est que Dieu incline le cœur (cf. La 380/Bi 284), d'où une réflexion sur le double sens du mot cœur dans l'apologétique pascalienne.D'une part, le cœur "que Dieu incline" (ou n'incline pas) équivaut à la volonté d'être heureux. Du point de vue du converti, ce cœur-là se trouve "incliné" soit par Dieu soit par les concupiscences. Mais, d'autre part, le langage pascalien a recours au "cœur qui sent les trois dimensions" (cf. La 110/Br 282), c'est-à-dire à une entité purement épistémologique. Pour déterminer ce que vient faire le cœur dans ces connaissances mathématiques, question que se sont posée nombre de commentateurs, Gouhier pèse longuement le pour et le contre avant de présenter son "hypothèse certainement discutable" (p. 69) qui attribue la confusionà une tendance assez répandue de lire le fragment sur la "vérité du cœur" (La 110/Br

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282) comme l'amorce d'une théorie de la connaissance. Si l'on s'en tient au dessein exclusivementapologétique de Pascal, c'est un rapport purement analogique qui se présente à l'esprit: "...aucune similitude entre l'indémontrable géométrique et l'indémontrable religieux, sauf le fait d'être indémontrable" (p. 70). — Quant au fond, il n'y a guère d'objection possible,mais l'argumentation me paraît malgré tout discutable, dans ce sens que le dessein apologétique de Pascal est pour Gouhier un parti pris (cf. p. 14), et que, partant, sa valeur d'argument est assez limitée. Si j'approuve de tout cœur (!) la conclusion proposée, c'est que le sens apologétique n'est pas à mon avis le fait d'un parti pris; ce sens ressort sans équivoquede la succession des vingt-sept liasses. (Ch. III: Du Cœur).

Lorsque Dieu s'apprête à incliner le cœur, l'âme est "travaillée par la grâce", ce qui implique le renversement total des valeurs. C'est la rencontre de Dieu dans la recherche (tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé) qui, bien entendu, ne s'éclaire que rétrospectivement (p. 74). L'idée d'un renversement des valeurs repose sur cette vérité fondamentale que l'homme fait toujours ce qui lui plaît le plus, ce qui réduit à l'absurde l'opposition entre grâce efficace et libre arbitre. — Une fois la grâce entrée dans le cœur humain, il s'agit pour Pascal d'une "grâce-délectation" ou encore de la spiritualité du salut, et non de la spiritualité de l'adoration (qui supprime le moi). On pourrait se demander ici si cette distinction entre deux courants dans la vie dévote ne va pas au-delà du propos apologétique; en effet, ce chapitre ne comporte aucune référence à des fragments destinés à l'Apologie. (Ch. IV: De la "Délectation").

Arrivé à ce point de rencontre entre le sens terrestre et divin d'un même terme, Gouhier envisage les deux sagesses figurant dans l'apologétique. D'une part, il existe une sagesse tout humaniste, désignée sous le nom de "péril stoïcien"; chacun sait que ce péril tient notamment au fait que le stoïcisme néglige l'impuissance humaine, mais Gouhier insiste à juste titre sur l'horreur de la mort comme le point distinctif entre christianisme et stoïcisme: pour celui-ci, la mort est naturelle, pour celui-là, elle est la prise de conscience de notre néant sans Dieu. D'autre part, la sagesse du converti est la conversion du cœur et non la rectification de la nature humaine. Et c'est précisément cette sagesse-là que St. Paul qualifie de folie ! Ainsi, il y a folie et folie chez Pascal. Est folle toute personne privée de la sagesse naturelle (cf. "je ne parle pas des fous, je parle des plus sages", La 44/Br 82); est encore folle toute personne douée de la sagesse naturelle, mais privée de la sagesse surnaturelle; est enfin folle toute personne douée de la sagesse surnaturelle ! ! Pour obtenir cet effet paradoxal, Gouhier doit jouer sur les mots encore plus que Pascal (son interprétation de La 160/Br 257 n'est pas tout à fait convaincante),mais il a indubitablement raison d'affirmer que ce triple sens ne se justifie que dans un contexte apologétique — suivant les trois sortes de destinataires possibles (ibid.) - alors qu'il serait de la folie pure (!) dans un traité de philosophie. (Ch. V: Les deux Sagesses).

Si telles sont les données essentielles de la conversion à obtenir, il convient de se poser certaines questions sur le propos d'une apologétique qui vise la conversion tout en accusant son impuissance totale en ce domaine. Gouhier tourne et retourne cette "dramatique contradiction"(p. 96) et ne peut que constater que l'action apologétique est un impératif pour le chrétien augustinien, qui doit en même temps assumer son impuissance! Le problème est de taille, et la solution suggérée par Gouhier est à mon avis ce qu'il y a de moins convaincant dans l'ouvrage. L'utilité de l'œuvre apologétique serait celle d'un instrument (p. 99) qui pourraitpréparer le terrain. Peut-on réellement admettre cette idée d'un instrument tant soit peu efficace, sans diminuer d'autant la puissance de Dieu? Quoiqu'il en soit, cette difficulté me

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semble relever d'une certaine équivoque d'ordre méthodique, et j'en remets la discussion à la
fin du présent compte rendu. (Ch. VI: Le sens de l'apologétique).

Le dessein et la limite de l'apologétique étant ainsi exposés, il reste à Gouhier d'en préciser les destinataires et les moyens. Il est clair que Pascal cherche à convertir quelqu'un, car il est de ces chrétiens qui ne veulent plus être du monde tout en restant dans le monde (p. 112), mais quel est l'incroyant visé? Dans une analyse très pertinente de La 179/Br 256, Gouhier distingue trois catégories principales: les libertins indifférents, les superstitieux (qui croient en dépit de la raison), et, entre les deux, les libertins non-indifférents, comme par exemple les athées dont il faut réfuter les pseudo-évidences anti-religieuses, ou les pyrrhoniens à qui il faut démontrer le caractère radicalement impossible du doute systématique. (Ch. VII: Qui convenir? )

Restent encore les moyens de persuasion sélectionnés par un apologiste qui s'adresse à un public instruit. Dans la nouvelle apologétique, il importe plus que tout de démontrer de manière irréfutable l'échec de la philosophie, c'est-à-dire qu'il faut interdire au lecteur tout recours à des sagesses promettant un salut sans médiateur, que ces sagesses soient d'ordre pyrrhonien ou stoïcien. Ici, Gouhier pose la question très pertinente de savoir pourquoi Pascal rejette si catégoriquement le déisme, qui, pour les libertins, pourrait fort bien constituer une première étape dans le chemin de la foi, - et sa réponse me semble sans réplique: II arrive simplement à Pascal de se situer dans la perspective des déistes, qui ont du moins l'avantage de ne pas nier l'existence de Dieu, mais ce "Dieu des philosophes" fournit tout au plus une explication au problème de l'existence, tandis que le Dieu des chrétiens fournit le salut. - On pourrait toutefois se demander si les travaux scientifiques de Pascal ne le conduisent pas à des réflexions d'ordre philosophique. Or, sur ce point, Gouhier est formel: rien, dans l'Apologie, ne ressemble en quoi que ce soit à une philosophie comme par exemple celle de Descartes, et il n'est pas non plus question de chercher des philosophes avec qui faire un bout de chemin; si l'histoire des sciences est le bilan d'un progrès, celle de la philosophie est le bilan d'une faillite (p. 158-59). Le stoïcisme est "l'orgueil qui vous soustrait de Dieu", tandis que le scepticisme équivaut à "la concupiscence qui vous attache à la terre" (La 149/Br 430). (Ch. VIII: Le refus de la philosophie dans la nouvelle apologétique et Ch. IX : Le passé delà philosophie vu par Pascal)

Dans ce feu croisé, dans cette opposition constante entre deux grands courants philosophiques qui, pour Pascal, représentaient la philosophie entière, où faudrait-il donc situer Descartes? Dans son dernier chapitre, Gouhier démontre que les similitudes sont en fait assez nombreuses et frappantes (Pascal puisant des arguments pyrrhonistes dans Descartes), mais qu'il s'agit malgré tout de bribes cartésiennes insérées dans un contexte essentiellement anti-cartésien. (Ch. X: Un contemporain capital: Descartes)

S'il faut situer cet ouvrage de synthèse dans la tradition de la recherche pascalienne, je dirais volontiers qu'il essaie, volontairement ou non, de réunir autant que possible deux grands courants qui, en principe, s'excluent mutuellement. Le premier en date cherche à définirdes concepts-clef (d'ordre philosophique ou apologétique) sans se soucier d'une quelconqueprogression recherchée par l'auteur; citons, à simple titre d'exemple, les études de L. Brunschvicg (Le génie de Pascal, 1924), de Jeanne Russier {La foi selon Pascal, 1949) et de J. Mesnard Pascal, 1965). Le deuxième courant s'inspire de la succession des vingt-sept liasses (et éventuellemnt celle des trente-quatre séries) que nous présentent d'abord Tourneur et Lafuma, puis une suite d'éditeurs qui cherchent tous à retrouver un ordre pascalien, soit en apportant des corrections de détail à l'ordre de la Copie, cf. par exemple les éditions de Poi

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Ernst (1970) et de Michel le Guern (1977), - soit en établissant un plan radicalement différent,cf. l'édition de Francis Kaplan (1982). Il s'agit donc en gros d'une cohérence thématiqueou conceptuelle confrontée à une cohérence dynamique se référant aux intentions de l'auteur, et il va de soi que bien des fragments peuvent changer de sens dans l'une et l'autre perspective.

Dans cet ordre d'idées, il est intéressant de noter que la recherche de Gouhier, qui, dans un premier temps, se maintenait à l'écart des deux courants en se penchant sur des documents isolés (cf. son Biaise Pascal: Commentaires de 1971), cherche maintenant à "réunir les contraires" dans ce sens qu'il emprunte au courant conceptuel la notion de concept-clef, mais que l'influence du courant opposé lui fait insérer ses concepts dans une structure profonde permettant d'envisager une apologétique dynamique (conversion-converti-convertisseur), sans pour autant s'appuyer sur le principe de succession consigné dans la Copie. Il n'existe à ma connaissance qu'une seule tentative précédente comparable, à savoir le triangle "homme-Dieu-monde" exposé par Lucien Goldmann dans Le Dieu caché (1955). Mais comparable ne signifie pas identique; si les deux études se ressemblent par la définition d'une structure profonde dynamique, celle de Goldmann se propose d'établir une vision du monde, non une apologétique, et elle s'appuie sur le manque de plan de succession (appelé un peu témérairement "structure paradoxale"), tandis que Gouhier s'en tient à la structure profonde.

De ce point de vue, le triangle de Gouhier, conversion-converti- convertisseur, semble nettement mieux étayé par le contexte pascalien, mais, comme la valeur d'une étude de ce genre devrait toujours se mesurer à la discussion qu'elle suscite, je me permets de relever le caractère très discutable de la solution proposée par Gouhier à un problème tout à fait essentiel. L'inconvénient de l'héritage "classique", c'est-à-dire la définition de concepts statiques et l'étude de documents isolés, tient à mon avis au fait que le champ de son analyse est par définition constitué par les seules assertions explicites, et que le sens dégagé par la juxtaposition d'énoncés contradictoires s'en trouve irrémédiablement exclu. Telle est, me semble-t-il, la raison pour laquelle Gouhier doit en fait renoncer à résoudre la "dramatique contradiction" déterminée dans son chap. VI: Le sens de l'apologétique.

On se souvient que Gouhier pose et repose la question de savoir quel est le sens d'une apologétique qui vise explicitement la conversion de l'incroyant, tout en déclarant non moins explicitement que cette conversion ne relève pas d'un effort humain puisqu'elle est un don de Dieu. Selon la première solution suggérée, l'apologétique peut servir d'instrument à la grâce, mais c'est là simplement contourner la question, car la grâce divine ne dépend évidemment en rien de cet instrument humain. — La deuxième réponse suggérée évoque l'instinct impuissant du bonheur de notre première nature (cf. La 149/ Br 430) et, partant, un amour naturel de Dieu dont l'apologétique serait l'instrument. — II me semble que cet amour naturel de Dieu ressemble étrangement à ce que certains désignent sous le terme de "grâce suffisante". - Bref, "porter l'homme (...) à être prêt et dégagé des passsions" (La 119/Br 423), préparer le terrain à l'action de la grâce, voilà ce que peut une apologétique. Selon Gouhier, ce n'est pas rien, et Pascal a jugé cela utile puisqu'il l'a fait (p. 102).

A tout ce raisonnement je me permets d'opposer le fragment La 380/Br 284: "...On ne croira jamais, d'une créance utile et de foi, si Dieu n'incline le cœur, et on croira dès qu'il l'inclinera." Il n'y a guère à s'y méprendre: l'œuvre apologétique ne sert qu'à mettre en évidencesa propre inutilité flagrante. C'est pour éviter une constatation aussi désolante que Gouhier fait tout son possible pour définir un compromis acceptable, mais les termes de la contradiction sont à mon avis limpides et ne permettent aucun arrangement à l'aimable.

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L'alternative est donc claire: ou bien, Pascal n'a pas la moindre suite dans les idées, ou bien, la contradiction est voulue et, partant, essentielle. Dans ce dernier cas, elle n'est rien de moins que la manifestation du paradoxe humain tel qu'il se présente pour l'apologiste. En tant que converti, il est tenu de vouer toute sa capacité humaine à la conversion de son prochain,tout en sachant pertinemment que cette conversion ne peut venir que de Dieu. Précisonsencore que ce travail de Sisyphe est la seule manière possible de vivre la foi. Tout chrétienqui se croit réellement convertisseur tombe dans l'orgueil; tout chrétien qui renonce à convertir son prochain manque à la charité. Voilà pourquoi cette apologie, qui se déclare inutile, est la réalisation extrême du paradoxe chrétien, du vouloir et ne pouvoir.

On peut maintenant se demander pourquoi Gouhier refuse même d'envisager l'hypothèse d'une contradiction voulue et significative alors qu'il en énumère les termes de manière si complète et pénétrante. C'est, à mon avis, (simple conjecture, évidemment) que l'impact conceptuel sur sa méthode exclut d'avance toute notion de sens structural et se limite par conséquent à l'étude des énoncés explicites. Et comme Pascal ne dit jamais tout haut que son œuvre apologétique incarne en elle-même cette contradiction radicale à laquelle nul être humain ne saurait échapper, l'analyste conceptuel se voit obligé d'accepter le compromis. Or, la structure profonde tripartite dont Gouhier fait ajuste titre le noyau de son analyse se constitue précisément en fonction de ce heurt de vérités contraires par lequel Pascal assume lui-même le paradoxe chrétien.

Ces quelques suggestions d'une interprétation plus radicale que celle proposée par Gouhier serviront, je l'espère, à montrer aux pascalisants l'importance de cette admirable étude. Car c'est dans la mesure où l'auteur a investi toute sa vaste connaissance de Pascal dans l'élaboration de ces nouveaux concepts apologétiques que son ouvrage nous incite à poursuivre inlassablement l'exploration des Pensées.

Copenhague