Revue Romane, Bind 22 (1987) 1

Jürgen Klausenburger: French Liaison and Linguistic Theory. Zeitschrift fur französische Sprache und Literatur — Beiheft 10. Franz Steiner Verlag Wiesbaden GmbH - Stuttgart, 1984. 83 p.

Ole Kongsdal Jensen

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La liaison en français est un phénomène qui a toujours fasciné les chercheurs. Ceci est vrai en particulier pour les phonologues d'observance generative, qu'elle soit "abstraite" ou "naturelle", mais aussi pour les phonologues plus traditionnels et les phonéticiens, ainsi que pour les grammairiens. Cette fascination pourrait s'expliquer, selon Jûrgen Klausenburger (JK), par le fait que la liaison englobe les trois niveaux: phonétique/phonologie, morphologie et syntaxe, et en même temps paice qu'elle présente une tension entre le connu et l'inconnu: malgré la simplicité apparente des faits, on n'a pas encore réussi à en donner une description simple et satisfaisante. En plus, le français, langue "majeure", étant relativement accessible à tous, on arrive à y maîtriser les principes de la liaison en un temps limité.

Dans l'étude présente, JK se propose de faire le point sur la discussion de la liaison durant les quinze dernières années, c'est-à-dire depuis 1968, date à laquelle, selon l'auteur, a commencé la "phase théorique" des recherches dans ce domaine, avec la publication de la monographie de Sanford Schane, French Phonology and Morphology. Les approches plus traditionnelles sont traitées aussi, mais plus sommairement, surtout pour assurer la perspective historique.

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Dans le premier chapitre, 'Théories of liaison", JK rend compte des approches théoriques
les plus importantes de la liaison: la suppression, l'insertion et la supplétion, et il discute les
relations qui existent entre elles. Je fais ici un résumé de ce chapitre:

Schane, dans l'ouvrage mentionné ci-dessus, avait donné une règle unique de suppression
pour expliquer à la fois la liaison et l'élision en français:


DIVL2302

Cette règle de "troncation", qui est très élégante, traduit une symétrie des phénomènes de sandhi en français, puisqu'elle concerne à la fois la liaison et l'élision et souligne le parallélisme entre ces deux phénomènes. Mais elle est sans doute trop générale et trop théorique, car elle amène des complications ailleurs: pour éviter la chute des consonnes des formes féminines, Schane postule dans ces formes un schwa final sous-jacent; pour éviter la liaison devant les mots à h aspiré, il les fait commencer par un / h/ initial sous-jacent; les mots qui se prononcent toujours avec une consonne finale (avec, fer,...) sont à marquer dans le lexique comme des exceptions à la règle; les contraintes syntaxiques à la liaison rendent nécessaire une révision de la règle de suppression des consonnes finales, par exemple dans les noms au pluriel devant un adjectif; une application cyclique est nécessaire pour dériver la bonne manifestation des formes abstraites. Pour ces raisons, JK rejette la règle de Schane comme étant une expression trop fidèle des principes de la grammaire TG, avec ses exigences de simplicité formelle et de généralité. Schane a révisé plus tard ses règles en séparant la suppression du schwa final et des consonnes finales, ce qui évite l'application cyclique des règles, mais les problèmes concernant l'interprétation de l'alternance 0 - consonne finale restent les mêmes.

JK aborde deux autres interprétations de la liaison comme suppression: celles de François
Dell (1970) et d'Elisabeth Selkirk (1974). Dell explique la liaison par une règle de métathèse:


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à laquelle il ajoute une règle de "troncation" pour la consonne finale (en réalité une règle de suppression), qui doit s'appliquer après la règle de métathèse, pour ne pas supprimer les consonnes qui doivent être prononcées en liaison. JK considère cette explication comme douteuse', pour expliquer la différence de prononciation des voyelles de on et de bon en liaison (on arrive vs. bon ami), il faut postuler dans ces deux cas un ordre opposé des règles de liaison et de nasalisation, ce qui paraît bizarre. En ce qui concerne Selkirk, elle propose comme Schane une règle de suppression, cette fois d'une obstruante finale:


DIVL2312

Sa contribution essentielle par rapport aux deux autres est de bien montrer le rôle de la syntaxe,en disant que 'la liaison se fait quand les mots sont séparés par un seul #, et ne se fait pas si lei mots sont réparés par deux # '. La règle fonctionne bien pour la liaison "obligatoire";mais pour les liaisons "facultatives", qui se font dans la prononciation soignée, elle est obligée de changer les # # en # entre les mots concernés pour faire jouer la règle; or, selon les critiques, il semble étrange que les frontières entre les mots soient plus fortes en

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prononciation familière qu'en prononciation soignée - on se serait plutôt attendu à l'inverse.
On ne peut donc pas accepter l'explication donnée par Selkirk.

Selon JK, l'interprétation de la liaison comme une insertion (ou épenthèse) serait une réaction contre les théories de suppression. Il a donné lui-même (en 1978) des arguments pour l'approche d'insertion. D'abord, l'insertion se fait dans des contextes plus restreints que la suppression: seulement en position prévocalique et en contexte syntaxique "serré", ce qui reflète mieux les conditions de la liaison. Ensuite, les mots à h aspiré peuvent être caractérisés par [ - règle d'insertion ), ce qui est à préférer à la postulation d'un / h / sous-jacent qui n'est jamais prononcé. Enfin, l'insertion, conçue comme inversion de la suppression originelle, reflète le dynamisme dans l'évolution de la prononciation.

Le chercheur qui a donné la formalisation la plus complète de la liaison vue comme insertion est Bernard Tranel, dans son livre Concreteness in Generative Phonology. Evidence from French (1981). Entre autres, il consacre un chapitre entier à la liaison au pluriel, qu'il résume par la règle suivante:


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De plus, il établit des règles pour la liaison avec les verbes (liaison facultative avec désinences de personnes, liaison obligatoire avec désinences de personnes, liaison facultative avec infinitif), avec les adjectifs au singulier masculin (liaison obligatoire) et avec les mots invariables (liaison facultative); dans tous les cas, il spécifie les consonnes à insérer, soit par une règle spéciale pour chaque consonne, soit par une spécification des consonnes pour chaque cas concerné. Par ailleurs, il ajoute certaines conditions pour justifier les exceptions. Tranel est le seul à révéler la complexité formelle du processus d'insertion, et il attire l'attention sur le rapport important entre les règles génératives et la spécification lexicale des consonnes à insérer.

La théorie de suppression était abstraite vu la manière dont elle était obligée de traiter le problème du h aspiré, problème résolu dans l'approche insertive par la condition [ - règle d'insertion |. Par contre, la théorie d'insertion est abstraite par la façon dont elle doit traiter le problème des semi-voyelles: pour expliquer qu'on fait la liaison dans les oiseaux et non pas dans les whiskies, par exemple, bien qu'on prononce un [ w ] dans les deux cas, on est obligé de marquer whisky [ - règle d'insertion J (la solution qui consiste à postuler des formes sousjacentes différentes: / u / pour oiseau et / w / pour whisky étant considérée trop abstraite); or, cette condition de [ - règle d'insertion ] prédit faussement qu'on devrait s'attendre à sa disparition au cours de l'évolution, donc à une prononciation future avec liaison de les whiskies; mais il n'y a aucune tendance dans ce sens, bien au contraire: c'est les oiseaux qu'on entend parfois sans liaison, ce qui paraît parfaitement logique. Le problème des semi-voyelles serait donc traité moins abstraitement dans le cadre de la suppression, où on pourrait marquer oiseau [ - règle de suppression J, condition qui tendrait à disparaître. Ces faits: traitement "concret" du h aspiré dans le cadre de l'insertion + traitement "concret" des semivoyelles dans le cadre de la suppression, semblent indiquer une troisième alternative: la théorie de supplétion, qui combine en quelque sorte les deux premières.

Pour examiner la liaison comme un phénomène de supplétion, JK prend son point de
départ dans la liste des alternances / 0 - C / établie par Tranel, et il divise les cas en trois catégories:(1)
supplétion in controversée (p. ex. vit - vivent, chant - chanter, beau - bel),

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(2) supplétion probable (p. ex. petit ([ pati ] - [ patit ]) -petite, gros [ gro ] - [ groz ]) et
(3) supplétion possible (p. ex. jolis (3ali ]- [30IÌZ ], est [e]-[et ]). Les catégories (2) et
(3) sont traitées en détail.

La catégorie (2) comprend l'alternance masculin / féminin des adjectifs et substantifs et la plupart des liaisons. JK considère la solution de Tranel, qui veut insérer une consonne spécifiée lexicalement pour chaque adjectif ou substantif (et la variante de Morin, qui parle de "désinences thématiques": / - e / - / - ¡n / etc.), comme une 'analyse supplétive déguisée'. Il propose, à la place, des listes qui énumèrent les allomorphes supplétifs, par exemple pour petit: / pat ¡ / - / pat ¡t /, avec une indication de leur distribution selon les contextes phonologiques, c'est-à-dire que petit a deux formes sous-jacentes au masculin au lieu d'une seule. De cette façon, on profite des aspects positifs de la suppression et de l'insertion, sans être encombré par leurs aspects négatifs; car il faut spécifier les consonnes finales de toute façon, qu'on choisisse la suppression ou l'insertion: comment savoir autrement que c'est un [ t ] qu'il faut prononcer quand on fait la liaison avec petit, et pas un [ z ] comme dans gros ?

La catégorie (3) comprend les cas où | z ] et [ t ] peuvent être prévus morphologiquement, dans des exemples comme le£ hommes, vieux_étudiants, nous_arrivons; elle est_heueuse, vienNl ?. On peut interpréter ces cas (a) selon la théorie d'insertion ou (b) selon la théorie de supplétion, et dans les deux cas on peut choisir de placer la consonne de liaison (1) à la fin du premier mot, (2) au début du deuxième mot ou (3) entre les deux de manière plus "flottante". Tranel préfère (a) (3) (insertion flottante, voir plus haut). JK préfère (b) (supplétion), mais ne peut pas se décider entre (1) ou (2); pourtant, (2) (supplétion initiale) donne une distribution plus simple, étant donné que, dans ce cas, on n'a besoin que d'une seule forme du premier mot; d'autre part, dans les verbes transitifs, on ne peut pas décider de la fonction morphologique du [ z ), qui peut désigner le pluriel du sujet (p. ex. dans nous admirons (les statues)) ou de l'objet (p. ex. dans nous les admirons), mais cela ne devrait pas poser de problème pour une analyse supplétive. Quoi qu'il en soit, le fait de placer la consonne au début du mot suivant paraît un peut bizarre, mais ce n'est peut-être qu'un 'préjugé de linguiste'. A l'appui de sa théorie, JK mentionne des cas de fausses liaisons et de néologismes: des exemples comme c'est pas t-à moi, un gros t-enfant, quatre-z-enfants, donne-moi-z-en semblent indiquer la supplétion initiale de mot comme étant la bonne. Il tire aussi un argument de mots-valises comme gauchemar (gauche + cauchemar), pris dans le "Fictionnaire" d'Alain Finkielkraut, à comparer avec gros t-enfant {gros + grand enfant), et il postule des 'récurrent partíais' -mar et / tata / comparables. Pourtant, on sera toujours tenté de supposer une règle d'insertion de / z / pluriel dans des cas obligatoires comme les amis, puisque cette procédure est toujours productive.

En ce qui concerne la conception d'une consonne de liaison "flottante", des chercheurs ont parlé d'une consonne latente extrasyllabique, entre autres Encrevé (1983), qui dit que cette consonne se rattache à une position syllabique vide au début du mot suivant, en cas de liaison, sinon elle disparaît sans être supprimée par une règle. S'il y a une liaison facultative, on peut aussi avoir liaison sans enchaînement, auquel cas l'attaque syllabique du mot suivant est manifestée par un coup de glotte. Cette prononciation serait de plus en plus répandue dans le registre soigné. Ceci est un fait assez intéressant en soi. Seulement, la disparition de la consonne flottante ;>ans règle en cas de non-liaison paraît assez "magique", et l'explication par la supplétion semble plus satisfaisante.

Dans un appendice, JK mentionne le fait qu'on entend le yacht et le whisky prononcés
sans [ a |, tandis que la liaison reste impossible dans les yachts, leswhiskies. Ceci est interprêtécomme

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prêtécommeun argument de plus en défaveur de la règle de troncation (= suppression de C
finale et de schwa final) de Schane, l'élision étant désormais possible dans ces cas, mais pas
la liaison.

Comme on peut le voir par ce résumé très détaillé, JK a vraiment réussi à faire le tour des théories sur la liaison depuis Schane, et à mon avis il s'en est très bien acquitté. Il est parvenu, en un nombre de pages assez restreint, à résumer les points forts de la discussion dans ce domaine, et ses raisons pour rejeter la théorie de suppression, et ensuite celle d'insertion, paraissent bien fondées. Pourtant, je n'arrive pas toujours à suivre son argumentation dans les détails. Quand, par exemple, il prend les fausses liaisons et les mots-valises comme indices pour la supplétion initiale, je ne le suis pas. Si on a, pour le mot ami, les formes postulées / tami /, / nami / et / zami /, comment expliquer qu'on n'entende pas de fausses liaisons comme *[ £ tami ] pour un ami et *[ gra nami ) pour grand ami ? Je suis d'ailleurs de l'avis de Michael Herslund, qui dit (dans un article très précis "Frenen externa! sandhi: thè case of liaison", in Henning Andersen (Ed.): SandhiPhenomena in the languages of Europe, Mouton 1986) qu'il faut traiter les formes de liaison comme des formes supplétives d'adjectifs telles que beau - bel, cas où il est évident qu'il faut attribuer la consonne (/l/ dans ce cas) à l'adjectif, et non pas au mot suivant. De plus, je ne vois pas dans quel sens il serait plus simple d'attribuer plusieurs formes au deuxième mot plutôt qu'au premier, et le fait que la consonne de liaison soit perçue phonétiquement comme appartenant au mot suivant ne peut pas, selon Herslund et aussi selon moi, servir d'argument pour la supplétion initiale, mais doit être pris pour un effet de la syllabation générale, tout comme l'enchaînement. En ce qui concerne l'argument tiré des mots-valises, je crois qu'il faudrait analyser beaucoup plus à fond les procédures de formation de mots (troncation, suffixation, composition, etc. ) en argot et en français "populaire" avant de se servir de ces procédures comme arguments pour n'importe quelle théorie sur la liaison! Quant à l'argument contre la suppression (à laquelle je ne crois pas forcément!) tiré de la chute de schwa devant une semi-voyelle (l£ whisky, Ifc yacht), cela n'est pas du tout clair pour moi: d'abord je ne crois pas qu'il s'agisse nécessairement d'une elisión, comme le prétend JK, car on peut entendre la même chute devant des mots commençant par une consonne (p. ex. ty café); donc, on pourrait interpréter les semivoyelles de mots tels que yacht, whisky (mots étrangers; JK écrit d'ailleurs whiskey !) comme des phonèmes consonantiques, à l'encontre de mots comme yeux, oiseau (mots français) commençant par un phonème vocalique. Enfin, je n'aime pas que JK classifie tout ce qui précède Schane comme "pré-théorique"; ceci me semble un peu prétentieux et dédaigneux envers les approches traditionnelles, surtout quand il constate (p. 55) que les recherches récentes n'ont pas apporté de changements vraiment décisifs aux résultats d'un Delattre. Tout cela doit dépendre de la définition qu'on donne du terme de "théorie" et de la valeur qu'on attribue à des "théories" différentes.

Dans le deuxième chapitre, "Historical reflections", JK brosse un tableau de l'évolution des consonnes finales françaises depuis le latin, en passant par l'ancien et le moyen français, jusqu'à nos jours. Schématisée, cette évolution peut être considérée comme le passage d'un état C/C/C (position préconsonantique / prépausale / prévocalique) par 0/ C /C à 0 / 0 /C, la situation moderne. Encore au XVIe siècle, les consonnes étaient prononcées devant une pause réelle ou virtuelle (0 /C/C), mais vers le milieu du XVIIe, les consonnes finales prépausalesn'étaient plus prononcées, selon les sources connues. A partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle et jusqu'à la fin du XIXe, les occurrences de liaison se sont multipliées,

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après quoi il yaeu un déclin du début du XXe siècle jusqu'à nos jours. Pour décrire cette évolution, JK s'est servi de deux ouvrages de base: celui de Charles Thurot (1881-83), qui couvre la période allant de 1521 à 1805, et celui de Allen Morrison (1968), qui va de 1811 à 1966, axés tous les deux sur les témoignages des grammairiens et des phonéticiens des époquesconcernées. L'un de ceux-ci, Lesaint, avait formulé, en 1890 déjà, le principe général de la liaison: on a liaison 'quand le premier mot détermine, qualifie ou modifie le second'; JK donne une liste pour illustrer les règles détaillées de Lesaint, qui laissent vraiment l'impressionque la liaison 'est à son apogée' à cette époque, comme le dit JK.

Dans un excursus intéressant, JK attire notre attention sur un livre pratiquement inconnu, Die Bindung sonst stummer Endkonsonanten im franzôsischen Sprachunterricht de Konrad Mûller (1904), où tous les détails concernant le déclin de la liaison facultative sont déjà mentionnés. La systématisation de Mûller n'a pas été surpassée par Grammont et Fouché, qui d'ailleurs ne le citent pas.

A la fin du chapitre, JK souligne, à juste titre, le rôle de Pierre Delattre, qui a donné, dans des articles parus entre 1947 et 1956, l'image la plus succincte de l'état de la liaison dans la première moitié du XXe siècle, et à laquelle les études ultérieures n'ont apporté que des changements de détails (le tableau de classification de Delattre est reproduit à la page 56); par exemple, André Malécot (1975) a fait passer quelques liaisons de la catégorie "obligatoire" à la catégorie "facultative" (qu'il divise en deux, d'ailleurs, selon le style). Encrevé, cité plus haut, a attiré l'attention sur la liaison facultative sans enchaînement, qui, dit-il, est en voie d'expansion, ce qui indiquerait, d'après JK, avec la tendance à restituer des consonnes finales jusqu'alors muettes (p. ex. dans cinq, exact), que l'évolution va vers un rétablissement de l'ancien système C / C / C, plutôt que vers un système 0/0/0 , qui paraît à première vue un aboutissement plus logique de l'évolution esquissée au début du chapitre 2. Dans un appendice, JK compare 25 adjectifs dans toutes leurs formes, au masculin et au féminin, en position préconsonantique, prépausale et prévocalique, et il trouve, pour les 150 occurrences totales, que 79% se terminent par une consonne, seulement 21% par 0; 14% parmi les consonnes finales représentent des liaisons, ce qui montre que la liaison est un phénomène solidement ancré dans la langue. Ces résultats servent d'argument supplémentaire en faveur de l'hypothèse d'une évolution vers la situation C / C / C.

JK mentionne aussi, dans ce chapitre, la théorie de Ternes (1977), selon laquelle la liaison serait un phénomène de mutation, parallèle à la mutation des consonnes initiales du breton, où par exemple les occlusives initiales sont spirantisées dans certains contextes. Mais tandis que la mutation celtique suit des règles générales et est déclenchée par un facteur diacritique de spirantisation, la liaison demanderait une consonne diacritique spéciale pour chaque consonne de liaison, et le mot suivant devrait commencer par une consonne-zéro pour faire jouer la règle. Cette théorie est critiquée par Herslund dans l'article mentionné ci-dessus: celui-ci pense, en effet, que la consonne-zéro initiale va poser des problèmes par rapport à Pélision, et je crois qu'il a raison de soulever ce problème.

Le parcours historique présenté dans ce chapitre m'a paru hautement intéressant, et je le trouve plus vivant et, en quelque sorte, plus engagé - et engageant - que les chapitres strictement théoriques. Mais cela n'est peut-être qu'une projection de mes propres préférences, qui vont plutôt dans le sens du concret, et malgré son qualificatif "naturelle" ou "concrète", cette nouvelle version de la phonologie generative ne me semble pas toujours liée de façon convaincante aux données empiriques.

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Dans le troisième et dernier chapitre de son livre, JK regarde l'évolution des théories surla liaison dans leur relation avec l'évolution de la théorie morpho(phono)logique en général. Il décrit l'évolution, depuis la théorie generative très abstraite, qui se basait sur The Sound Pattern of English de Chomsky & Halle (1968), vers une théorie plus concrète, qui revalorise la morphologie. A l'intérieur de cette évolution, il montre le parallélisme entre les interprétations successives de la liaison, de l'alternance des voyelles orales et de l'alternance entre voyelles nasales et orales. Il dit que, pour la liaison, on peut concevoir la théorie de supplétion comme la synthèse de la théorie de suppression (thèse) et celle d'insertion (antithèse). La supplétion permet de profiter des avantages de la suppression et de l'insertion, sans être encombré des désavantages de ces deux approches, c'est-à-dire leurs implications abstraites. Ce qu'on perd ainsi en simplicité et en élégance, on le gagne par une approche plus concrète, plus proche des manifestations phonétiques.

A la fin du chapitre, JK rend compte d'un test qu'il a présenté à des élèves de première à Marseille, en vue de vérifier la réalité psychologique des consonnes de liaison. Il leur a présenté deux tests avec des adjectifs construits, enregistrés sur bande pour éviter l'influence de l'orthographe; les adjectifs ont été présentés dans des formes variées, tantôt la forme masculine prépausale et préconsonantique, considérée non-marquée, tantôt la forme masculine prévocalique ou la forme féminine. Le résultat des deux tests a été comparé aux réponses prévues, et les résultats obtenus correspondent assez souvent à la prévision; mais il y a quand même des résultats difficilement explicables. Le test semble montrer deux choses: (1) le locuteur présuppose une alternance dans les trois formes de l'adjectif et (2) l'alternance dépend (a) des formes présentées, (b) de la forme du radical de l'adjectif et (c) du locuteur. Le test semble indiquer une explication lexicale de la liaison.

Ce test me paraît très intéressant, et il témoigne des intentions de "concrétisme" de l'auteur. Pourtant, j'aimerais y apporter quelques commentaires. D'abord, chacun des deux tests ne contenait que 6 adjectifs différents, ce qui est très peu pour en tirer des conclusions générales. En plus, sur les six adjectifs, un seul a été présenté exclusivement dans la forme nonmarquée; il aurait été intéressant d'avoir un pourcentage plus élevé de stimuli non-marqués pour pouvoir comparer les consonnes latentes insérées par les informateurs. D'ailleurs, il aurait été intéressant de savoir selon quels principes les adjectifs ont été construits: nombre et structure des syllabes, choix des voyelles et consonnes finales, comparaison éventuelle avec des formes existantes, etc. Enfin, je crois qu'il aurait fallu que les informateurs prononcent leurs réponses au test après les avoir notées par écrit, étant donné qu'on ne peut pas être sûr de l'interprétation phonétique d'une réponse écrite dans le cas d'un adjectif au masculin en position prévocalique. En ce qui concerne l'item numéro 1, où on a présenté l'adjectif dans la forme non-marquée: dans le premier test / mago /, dans le deuxième / fado /, je crois que la différence des résultats (80% / magot / au masculin en position prévocalique, 7 3% / mdg -jt / au féminin, donc une bonne concordance - comparé à 43% / f ddo / + 13% / fddal / (!) au masculin en prévocalique, 20% / f¿de I / + 13% / fodo / au féminin) s'explique par le fait que pour les adjectifs en / go / on a un modèle d'identification: bigot, parigot, tandis que, pour les adjectifs en / do /, un tel modèle n'existe pas, sauf beau I bel - belle, commençant pourtant par une autre consonne que / d /, mais sans doute responsable des 20% / fedel / au féminin (curieusement, aucun / f sd e|/ en prévocalique masculin).

Dans sa conclusion, JK constate qu'il est facile de répondre à la question: Qu'est-ce que
la liaison?, mais difficile de répondre à ces deux autres: Pourquoi fait-on la liaison? et Quand
fait-on la liaison? . Il est sans doute impossible d'y répondre de manière absolue, et il est vrai

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dans ce domanie, comme partout ailleurs, qu'il faut connaître ses limites. JK pense qu'il n'y a pas, comme l'a voulu établir Selkirk, de relation simple entre la syntaxe et la liaison; il dit que les recherches théoriques menées depuis 1968 n'ont pas remplacé les études plus traditionnelles,mais elles les ont complétées, et il ajoute que c'est une question d'opinion si on veut conclure que l'approche théorique a atteint un but plus satisfaisant que l'approche "pratique". A la fin, JK recommande, avec Roger Lass, une attitude sceptique et critique dans les recherches en général, et dans les études sur la liaison en particulier, pour prévenir 'le développement de la mauvaise sorte de passion intellectuelle'. On ne saurait mieux dire! Je trouve que JK a fait preuve, dans ce livre, de la "bonne sorte" d'engagement: il nous a donné un témoignage précieux de l'évolution et l'état actuel des études sur la liaison française,un sujet qui l'occupe depuis bien plus d'une décennie, et malgré les quelques réticences que j'ai exprimées au cours de ce compte rendu, je n'hésite pas à recommander chaudement ce petit livre, qui contient un maximun d'informations et de réflexions sur un minimum de pages.

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