Revue Romane, Bind 22 (1987) 1

Nelly Andrieux et Emmanuèle Baumgartner: Systèmes morphologiques de l'ancien français. A. Le verbe (Manuel du français du moyen âge S.). SOBODI, Bordeaux, 1983.265 p.

Michael Herslund

On peut dire que la série Manuel du français du moyen âge, publiée sous la direction d'Yves Lefèvre de l'Université de Bordeaux 111, fait vraiment le point de nos connaissances du français médiéval. Apres la Syntaxe de l'ancien français de Philippe Ménard (1963, 1973) et la Syntaxe du moyen français, par Robert Martin et Marc Wilmet (1980), voici maintenant le troisième volume, Systèmes morphologiques de l'ancien français, dont le pluriel (?) et le sous-titre, A. Le verbe, laissent prévoir une suite (B. Le nom ? ).

L'ouvrage en question est articulé en trois parties principales: 1. chapitres I et 11, Les bases et Les marques de personne, 2. chapitres 111-VIII, Les tiroirs verbaux (les différentes formes finies du verbe, du présent de l'indicatif au subjonctif passé) et 3. chapitres IX-XI, Les formes unipersonnelles (les formes non finies, infinitif et participes). A cela s'ajoutent une introduction (p. 7-11), des notes de présentation, une bibliographie très substantielle (p. 17-35) et trois appendices (p. 236-263): I. Inventaire des morphèmes, 11. Liste des bases, 111. Notes terminologiques. Sous 11., on trouve un répertoire, qui n'est pas loin d'être exhaustif, des verbes irréguliers (que les auteurs appellent des "verbes anomaux"; les concepts de verbe 'régulier' ou 'irrégulier', ainsi que le concept de base, 'règle', ne se rencontrent pas du tout dans l'ouvrage).

Il s'agit, bien entendu, d'une présentation synchronique de la morphologie verbale des XIIe et XIIIe siècles. Mais chacun des chapitres 11-XI est suivi d'une étude diachronique des formes en question, ce qui fait que nous disposons ici, non seulement d'une bonne grammaire de référence, mais en même temps d'un aperçu historique précieux. Mais s'il s'agit d'un ouvrage avant tout synchronique, il n'en reste pas moins que les points de vue chronologiques et géographiques ont tendance à se croiser. Ainsi p. ex. à la page 159 (il s'agit des désinences du passé défini) : "A P. 6 les finales originelles en -sdrent (où s note / z /) alternent avec les finales en -strent dès le Saint Alexis et le Roland". Si les deux textes cités témoignent d'un état de langue assez archaïque, et ainsi attestent le développement en question pour une époque assez ancienne, ils représentent avant tout le dialecte anglo-normand, ce qui interdirait de tirer des conclusions pour la "langue commune" à partir d'eux.

Le chapitre I. introduit le concept de 'base': c'est la racine ou, si l'on veut, la forme "sous-jacente" (expression qui apparaît à partir de la page 68); parfois, cette forme est aussi appelée "forme generative". Un verbe donné peut manifester différentes bases. Pour un verbe comme venir, on tient compte de 6 bases différentes (ce qui semble constituer le maximum):B 1 ven-, B 2 vien-, B 3 viegn-, B 4 vegn-, B 5 vin- et B 6 veni-, tandis qu'un verbe comme chanter n'a qu'une seule base: B chant-. Comme il ressort de l'exemple venir, toute

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forme différente de la racine constitue une base autonome. Il n'y a donc pas de règle d'apophoniequi dérive p. ex. vien- d'une forme sous-jacente ven-, commune à ven- et vien-, etc. (comme p. ex. dans Herslund 1976). Il est vrai que les règles de diphtongaison, qui constituent le gros du phénomène de l'apophonie, sont opaques à l'époque en question: des formes qui ont l'air de devoir les subir leur échappent, comme p. ex. apeler. Mais la solution qui consiste à inventorier toutes les bases n'est pas satisfaisante non plus, parce qu'elle n'exprime pas le fait qu'à certaines voyelles correspondent certaines diphtongues (à / e/ correspond /je/, à / d/ correspond / wé/, etc.). En retenant cette solution, les auteurs nous présentent comme un hasard inintéressant le fait que les bases de venir sont ven- et vien-, celles de lever lev- et lier-, celles de seoir se- et sie-, celles de crever crev- et criev-, celles de grever grev- ttgriev-, etc. Bref, la structure morphonologique est réduite à une liste de cas particuliers, parce que le rapport existant entre ven- et vien- p. ex., n'est pas représenté comme étant qualitativementdifférent de celui qui relie p. ex. disn- hdesjun- (disnier).

La seule exception à ce traitement est constituée par les "variantes combinatoires" des différentes bases, c'est-à-dire les variantes qui sont le résultat d'applications de processus phonologiques tout à fait généraux. Ainsi la base du futur vend- est une variante combinatoire de B 1 ven-, puisque l'épenthèse de / d/ est, dans ce cas, tout à fait prévisible. Les auteurs ont donc choisi une approche qui ressemble beaucoup à la morphonologie "concrète" qui a été préconisée p. ex. par Walker 1981, titre qu'on cherchera d'ailleurs en vain dans la bibliographie (mais la publication de Walker 1981 a dû coïncider à peu près avec la finition du manuscrit du présent ouvrage). Les processus morphonologiques qui engendrent ces variantes combinatoires sont représentés, p. 39 s., sous forme de tableau; à part le fait qu'on s'étonne de voir / r< / classé comme consonne dentale, on peut se demander si une poignée de règles n'aurait pas montré plus clairement que ce tableau, avec ses répétitions multiples et inutiles, de quoi il s'agit: assourdissement final des consonnes voisées, chute des labiales devant consonne, assimilation de / m/ à une dentale suivante, épenthèses devant / r /. L'apparition d'un -e final au présent de ovrir, etc., à savoir uevre, etc., est interprétée comme une vocalisation du -r final de la base et non pas comme l'ajout d'un -e d'appui. D'autre part, le -e final de p. ex. tremble est interprété comme le résultat d'une telle opération, à savoir l'introduction d'une voyelle d'appui. Si on a vocalisation de / r / dans le cas de ovrir, etc., cela est dû au fait qu'on peut interpréter le futur overrai et le participe overt comme les résultats d'une vocalisation de / r / aussi, mais dans l'autre sens, / er / au lieu de / re / comme au présent, ce qui n'est jamais le cas avec trembler, etc. Si on peut suivre, et même approuver, cette argumentation, on ne s'en demande pas moins si cette analyse assez abstraite ne jure pas un tout petit peu avec l'approche générale, qui est, elle, très concrète, et si on ne loupe pas des généralisations qui pourtant semblent évidentes, à savoir que les -e finals de uevre et de tremble relèvent du même processus phonologique.

Comme on aura peut-être pu le deviner sur la base de la discussion précédente, les auteurs présentent toujours une argumentation très soignée. Le présent volume se distingue avant tout de ses prédécesseurs par le fait qu'il ne se contente pas d'exposer et d'organiser systématiquementun grand nombre de faits, mais, bien plus, essaie d'illustrer et de motiver les différentes décisions qui mènent à adopter telle ou telle analyse morphologique. Par l'aveu même des auteurs, un des buts de l'ouvrage, destiné en priorité aux étudiants, c'est de "reproduire,exemples de formes à l'appui, les étapes d'une recherche, voire son piétinement, afin de fournir continûment les moyens d'une réflexion linguistique et d'une éventuelle discussion"(p. 8). Ce qui frappe donc dès le début, c'est que le gros de pratiquement chaque

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chapitre est constitué par une telle discussion: la désinence de la P. 6 (= 3. pers. plur.) estelle-ent ou bien -nti Comment analyser les différentes désinences de l'infinitif, -er, -ir, -oir et -rei Et ainsi de suite. Mais comme il ressort de ces deux exemples, ce sont des questions de segmentation qui dominent. En vue des efforts consacrés aux questions de segmentation, on pourrait s'étonner du peu de poids qui est accordé à des réflexions plus théoriques sur la constitution d'un système morphologique et sur les catégories qui constituent un tel système; entre autres, à la question du bien fondé de la dénomination "P. 6" p. ex. au lieu de "3. plur.". C'est peut-être cette concentration presque exclusive sur la segmentation, et la conception ultra-concrète du morphème qui en découle (cf. p. 9), ou qui la motive, qui parfois conduit les auteurs à des identifications hasardeuses, pour ne pas dire fantaisistes (mais en tout cas douteuses). Ainsi, le -t des participes passés forts {dit et fait p. ex.) est identifié au -t final de la P. 3 de l'indicatif présent ("il semble possible de voir dans -t un morphème commun à la P. 3 et au participe passé" (p. 202)). Le morphème n'est donc plus ce qu'il a été (et continue d'Etre) pour la plupart des approches structurales, un signe minimal, c'est-à-dire une entité pourvue à la fois de contenu et d'une certaine expression. Le morphème se confond ici avec le phonème (dans d'autres cas avec des suites de phonèmes), et perd par conséquent toute raison d'être. Cette conception très concrète de la morphologie jure aussi un peu avec l'usage étendu de morphèmes zéro (cf. p. ex. p. 56 et 92).

Ce sont donc les bases qui, avec les désinences, constituent le matériel morphologique. C'est ce matériel morphologique qui est exposé, avec beaucoup de compétence, dans les chapitres 111 à XI. Ces chapitres fourmillent d'observations intéressantes et d'arguments astucieux (parfois trop astucieux à mon goût, cf. ci-dessus). Il s'agit, en un mot, d'une description extrêmement solide et pour ainsi dire impeccable (sauf les quelques questions de détail que j'ai soulevées plus haut) de la morphologie verbale de l'ancien français, non seulement des formes de la langue "commune", mais aussi des formes dialectales qu'on rencontre, pour ainsi dire, dans tout texte médiéval.

L'ouvrage est exécuté avec beaucoup de soins. J'ai seulement repéré deux formes "fautives": vins (pour venis, p. 41) et corir (pour corre, p. 42, cf. Rem. 2, p. 216), formes qui, pour reprendre une formule chère aux auteurs, n'appartiennent pas à la "synchronie considérée".

Mais ce qu'on pourrait reprocher à la présentation des données, tiroir par tiroir, c'est qu'une telle présentation, toute traditionnelle d'ailleurs, a pour conséquence d'estomper un peu les grandes lignes de la structure morphologique. La structure morphologique de l'ancien français semble avant tout reposer sur des oppositions entre formes thématiques et formes athématiques (formes se terminant par -e vs. formes se terminant par consonne ou voyelle accentuée), ce qui entraîne une opposition entre formes paroxytones et formes oxytones:


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Mais les quelques critiques que j'ai formulées, et qui ont d'ailleurs plutôt le caractère de suggestionsinspirées
par la lecture d'un texte très riche, ne peuvent pas masquer le fait que

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nous disposons désormais d'une grande description synchronique de la morphologie verbale
de l'ancien français, ce qui, en soi, constitue un événement et une très belle réussite.

Copenhague

Références

Herslund, Michael (1976) Structure phonologique de l'ancien français. Etudes Romanes de
l'Université de Copenhague 8, Akademisk Forlag, Copenhague.

Walker, Douglas C. (1981) Old French Morphophonology. Studia Phonetica 19, Didier, Ottawa.