Revue Romane, Bind 22 (1987) 1

Denis Bertrand: L'espace et le sens. Germinal d'Emile Zola. Actes Sémiotiques, Hadês-Benjamins, Amsterdam, 1985. 213 p.

Vagn Outzen

Side 156

Denis Bertrand est à la fois chargé de recherches au Bureau pour l'Enseignement de la Langue et de la Civilisation françaises à l'étranger (le 8.E.L.C.) et responsable de l'atelier de sémiotique littéraire du Groupe de Recherches sémio-linguistiques à I'E.H.E.S.S., c.-à-d. membre du collectif animé par Greimasque les sémioticiens désignent sous le nom de "Ecole de Paris". De ce milieu d'une activité intense est sortie une bonne douzaine de livres en 1985 parmi lesquels i 'espace et le sens qui est la version remaniée de la thèse de doctorat de 3e cycle soutenue par Denis Bertrand en 1983.

Sa double appartenance à un organisme orienté vers l'aspect pédagogique de l'initiation à
l'analyse textuelle et à un autre travaillant à l'élaboration d'une théorie générale de la significationfait
de Denis Bertrand un médiateur hautement qualifié pour jeter un pont entre la

Side 157

théorie sémiotique (qui a parfois tendance à ne s'intéresser qu'aux textes appelant la réflexionthéorique)
et l'explication de texte scolaire (trop souvent réticente devant les nouvelles
techniques de lecture et devant l'emploi des outils analytiques forgés par les théoriciens).

Nos remarques vont porter sur le mariage heureux entre théorie et pratique que réussit
Denis Bertrand.

Pour commencer, signalons la reprise, en 1985, par Bordas dans la collection 'Lectoguide 2', de son Germinal d'Emüe Zola (paru d'abord aux Editions Pédagogie Moderne en 1980). Dans ce petit livre, destiné aux lycéens et aux étudiants, Denis Bertrand accorde toujours la primauté au texte pour en montrer les agencements et les réseaux. Il arrive à communiquer à l'élève-lecteur non seulement le plaisir de pénétrer dans le roman de Zola et d'en découvrir la signification profonde, mais aussi la satisfaction d'y accéder grâce à l'outillage analytique dont il a été doté:

Au lieu d'entrer par la grande porte de l'histoire littéraire, avec son catalogue de connaissances
établies, on a choisi celle, plus étroite mais plus productive nous semble-t-il, de
l'analyse du texte, (p. 4)

Son succès pédagogique réside dans le fait qu'il arrive à rester si près du texte et de la pensée de Zola, qu'il en épouse parfaitement la démarche, sans que l'exposé soit alourdi par l'appareil critique. Témoin ce passage sur "la technologie minière" (Lectoguide p. 52) qui vaut comme une "mise en abyme" de sa propre stratégie:

On trouve souvent, dans les études sur Germinal, un glossaire des termes techniques qui en indiquent les définitions... Un tel glossaire ne nous paraît pas utile: la signification des termes techniques, en effet, se construit au fil du roman, et le lecteur, homologue à ce titre du héros néophyte, s'initie progressivement aux dénominations et aux fonctions du travail minier.

Est-il d'ailleurs conscient d'une autre similarité avec Zola? Depuis les deux Germinald 'Emile Zola (1980 et 1985) en passant par la thèse de 1983, dont troii chapitres ont été publiés séparément dans diverses revues, jusqu'à la version définitive de L'espace et le sens (1985), son parcours ressemble curieusement au travail préparatoire de Zola: ébauche - plan général - plans détaillés - publication en feuilletons — édition définitive.

Etant donné que la méthode sémiotique a forgé ses outils en grande partie à partir d'un corpus 'réaliste' - Greimas ouvrant la voie en 1976 avec son Maupassant - ou plutôt à partir de ses ascendants directs: les contes populaires et les récits mythiques, on abordera avec le plus grand intérêt la dernière partie du livre intitulée "Spatialité: formes globales", afin de voir jusqu'où peut aller une analyse focalisant un seul aspect des phénomènes discursifs: les configurations de la spatialité.

C'est entrer dans L'espace et le sens par la grande porte. Disons aussi quelques mots sur
son architecture générale: issu d'une thèse, le livre en garde la disposition tripartite toute traditionnelle.

La première partie présente les hypothèses et la réflexion méthodologique. Quand on pense aux affrontements entre courants critiques divergents en France, il y a quelques années, on apprécie le climat actuel très fructueux, où la réflexion critique de Denis Bertrand ne se nourrit pas exclusivement du projet sémiotique, mais puise également à d'autres sources qui alimentent le discours français en sciences sociales. La préface, très informative, est d'ailleurs écrite par Henri Mitterand.

La deuxième partie, "Spatialité: formes locales", précise, à partir d'analyses concrètes,
certaines articulations descriptives dans Germinal. Une discussion est amorcée avec Ph.

Side 158

Hamon, dont la topologie générale des mécanismes descriptifs, selon Denis Bertrand, se borne
à la syntaxe, en rejetant a priori la dimension proprement sémantique par peur d'une "approcheréférentielle".

A travers cette polémique nous touchons au cœur du problème soulevé par Denis Bertrand
concernant le concept de référentialisation.

Contre le purisme de l'approche sémiotique du discours qui exclut la notion de réfèrent - en postulant l'autonomie de son objet elle ne saurait le construire à partir de données extérieures - Denis Bertrand n'entend pas séparer signification et référence (cf. son titre "espace et sens"), mais s'attache à préciser la relation entre ces deux notions pour appréhender les relations que le texte entretient avec son 'extérieur':

Il s'agit en somme, pour l'analyse sémiotique - et c'est, croyons-nous, le sens du courant
qui se développe à l'heure actuelle - d'affirmer le passage d'une sémiotique des positions
spatiales, à la sémiotisation d'une spatialité de situation, (p. 95)

Par sa prédilection marquée pour le suffixe-isation, le vocabulaire conceptuel du livre reflète de façon caractéristique ce dynamisme; l'on peut comparer son entreprise à celle du linguiste H. Weinrich dans sa "Textgrammatik" (1982) par rapport à la grammaire structurale positionnelle.

Dans son "analyse concrète", Denis Bertrand utilise le procédé des micro-lectures où il reprend, grosso modo, les extraits déjà passés à la loupe dans le Lectoguide. Il ne nous est évidemment pas possible ici de résumer la richesse et la pertinence de ces analyses; nous laissons au lecteur du livre le plaisir de les découvrir.

Après avoir démonté la mécanique de la machine à produire du sens qu'est le texte de Zola, Denis Bertrand peut établir le statut de la spatialité dans Germinal, voire dans le discours naturaliste. Il rejoint Lyons ("l'organisation spatiale est au cœur de la connaissance humaine") en constatant que le moule contraignant, la matrice de production qui organise Germinal c'est l'espace "érigé en signifiant interprétatif, ou mieux en formant d'un discours d'interprétation, trace d'une configuration cognitive et idéologique du sujet énonciateur" (p. 142).

La topographie bien connue de Germinal, axée sur la verticalité surface vs fond, est vécue et interprétée, c.-à-d. que le paradigme est construit par le nouveau venu, Etienne, dont le point de vue et la reconnaissance du système des rapports orientent la signification. Signalons les remarques pertinentes sur les modes sensoriels de la perception (le thymisme), si importants pour la pensée charnelle de Zola; c'est avant tout la fonction du regard, mais aussi celle du toucher, de l'ouïe et de l'odorat: l'air empuanti d'oignon frit qui caractérise le coron.

Double registre descriptif et cognitif, perception thymiqueet aspect de l'orientation, voilà
les trois éléments qui agencent le dispositif spatial; le sujet s'inscrit dans les figures des lieux
qui deviennent le support de son parcours historique et social.

Si nous continuons à suivre le parcours individuel d'Etienne au niveau narratif, Denis Bertrand nous donne à lire Germinal comme un récit initiatique: arrivée nocturne d'Etienne et première perception de Montsou - répétition diurne et visuelle, Etienne décide de rester. Ensuite l'épreuve du héros, située à l'instar des récits mythiques dans l'espace chtonien de la mine, où il fera son apprentissage comme travailleur et comme homme politique et deviendra le "phare" cognitif du collectif.

Dans cet enfer souterrain, avec ses monstres, le Torrent et le Tartarei, se déroulent tant
le drame intime de "la lésion héréditaire" que le drame social de la grève. Denis Bertrand
compare dans une belle analyse le scénario des trois meurtres: celui du petit soldat parJeanlin,

Side 159

de Cecile par Bonnemort et de Chaval par Etienne, où le geste meurtrier naît des "forces du
bas" et monte des entrailles jusqu'au crâne.

Même scénario pour la grève autour du Voreux, le puits connecteur entre les boyaux du fond, monde des mineurs, et la surface, monde de la bourgeoisie. Brisant l'univers clos, la descente quotidienne pour servir le dieu repu du Capital, les mineurs feront irruption lors de la grève et déborderont comme une eau au cours de la "longue déambulation prédatrice" à travers la plaine.

S'inspirant de la théorie de la symétrie avancée par V.V. Ivanov (p. 160), Denis Bertrand montre à travers trois séquences comment peut être transformée l'opposition binaire entre surface et fond. Non pas par l'annulation de l'un ou de l'autre — occupation de l'espace bourgeois (la grève échoue à l'orifice du puits avec la fusillade des gendarmes), ou sabotage du puits - mais par ce qu'il appelle l'ascension chtonienne qui neutralise la dichotomie par une transformation des relations spatiales en introduisant l'horizontalité dans son mouvement. Et c'est la fin du roman où Etienne quitte Montsou, maintenant espace ordonné, avec une vision finalisée des mineurs qui deviennent hommes en s'approchant du sol. D'un bout à l'autre de la plaine il entend... "un armée noire... dont la germination allait faire bientôt éclater la terre".

Denis Bertrand ne fait pas de commentaire sur l'idéologie non-révolutionnaire de Zola qui souvent gêne la critique socialiste en France, mais renvoyant à l'ultime série romanesque des Quatre Evangiles il en profite pour lire aussi Germinal comme un discours parabolique (p. 178-181); la parabole non seulement dit, mais parle aussi, simultanément, de son propre dire, tout comme le modèle spatial naturaliste permet de construire une totalité figurative et abstraite.

Dans la préface, Henri Mitterand remarque que la sémiotique narrative a un peu délaissé la spatialité romanesque au profit des personnages ou des phases événementielles de l'action. L'étude de Denis Bertrand y a bien remédié et nous permet encore mieux de saisir le rôle novateur de Zola dans l'évolution du roman en ce qui concerne les composantes mentionnées par H. Mitterand.

Quand commence à faiblir l'axiologie verticale investie par le discours religieux, le roman moderne prend son essor comme instrument d'appréhension du monde 'réel'. Son affinité avec la comédie a maintes fois été soulignée. Au niveau des personnages on copie "la répétition moliéresque", tentative isolée de Robert Challes dans Les Illustres Françaises en 1713 et mise en système par Balzac avec le retour des personnages dans les différentes scènes de sa Comédie humaine. A quoi Zola ajoutera son agencement biologique de "L'histoire naturelle et sociale d'une famille". Quant à l'amoindrissement du héros, la ligne est directe qui va du monde princier, La Princesse de Clêves, en passant par Le Paysan parvenu et l'épisode souterrain dans Les Misérables pour aboutir au monde minier de Zola. C'est à partir du niveau terrestre le plus bas imaginable qu'il esquisse la montée du projet humain de l'ère moderne.

La fonction cognitive de l'agencement de l'espace chez Zola est un autre aboutissant. Le réaliste refuse l'état descriptif - "le paysage c'est un état d'âme" valable pour la métaphoriqueromantique depuis Rousseau - pour l'inscrire dans un mouvement finaliste. Denis Bertrandn'est évidemment pas le seul à travailler sur ce terrain; rappelons que M. Nojgaard dans son étude Élévation et expansion. Les deux dimensions de Baudelaire (1973) retient un dispositifsimilaire et, dans un livre qui vient de paraître, L'Ardeur et la galanterie (1986), PatrickWald Lasowski montre comment le XVIIIe siècle a été bouleversé et enthousiasmé par la montée des montgolfières, symbole de civilisation - et par son corollaire, la terrible machinede

Side 160

chinedela guillotine. Les montgolfières nous font inévitablement penser à Nadar photographiantParis
du haut d'un ballon, autre procédé cognitif novateur.

A ces remarques déclenchées par la lecture du livre de Denis Bertrand il nous semble intéressant
d'ajouter encore une digression pour examiner le fonctionnement, donc la validité,
des résultats de sa recherche à l'intérieur même de l'œuvre de Zola.

Nous prenons comme point de départ la fin de Nana, roman antérieur à Germinal. Au moment où meurt la sœur d'Etienne, il y a aussi une 'germination' dans la chambre voisine, où s'ébat amoureusement un couple, venu, lui aussi, de l'extérieur. De la rue monte le cri scandé par la foule "A Berlin". La suite se trouve dans Lu Débâcle, roman postérieur à Germinal. Le dispositif connu s'y reproduit: à l'errance de la foule desgrévistes à travers la plaine de Montsou correspond la longue marche désordonnée de l'armée avant le massacre de Sedan. Plus tard - et nous reproduisons ici une observation de Per Nykrog - lors de la défaite de la Commune, deux soldats qui étaient ensemble à Sedan, sont confrontés. Ce sera la mort pour l'incendiaire Maurice, le bourgeois qui s'est allié à la cause révolutionnaire, tandis qu'est valorisé positivement le représentant chtonien Jean, qui, lui, a choisi l'armée des Versaillais. Il retournera ensuite à ses origines paysannes pour se marier et fonder une nouvelle souche: nouvelle germination. Le fils du docteur Pascal et de Clotilde ne sera donc pas le seul bouton sain à pousser sur l'arbre généalogique. Denis Bertrand n'utilise pas cette métaphore de l'arbre, mais son étude a bien dégagé la bonne direction de la sève.

11 clôt son livre en citant la lettre de Zola à Céard, le 22 mars 1885: "L'œuvre est dans les
conditions de l'opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et
la mentalité de notre mensonge? "

Nous terminerons en concluant que l'opération de Denis Bertrand a été menée à bonne
fin et que ses réponses, si pertinentes, sont une source d'inspiration pour qui voudra démonter
la machine à produire du sens qu'est le texte de Zola.

Aarhus