Revue Romane, Bind 21 (1986) 2

Poul Hoybye 1903-1986

François Marchetti

"Dans la vie, les quatre-vingts premières années sont les plus faciles. Ensuite, cela risque de se gâter..." se plaisait à dire Poul Hoybye. Cruelle prémonition: le destin aura voulu que, malgré les progrès de la médecine et les soins attentifs, le dévouement de sa femme, Gudrun, et de tous les siens, Poul Hoybye ait vécu, ces deux dernières années, un véritable calvaire. Il s'est éteint le 28 mai 1986, quatre ans après Andreas Blinkenberg (1893-1982). Comment pourrait-on, en effet, dissocier les noms de ces deux savants, qui, plus d'un demi-siècle durant, formèrent un incomparable duo de lexicographes, fondateurs des dictionnaires modernes danois-français et français-danois? Leur œuvre leur survit et leur survivra, car l'un et l'autre surent, au fil des ans, s'attacher les services d'une vaillante équipe, qui, dans le cadre de la Fondation Blinkenberg-Hoybye, a repris le flambeau, entraînant dans son sillage toute une génération de jeunes lexicographes.

Poul Hoybye avait vu le jour en 1903, à Faaborg, petite ville du sud de la Fionie. Et c'était un vrai Fionien: disert, l'humour constamment à fleur d'esprit, tout le contraire d'un pédant,il savait dispenser son immense savoir avec modestie, de préférence en cercle restreint, ne refusant jamais son aide à tout étudiant ou collègue qui faisait appel à lui. Il avait, d'ailleurs, à cet égard, un don de divination et sentait qui avait besoin d'un bras secourable, avant même que la demande en eût été formulée. Il aimait raconter des anecdotes, tout en étant un admirable écouteur. Cela lui servait dans son travail de lexicographe. Nul autre mieux que lui ne possédait, dans sa recherche d'un terme ou d'une tournure adéquats, l'art de déclencher chez l'interlocuteur ce qu'on appelle "le réflexe linguistique". Mais il ne s'embarrassait jamais d'un calepin, sachant que, même discrète, toute note prise au cours d'une conversation habilement dirigée par lui sur tel ou tel sujet, aurait invariablement distrait, irrité voire paralysé l'interlocuteur. Non, il se fiait à sa prodigieuse mémoire, quitte, en cas d'incertitude, à demander confirmation de ce qu'il pensait avoir enregistré.

Ses études universitaires à peine commencées, Poul Hoybye s'était senti invinciblement attiré par la France, où il fit maints voyages d'études, qui lui permirent de fréquenter la Sorbonne et le Collège de France. Très tôt, il se fit de nombreux amis à Paris.

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Ses études parachevées par un diplôme de français et d'allemand à l'université de Copenhague, Poul Hoybye commença en 1928 une carrière d'enseignant à l'Ecole Commerciale Niels Brock puis à l'École des Hautes Études Commerciales de Copenhague, établissement où il allait gravir tous les échelons de la hiérarchie universitaire jusqu'à une chaire dont il fut nommé titulaire en 1955. Entre-temps, il avait consacré sa thèse de doctorat à l'accord en français contemporain (1944).

Le savoir de Poul Hoybye ne couvrait pas la seule France: il s'étendait à la Romania tout entière, comme nombre d'articles et de manuels devaient bientôt en témoigner. La consécration de cette belle carrière fut une chaire de langues et littératures romanes que lui offrit, en 1962, l'université de Copenhague. Digne couronnement pour un homme qui, à un âge où d'autres se reposent sur leurs lauriers, ne cessait, mû par une insatiable curiosité entraînant quantité de voyages en Europe, de développer le champ déjà imposant de ses activités. C'est ainsi qu'en 1968 il publiait un compendium d'arabe, qu'il eut la joie de voir ensuite paraître en traduction allemande (1972).

Si le français et l'italien avaient la préférence de Poul Hoybye, il n'en dédaignait pas pour autant les autres langues romanes. Lui qui avait publié plusieurs manuels pratiques d'espagnol, de français et d'italien, se lança, à plus de soixante-dix ans et avec l'ardeur d'un tout jeune homme, dans l'étude approfondie du roumain. Il fit plusieurs voyages en Roumanie, y noua de précieux contacts, écrivit plusieurs articles et tint des conférences sur la langue et la littérature roumaines. Cette passion, qui n'excluait pas les autres, allait se concrétiser par la publication, en novembre 1984, d'un dictionnaire danois-roumain de 800 pages et de quelque 40.000 entrées, vaste entreprise qu'il avait su mener à bien en collaboration avec une retraitée de l'enseignement, Emma Kjaerulf, et un spécialiste roumain, Valerin Munteanu. Il est bon de signaler ici que cette publication se fit dans le cadre des accords culturels dano-roumains et ne fut rendue possible que par une étroite coopération entre la Maison d'édition de l'Etat roumain et la "Dansk Historisk Hândbogsforlag".

Mais c'est dans le domaine de la lexicographie danoise que Poul Hoybye, d'abord sous la direction de Blinkenberg puis en collaboration avec lui, a fait son plus grand legs à la postérité. Grâce à son sens de la précision, son souci du détail, ses vastes connaissances dans de nombreux domaines, le tout lié à une solide santé et à une patience à toute épreuve, Poul Hoybye abattit, au milieu de ses fiches, de ses manuels de référence et d'ouvrages en tous genres, une somme de travail gigantesque, qui constitue le lot de tout lexicographe et qui n'est que trop souvent payée d'ingratitude. Après le dictionnaire danois-français de Blinkenberg et Thiele (auquel Poul Hoybye avait fortement contribué) édité en 1937, le duo Blinkenberg-Hoybye devenu inséparable publiait, en 1953, un supplément à cet

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ouvrage, puis, en 1964-1966, un gros dictionnaire français-danois (dont une refontemodernisée a paru en 1984), avant de donner une édition revue et augmentée du dictionnaire danois-français en 1975-1977. C'est à une nouvelle édition entièrementrefondue de ce monument que travaillent actuellement les successeurs de Blinkenberg et de H©ybye, dont certains ont déjà une longue expérience léxicographiquepour avoir œuvré sous la direction des deux maîtres. Cette édition verra le jour en 1990.

Poul Hoybye aimait beaucoup la littérature en général. Mais il eut une prédilection pour Hans Christian Andersen, à qui il consacra de nombreux articles et opuscules. Par ceux qu'il écrivit en français, il n'a pas peu contribué à changer aux yeux du public français l'image d'Andersen, trop longtemps tenu pour un conteur plutôt mièvre valant surtout "par la grâce un peu mélancolique du récit" (cf. définition du Larousse jusqu'à ces dernières années). Indéniablement, Poul Hoybye fut un des grands anderséniens de notre temps. En collaboration avec Jean-Jacques Gâteau, il publia en 1951 un choix de contes dans une traduction française qui fait autorité. Il était dans la nature des choses qu'en tant que lexicographe, Poul Hoybye s'intéressât aussi aux problèmes de la traduction. Mais ce fut plus en praticien qu'en théoricien. De ses traductions on détachera une superbe adaptation de "Un valet et ses deux maîtres" de Goldoni, donnée sur plusieurs scènes au Danemark.

Pour qui a connu Poul Hoybye dans ses multiples activités, l'impression générale de l'homme demeure ineffaçable: un visage rond, lumineux et empreint de bonté, un esprit toujours en éveil, un œil malicieux et indulgent, une voix grave, constamment chaleureuse, mais surtout ce don de sympathie immédiate et cette faculté, privilège si rarement consenti, de jeter un regard neuf et émerveillé sur ce que l'on connaît pourtant déjà bien.

Copenhague

Rappelons qu'en 1973, Revue Romane a publié un volume de mélanges dédié à Poul Hoybye
à l'occasion de son 70e anniversaire (N. d. 1. r.).