Revue Romane, Bind 21 (1986) 2

John Pedersen: Perec ou les textes croisés. Études Romanes de l'Université de Copenhague, 1985. 131 p.

Mireille Ribière

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John Pedersen revendique, sans ambages, le droit à la subjectivité en matière d'analyse littéraire lorsqu'il nous propose de parcourir successivement les cinq récits auxquels Perec doit sa réputation d'écrivain {Les Choses, Un homme qui dort, La Disparition, W ou le souvenir d'enfance et La Vie mode d'emploi): c'est en lecteur "éveillé" qu'il exploite la veine intertextuelle afin de dégager les aspects essentiels de textes fort divers, à raison d'un chapitre d'une dizaine de pages pour chacun des quatre premiers textes, d'une quarantaine pour La Vie mode d'emploi.

Au fil des chapitres, cependant, on en vient à se demander si cette revendication - fort légitime, par ailleurs - n'a pas pour fonction de masquer certaines lacunes. On aurait tort d'attendre de cette modeste introduction qu'elle renouvelle substantiellement les théories de la lecture et de l'intertextualité. On est pourtant en droit de s'étonner que la théorie de la réception et les travaux sur l'intertextualité ne soient mentionnés dans le second chapitre que pour être mieux oubliés par la suite. La prise en compte de certains acquis théoriques aurait permis d'éviter, semble-t-il, quelques confusions regrettables. Un exemple suffira: il s'agit de l'amalgame qui s'opère, grâce à la formule "croisement de textes" (chapitre 6), entre la référence culturelle sous forme d'emprunts littéraires de toutes sortes et l'alternance d'un récit autobiographique et d'une fiction dans l'espace paginai d'un même livre, W ou le souvenir d'enfance. En effet, s'il y a bien, dans les deux cas, appel à la participation active du lecteur, thèse qui sous-tend l'ensemble de cet ouvrage, les opérations de lecture mises en cause sont de nature sensiblement différente.

Il est dommage que la portée de remarques ou d'analyses souvent pertinentes, notamment en ce qui concerne la relation autobiographie/fiction, se voit ainsi affaiblie par une désinvoltureméthodologique qui n'est pas tout à fait innocente. On croit comprendre à demi-mot, en début de volume, que l'approche subjective est à la théorie du texte ce que l'œuvre de Perec est à "un certain nouveau roman" (sic): une manière de démenti. Un tel parti pris de lecture n'est pas sans affecter l'examen du "rendement ou de l'effet possible (...) des emprunts

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littéraires" (p. 28) qui nous est proposé et ceci tout particulièrement aux chapitres 3 et 4 consacrés respectivement aux Choses et à Un homme qui dort. Il est symptomatique que les notations sur les "anciennes métaphores", et le long passage sur le dialogue impossible avec l'arbre qu'introduit une citation implicite de Lamartine ("la nature est là qui t'invite et qui t'aime"), ne soient pas perçues comme une référence à Robbe-Grillet: dans l'article intitulé "Nature, humanisme, tragédie", il est précisément question d'un certain "vallon" et de La Nausée. Pour Perec, dans les années 60, le problème est bien, comme l'affirme Pedersen, de renouer avec 1' h/Histoire et il n'est pas indifférent que ces préoccupations passent par Tinter textualité dans des récits dont les personnages se voient confrontés eux aussi à des choix idéologiques, sinon artistiques. Il n'y a pas pour autant besoin de minimiser les acquis du "nouveau roman" dans son ensemble, au contraire : décrassé de certaines conventions désuètes, en rupture tant avec le naturalisme qu'avec l'humanisme, le récit de fiction était prêt pour de nouvelles aventures.

Reconnaissons-le, ce sont les qualités de cet ouvrage qui en font les défauts: c'est parce qu'il met en appétit qu'on a envie de se montrer exigeant envers Pedersen. Il est, d'une part, desservi par la formule qu'il s'est choisie: aborder un aspect particulièrement délicat de l'écriture perequienne à l'intérieur d'une présentation générale des textes. Dès lors qu'on ne propose ni un repérage exhaustif des emprunts ni une analyse des opérations d'écriture qui permettent leur intégration, l'intertextualité se ramène à une somme d'effets de sens, il est fâcheux de faire à la fois l'économie d'une analyse des procédures et celle de l'explicitation des choix qui déterminent l'examen de tei effet plutôt que de tel autre. La publication d'une introduction de ce type ne peut, d'autre part, se justifier que dans la mesure où elle anticipe des études plus approfondies: la hâte fait partie du projet. D'où, on va le voir, certaines inégalités dans l'analyse d'un même texte ou de textes différents.

Le chapitre 5 est consacré à La Disparition, roman à énigme dont la solution n'est autre que le procédé générateur, à savoir l'omission de la lettre "e". Loin de s'attacher exclusivement au caractère spectaculaire de l'exercice, aspect qui a trop longtemps retenu la critique, Pedersen met en valeur la dimension ludique du texte et souligne tant les implications littéraires que personnelles de ce blanc typographique, en relisant certains textes à la lumière de leur ré-écriture lipogrammatique et en reliant ce "refoulement" d'une lettre à la thématique du manque telle qu'elle apparaît dans le récit autobiographique de Wou le souvenir d'enfance. Si le texte est généré par un manque littéral pourquoi alors suggérer une lecture superficielle du roman, qui consisterait à lire le texte normal sous le texte lipogrammatique, et donc à faire abstraction de ce dernier? comment la poursuivre lorsque Perec ne l'induit que pour mieux piéger son lecteur? Dans nombre de cas, "l'autre texte" est tout aussi lipogrammatique, et l'incongruité de certaines formules ("Otto Ottaviani, s'autopropulsant d'un pas hâtif" par exemple) n'a d'autre fonction que celle d'attirer l'attention sur la fabrique textuelle. De même, si la reconnaissance de tout emprunt implique, dans un premier temps, un retour à l'original, c'est se priver de bien des subtilités - dont la plupart ne sont pas tristes - que de privilégier la relation à l'original aux dépens de l'examen attentif de la syntagmatique dans laquelle s'inscrit le fragment. Si l'œuvre de Perec est une "œuvre ouverte" - et là encore il faudrait nuancer — et si, comme le souligne fort justement Pedersen, la pratique citationnelle assure en partie cette ouverture, elle ne prend tout son aens» que parce qu'elle introduit du "jeu", un élément de tension, dans une construction textuelle extrêmement serrée, par ailleurs.

L'approche thématique n'est peut-être pas la plus apte à mettre en valeur cette tension
entre système ouvert et système fermé, quoique Pedersen réserve parfois des surprises à son

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lecteur. Ainsi dans le chapitre 7, consacré à La Vie Mode d'emploi, la présentation des trois personnages dont l'activité s'apparente au travail de l'écriture, et la discussion de thèmes tels que voyage/enfermement, savoir/illusion, mort/souvenir, débouche sur la problématique du ... texte: "le texte s'étale dans sa matérialité (...) c'est en lisant La Vie qu'on apprend à mieux regarder le texte - de tous ses yeux" (p. 103), "c'est un roman sur la narration, sur la vie continue d'anciens textes, sur le rapport paradoxal qui unit contrainte et liberté dans la productionlittéraire" (p. 122). On est tout de même assez loin de la conclusion du chapitre 3: "avec Les Choses, Perec dépasse d'emblée un certain nouveau roman narcissique" (p. 47).

Reconnaissons-le, ce sont les faiblesses de cet ouvrage qui en font l'intérêt. On dirait qu'à la lecture de Perec quelque chose a bougé et que ce volume en est la trace. Il reste donc à souhaiter qu'à son tour il entraine son lecteur sur le même chemin et à féliciter la Revue Romane d'avoir publié la première étude en français qui porte sur l'ensemble, ou presque, de l'oeuvre romanesque de Perec. La qualité de la langue ainsi que le soin apporté à l'impression et à la mise en page en rendent la lecture particulièrement agréable.

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