Revue Romane, Bind 21 (1986) 2

Jacques Moeschler: Argumentation et Conversation. Éléments pour une analyse pragmatique du discours. Langues et apprentissage des langues. Hatier, Paris, 1985. 203 p.

Henning Nølke

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Depuis une dizaine d'années, aucune branche de la linguistique ne semble avoir connu un développement aussi rapide que la pragmatique. Il est très difficile de se tenir au courant, et à plus forte raison d'évaluer les idées nouvelles qu'apporte la multiplicité d'articles et d'ouvrages: on a besoin de travaux synthétiques. Personne n'égale Jacques Moeschler dans ce domaine, et c'est avec grand plaisir qu'on ouvre son récent livre portant sur l'analyse du discours. On lira: "Le but de cet ouvrage est double. Tout d'abord, j'aimerais donner une présentation accessible de recherches linguistiques regroupées autour des notions de pragmatique, d'argumentation et de conversation" (p. 10). Voilà qui permet au lecteur de mieux suivre et d'apprécier la poursuite du deuxième but recherché par 1 auteur dans son iivre qui es,t de "présenter les bases d'un modèle d'analyse du discours".

Corollairement, l'ouvrage se compose de deux parties plus une introduction très développée,dans
laquelle Moeschler présente et définit les notions fondamentales qui se rapportent

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au sujet traité. Dans les trois premiers chapitres, il aborde les domaines de la "pragmatique", de l'argumentation" et de "l'analyse hiérarchique et fonctionnelle de la conversation", et dans les deux derniers - la partie la plus originale de l'œuvre - il tente d'intégrer la théorie de l'argumentation à celle de la conversation.

Ce n'est en fait que trop rarement que les linguistes se soucient de préciser leur propre emploi de termes centraux tels que contraintes, règles et normes. Voilà justement trois des concepts dont Moeschler donne une description éclairante. Une norme, par exemple, "est une convention fixée par une institution" (qui peut se présenter sous diverses formes). Elle "a pour propriété d'être ou respectée ou violée", et sa violation "entraîne une sanction, fixée par l'institution en question" (p. 11). Il va sans dire que cette précision des concepts facilite beaucoup l'évaluation des analyses théoriques qui s'appuient sur eux. La deuxième partie de l'introduction donne un excellent aperçu des domaines d'étude qu'aborde l'ouvrage, ainsi que des principaux problèmes que rencontrent les analyses.

Les trois premiers chapitres du livre constituent un exposé des trois domaines mentionnés. Je trouve que la grande valeur de ce travail réside à la ïoh dans la rigueur obtenue grâce aux définitions données dans l'introduction, et dans le style limpide et personnel de Moeschler, qui, tout en connaissant bien ce dont il parle, ne peut s'empêcher d'y apporter sa propre "touche". Dans le chapitre qui traite de la "pragmatique", il ne s'agit pas d'aborder les nombreux problèmes épineux dont une vaste littérature manifeste l'existence (peut-être l'auteur aurait-il dû mentionner ce fait), mais plutôt de donner un aperçu raisonné des différentes approches qui ont été tentées. Si cette stratégie aboutit à une description un peu superficielle de la trichotomie syntaxe/sémantique/pragmatique - l'auteur aurait dû, me semble-t-il, noter qu'il ne parle que d'une seule tradition syntaxique - elle lui permet en revanche de réserver aux problèmes de l'illocutoire et de l'implicite un traitement synthétique qui fournit matière à réflexion. Le fondement conceptuel est celui de Ducrot: "Contrairement au postulat "pragmatique" de toute la tradition linguistique structuraliste, le langage ne sert pas à informer, représenter, référer, etc." (p. 25) (mais il ne faut pas être dupe: Moeschler est néanmoins structuraliste lui-même). Les processus d'implicitation et d'orientation (argumentative) ne se superposent pas à une valeur informative conçue comme primaire: ils sont en effet eux-mêmes primaires. Dans cette optique, je vois cependant un problème dans la description que propose l'auteur de l'implicite. Il distingue à la page 34 une valeur littérale et une valeur implicite. Mais qu'est-ce que c'est que la "valeur littérale" (qui devient un peu plus loin un "sens littéral") dans une approche non-linéaire (cf. p. 44)? Sur ce point, l'auteur nous laisse dans l'incertitude.

Dans le deuxième chapitre, Moeschler nous ouvre les portes du monde théorique d'Anscombreet Ducrot. La version la plus récente de leur théorie argumentative, qui intègre notammentla notion importante de topos, est présentée et discutée - dans ses grandes lignes et dans ses rapports avec les autres sous-théories de l'analyse discursive. D'un point de vue empirique, ce chapitre n'apporte pas grand-chose de nouveau, et, dans certains cas, l'analyse des exemples cités à l'appui se fait même un peu trop vite. Ainsi dans l'analyse de l'exemple (59) Gaston est intelligent mais brouillon, il ne semble guère correct de dire que "mais indiqueque le premier argument (Gaston est intelligent) est orienté positivement, et que le deuxième (...) l'est négativement" (p. 66). Mais indique seulement que les deux arguments ont des orientations inverses: c'est le topos qui fournit les orientations elles-mêmes. Encore une fois, c'est la présentation synthétique qui constitue le grand mérite de l'auteur. Non seulement il arrive, par son talent didactique, à rendre accessible une théorie subtile, mais il

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précise même quelques notions restées parfois flottantes dans les œuvres des pères de la
théorie. Ainsi j'aime bien la classification des différents types d'instructions qu'il propose
dans 4.2.2.

Le troisième chapitre s'intitule "La conversation", et l'auteur y présente la grammaire du discours telle qu'elle a été développée au sein de 1' "École de Genève" (autour d'Eddy Roulet), dont fait partie notamment l'auteur lui-même. Si la notion de cohérence argumentative était centrale dans le deuxième chapitre, c'est la cohérence discursive qui est l'objet du troisième chapitre. Sera d'abord établi un inventaire de "constituants conversationnels majeurs". L'auteur distingue les trois types: Yéchange (la plus petite unité dialogale), (la plus grande unité monologale) et Vacte de langage (la plus petite unité monologale). Seront ensuite analysées les structures dans lesquelles entrent ces constituants, ainsi que les règles qui les gouvernent, les contraintes qui pèsent sur eux, etc. On verra comment l'auteur se fonde constamment sur les concepts si minutieusement définis dans l'introduction de l'ouvrage. Dans un premier temps, il crée de cette manière un modèle rigide et statique de la conversation. Ce modèle a cependant ses limites, car la conversation est plutôt dynamique de par sa propre nature. C'est pourquoi Moeschler essaie, dans un deuxième temps, d'élaborer un modèle dynamique, qui serait capable d'analyser les aspects "programmateurs" de la production linguistique. Au fond, loin d'être en concurrence, les deux approches se complètent. Il me semble que cette manière de procéder a non seulement un intérêt théorique mais aussi un intérêt méthodologique.

il est évident qu'il y a des relations étroites entre les deux théories argumentative et conversationnelletraitées dans les chapitres deux et trois. Dans les deux derniers chapitres, l'auteurse propose de clarifier ces relations. Son hypothèse principale est que cette relation est bidirectionnelle: d'une part, l'argumentation exerce une fonction de contrainte sur la conversation(due à l'exigence de la cohérence argumentative), et d'autre part, la conversation a le pouvoir de contraindre l'argumentation. On voit ici poussée jusqu'à ses limites extrêmes l'hypothèse de la non-linéarité: il est impossible d'imposer un ordre au processus interprétatif. Le quatrième chapitre apporte des observations intéressantes sur le "rôle structurel des connecteurs"(dans la structure conversationnelle, bien entendu). Les connecteurs seront perçus comme traces de la cohérence argumentative : ils marquent différents "mouvements discursifs" tels que les mouvements concessifs, conclusifs et consécutifs, qui sont soumis à des analyses particulières. Il est intéressant de noter que cette nouvelle approche aboutit à une classification(rudimentaire) qui diverge un peu de celle proposée dans le chapitre sur l'argumentation. Le chapitre se termine par une analyse structurale d'un texte authentique. Si les analyses du quatrième chapitre sont restées au niveau de l'intervention, celles du dernier chapitre abordentle niveau de l'échange. C'est là que deviennent pertinentes les notions de clôture, d'expansion et de négociation. En effet, selon l'auteur, "tout se passe (...) comme si le dilemmeessentiel des participants d'une conversation pouvait se résumer lapidairement dans l'alternative suivante: clore en poursuivant ou poursuivre pour clore'l (p. 152). En analysant un assez long échange authentique portant sur la (mauvaise) qualité du vin suisse, l'auteur montre comment ce dilemme donne lieu à la négociation, qui peut se présenter sous plusieurs formes et qui est l'essence même du dialogue ("sans négociation, le dialogue se transforme en monologue, la ionction de 1 interlocuteur étant réduite à ceiie de simple récepteur du message" p. 176). Avec ce chapitre, la boucle est fermée: l'argumentation contraint la structurede l'intervention, et la structure de l'échange pose des contraintes sur les interventions dont il se compose et partant sur leurs structures argumentatives. Moeschler conclut ces

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deux chapitres programmatiques en affirmant que c'est "par une intégration des deux types
de phénomènes que la connaissance des mécanismes généraux d'enchaînement et d'interprétationpourra
évoluer de façon productive" (p. 186).

Ce sont justement cet esprit de synthèse et un souci didactique prononcé qui constituent les deux qualités les plus importantes de ce livre. Grâce à une cohérence méthodologique et une présentation conséquente, l'auteur réussit à mettre un peu d'ordre là où auparavant régnait le chaos. Il est évident qu'un livre qui fait à peine 200 pages ne saurait résoudre les problèmes généraux de méthode et de systématisation et fournir en même temps des analyses détaillées. On peut toutefois regretter de temps à autre qu'il n'y ait pas plus d'illustrations et d'analyses empiriques. Certains passages difficiles deviennent de ce fait moins accessibles qu'on n'aurait pu le désirer. De même, j'aurais été heureux de trouver une discussion plus développée de certains problèmes qui traînent depuis longtemps dans la littérature linguistique. Par exemple: peut-on parler d'un sens littéral, et, si oui, (ce qui semble être la réponse de Moeschler), de quelle nature ce sens est-il?

Ces petits soupirs ne suffisent cependant pas - tant s'en faut! - à gâter l'impression nettement positive que donne cet ouvrage. Nous avons en effet un grand besoin de travaux de synthèse qui soient à la fois originaux et didactiques. Et c'est là justement la force de Jacques Moeschler. Peu nombreux sont en effet ceux qui peuvent, comme lui, embrasser un domaine si vaste en si peu de pages, faciles à lire. Ce livre servira aussi bien ceux qui désirent une introduction à l'analyse du discours que ceux qui aimeraient se tenir au courant des dernières nouveautés dans ce domaine. La synthèse qu'il représente des deux écoles peut-être les plus intéressantes de la pragmatique linguistique romane est très réussie.

Copenhague