Revue Romane, Bind 21 (1986) 2

Hermann H. Wetzel: Rimbauds Dichtung. Ein Versuch "die rauhe Wirklichkeit zu umarmen". Romanische Abhandlungen Band 4, J. B. Metzlersche Verlangsbuchhandlung. Stuttgart, 1985. 254 p.

Michel Olsen

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La critique des vingt dernières années a insisté sur les effets déconstructeurs de la poésie moderne. Cette tendance est très nette pour l'approche d'un Mallarmé et elle s'est également fait sentir dans les études rimbaldiennes. On a remplacé le jeune poète qui voulait changer la vie, qui, selon certains, possédait des secrets mystiques, par un joueur qui, à proprement parler, ne voulait rien dire, ou qui ne visait qu'à déconstruire la tradition occidentale, inaugurant ainsi un travail que poursuivent certaines tendances de la philosophie et de la critique littéraire

Le travail de Hermann H. Wetzel (dorénavant HHW): "La Poésie de Rimbaud, une tentative
d'étreindre la réalité" se propose d'opérer un retour à cette réalité que Rimbaud évoque
à la fin d'Une Saison en Enfer.

Nous ne retombons pas pour autant dans une lecture référentielle simpliste. Si HHW écarte l'idée d'une poésie qui parlerait pour ne rien dire, cela ne l'entraîne pas à accepter la poésie anecdotique. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, il refuse de voir dans "Mon triste cœur..." une allusion à un (improbable) séjour du jeune Rimbaud dans une caserne communarde.

La poésie constitue, selon HHW, un modèle de la réalité, et un modèle possède au moins trois caractéristiques: il représente quelque chose (ce quelque chose peut pourtant être un autre modèle), il réduit les propriétés de l'original et il représente ce quelque chose pour quelqu'un et à une fin déterminée (caractéristique pragmatique). Dans l'introduction à l'ouvrage que j'évoque en ce moment, HHW a recours à la conceptualisation du modèle d'un Stachowiak qui se propose de faire voir comment l'homme transforme la réalité et la rend communicable. Malheureusement, les remarques concernant ce sujet important sont on ne peut plus succinctes. Il semble que Stachowiak suppose l'existence d'un degré zéro - présémantique— du modèle, degré auquel aurait lieu une information matérielle sur l'environnement.S'agit-il

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nement.S'agit-ilde la perception? L'important pour notre propos est que ce degré zéro semble fonctionner avant la langue et qu'il donnerait lieu à la formation de modèles. Même le premier degré semble fonctionner sans la langue qui, si je ne me trompe, n'intervient qu'au deuxième degré (p. 13).

S'il m'est difficile de comprendre à fond cette partie de la théorie, il m'est facile, par contre, de partager l'avis de l'auteur quand, à la suite de Jakobson, il affirme que, dans la fonction poétique, le langage ne renvoie certes pas directement à la réalité, mais à la réalité telle qu'elle est construite dans le texte. Bref (et en résumant à outrance), le texte poétique se rapporte à la réalité, mais à la réalité conçue comme modèle de réalité. L'autoréférence du texte poétique nous permet, plus que le texte simplement référentiel (le texte d'utilité quotidienne, didactique ou outre), de prendre conscience de notre rapport à cette même réalité, de nous apercevoir comment nous la concevons et même de la concevoir autrement. C'est en ce sens que la poésie, selon HHW, peut être constructiviste (alors que le déconstructivisme, à la mode outre-Atlantique, se voit réduit à ne décrire qu'un moment du processus total de la construction de la réalité qui s'opère en poésie; car, évidemment, toute construction suppose une déconstruction préalable).

Quant aux notions opératoires, il peut suffire de signaler la distinction entre modèle poétique simple et modèle complexe (le modèle simple correspond dans une large mesure à nos idées et perceptions habituelles, le modèle complexe augmente par contre le nombre des métaphores et brouille les systèmes sémantiques conventionnels, de façon à effacer "l'effet de réel" du texte, cf. p. 18 et 26).

Cela permet une première périodisation des poésies de Rimbaud: après une période d'imitation suivent les modèles poétiques simples: caricature, parodie simple (qui évoque le modèle parodié) et les modèles poétiques complexes (ceux-ci réalisées pleinement dans les Illuminations, mais déjà esquissés dans certains poèmes antérieurs tel le célèbre "Bateau ivre"). Résultat surprenant de cette périodisation d'après des critères textuels: la mise à l'écart des "derniers vers" qui seuls, selon l'auteur, font l'objet de la critique de la poésie telle qu'elle s'exprime dans I'"Alchimie du Verbe" d'Une Saison. D'autre part, une relecture serrée des "Lettres du voyant" permet à l'auteur d'affirmer que Rimbaud continue la réalisation de son programme jusqu'aux Illuminations et jusqu'à une Saision en Enfer (ces deux œuvres étant placées comme quasi-contemporaines, option légitime selon les critères de la critique textuelle externe puisque Bouillane de Lacoste n'a daté qu'une copie des Illuminations comme postérieure à Une Saison, et rendue probable par l'analyse de HHW qui voit dans Une Saison un rappel à la réalité après la déviation subjectiviste et magique des derniers vers, retour qui se poursuivrait avec les Illuminations).

L'avantage de l'approche de HHW est de nous permettre de prendre au sérieux les premières poésies de Rimbaud. Des morceaux d'anthologie comme "Le Dormeur du val" ou "Les Effarés" (classés comme "modèles poétiques simples") prennent un sens moins anodin quand ils sont lus, comme le fait l'auteur, sur l'arrière-fond d'lntimités de Coppée ou de la poésie patriotarde de l'époque (à laquelle a sacrifié jusqu'à un Victor Hugo): le jeune mort de Rimbaud est un soldat dont le lecteur ignore la nationalité. Même "le forgeron", que HHW caractérise à bon droit comme "de l'idéologie versifiée", prend du relief, lu comme une application de la Grande Révolution à l'actualité: Napoléon 111 est encore empereur, mais, déjà, il est menacé par l'atmosphère révolutionnaire.

Ainsi l'auteur, privilégiant dans une certaine mesure les premières poésies, arrive-t-il à les
intégrer dans une évolution, au cours de laquelle Rimbaud va accentuer toujours plus - exceptionfaite

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tionfaitedes "Derniers Vers" et de certains poèmes polémiques - la déconstruction-reconstructiond'anciens
modèles poétiques, évolution déjà amorcée avec les premières poésies et
poursuivie jusque dans Une Saison et les Illuminations.

Les résultats du travail de HHW sont clairs et faciles à résumer: Rimbaud est, avec quelques exceptions, notamment les "Derniers Vers", un poète "objectif"; il s'intéresse moins aux "états d'âme" qu'à la réalité à transformer, mais, une fois éloignées les espérances liées à la Commune, cette transformation de la réalité est tentée par la voie de la modification des modèles de réalité qui nous conditionnent ainsi que par la tentative d'en créer de nouveaux. Cette approche fait remonter "l'originalité" de Rimbaud jusqu'aux poèmes retenus le plus souvent pour d'aimables exercices de style. Elle entraîne une réévaluation des "Lettres du voyant", la voyance étant conçue comme un travail sur la réalité, c'est-à-dire surtout sur les modèles qui en conditionnent la saisie. L'adieu à la poésie, tel qu'il est formulé dans Une Saison se voit limité aux "Derniers Vers" qui sont conçus presque comme une déviation subjectiviste (et en effet, dans certains de ces poèmes, l'emploi des pronoms personnels (Je et tu) dépasse la moyenne de cet emploi dans l'œuvre complète, observation qui ne fait que renforcer la thèse de HHW), et, toujours selon HHW, Rimbaud poursuit la réalisation de la "voyance" (réinterprétée) avec les Illuminations et Une Saison. Le fait de considérer Rimbaud comme un poète "objectif" donne lieu à un examen le plus souvent fructueux de Farrièrefond politique et social et, surtout, de l'intertextualité dans laquelle se situe la poésie de Rimbaud.

Ce résumé, je l'espère, donnera déjà une idée de ia grande vaieur du travail de HHW, valeur qui est augmentée par une documentation soigneuse et par la clarté de l'exposé. Ce travail est discutable, falsiflable (ce qui, je le rappelle, est une louange en epistemologie: il ne se dérobe pas au contrôle). HHW a choisi de s'arrêter sur un certain nombre de textes, qui jalonnent judicieusement la carrière poétique de Rimbaud. Cela le force à en passer d'autres sous silence. Or, il est frappant de voir qu'un Yves Bonnefoy (dans Rimbaud par lui-même), choisissant d'autres textes parmi les Illuminations, arrive à des conclusions presque diamétralement opposées à celles de HHW: pour lui, les Illuminations marquent un retour vers une voyance subjectiviste (nouveau désaccord sur les "Lettres du voyant" rattachés à une volonté de changer la réalité par des moyens magiques, y compris la drogue). Sur l'interprétation de "Barbare" aussi, les deux auteurs ont des avis différents, Bonnefoy y voyant l'influence de la drogue, alors que HHW y lit l'élaboration d'une utopie sociale sans rapport directement référentiel à la réalité (cette analyse, très fouillée, constitue en effet, un exemple d'un "modèle poétique complexe"). Le parti pris de presque tout rapporter aux codes sociaux, bien qu'il soit souvent convaincant, ne l'est pourtant pas toujours: ainsi l'analyse de "Royauté" à partir de la menace de la réinstallation d'une monarchie ne me convainc guère, malgré le contexte politique monarchiste. Je préférerais y voir une utilisation de la royauté du conte de fées et, partant, la description d'un état subjectif. Et en ouvrant cette discussion, je serais forcé de traiter du caractère subjectif ou objectif des Illuminations (à moins de renoncer à y voir une unité d'esprit, ce qui serait une troisième solution).

Autre remarque: HHW observe avec justesse que le titre de "Derniers Vers" n'est pas de Rimbaud. Ici non plus, nous n'avons aucune garantie que ces poèmes aient été réunis par l'auteur, tn privilégiant parmi ces "Derniers Vers" ceux qui sont repris dans 1' "ALhimie du Verbe", HHW se donne par contre un corpus établi par Rimbaud lui-même. Il est normal que la critique de Rimbaud s'applique aux poèmes qu'il présente lui-même comme autant d'exemples de ses aberrations subjectivistes. Mais cette critique vaut-elle pour tous les

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"Derniers Vers" ? L'analyse de "Comédie de la soif" ou "Entends comme brame..." donnerait à mon avis, d'autres résultats: on pourrait facilement y distinguer la poursuite de la critique des "modèles de réalités" traditionnels. Ou pour "Mémoire", un très beau poème, qui retrace, selon la plupart des commentateurs, l'enchaînement du poète à la problématique familiale?

Ces quelques remarques critiques montrent que j'hésite un peu à suivre les thèses de HHW jusqu'au bout. Mais ceci dit, je ne peux que le féliciter d'une approche qui, évitant le biographisme et le réalisme référentiel, arrive à faire parler ces très beaux textes d'une réalité qui est toujours encore en grande partie la nôtre, ou, plus précisément, d'y voir aussi bien une critique de notre approche de la réalité qu'une construction de nouveaux modèles utopiques, modèles, est-il besoin de le dire, qui ont déjà pénétré, parfois mal compris, dans la vie de tous les jours. Le mythe de Rimbaud en témoigne.

Roskilde