Revue Romane, Bind 21 (1986) 2

John O'Neal: Seeing and Observing. Rousseaus Rhetoric of Perception. Stanford French and Italian Studies 41. Anma Libri. Stanford, 1985. 144 p.

Jørn Schøsler

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Dans son "Introduction" l'auteur de ce livre signale à juste titre le manque frappant d'études portant sur le problème de la perception dans l'œuvre de Rousseau. Ceci est d'autant plus curieux que ce problème, comme on le sait, fut au cœur de l'epistemologie et de la métaphysique du XYI!Ie siècle. Voulant combler cette lacune l'auteur nous propose avec son étude ce qu'il appelle une "Rhétorique de la perception", étiquette qui laisse soupçonner une approche autre que strictement philosophique. En effet il ne s'agit pas ici, comme on pouvait s'y attendre, d'un examen minutieux des notions et des termes philosophico-psychologiques de la pensée de Rousseau, mais d'une étude de divers aspects bien différents de l'œuvre de Rousseau à partir d'un "broadly based, yet spécifie line of inquiry" (p. 4). Le fil conducteur de l'analyse c'est la notion de 'perception' mais entendue au sens large du mot, en partie inspiré du livre de Jean Starobinski La Transparence et l'Obstacle. Par "perception" l'auteur entend désigner toute la réalité psychique, donc des phénomènes aussi divers que la sensation, la mémoire, l'imagination, le sentiment, l'intuition, tous considérés comme des "modes of perception" (p. 2).

Comparant sa notion de perception au fameux 'esse est percipi' de Berkeley — bien que renouvelant plutôt le projet réductionniste de Condillac de Y Essai sur l'Origine des Connaissances Humaines - l'auteur la subdivise en deux autres concepts qu'il nomme "seeing and observing" (p. 5). Selon lui - et c'est là la thèse de son livre - l'œuvre et la vie de Rousseau peuvent se comprendre comme une dialectique entre ces deux modes de perception, et, pour démontrer sa thèse, il invite le lecteur à un voyage à travers une partie de l'œuvre de Rousseau examinant d'abord les œuvres fictives (ch. I: La Nouvelle Héloîse, ch. II: Emile), ensuite les œuvres autobiographiques toujours dans l'ordre chronologique (ch. III: Confessions + Dialogues, ch, IV: Rêveries). Retenons les définitions que nous donne l'auteur de ces deux formes de 'perception' : "The kind of perception that leads to récognition of one's fellow human beings and then directly to a feeling of attachment or to internalized sentiment in general — I hâve called "seeing". When perception stops at the level of the sensés and remains externalized or is used, at most, to provide intellectual data for reason, it becomes "observing" (p. 6). On voit que cette distinction sans doute importante pour comprendre Rousseau n'est au fond rien d'autre que la différence entre "sensation" et "sentiment" d'ailleurs souvent confondus au XVIIIe siècle. Muni de ces deux définitions fondamentales qui font apparaître l'imprécision de sa notion de 'perception', l'auteur s'attaque d'abord à la Nouvelle Héloîse (ch. I: "The Uncertain Conquest of the Sensés"). Ce roman, selon lui, est au fond un exposé des différents modes de percevoir: Saint Preux en proie aux tentations du "sensous love" est élevé au "virtous love" incarné par Julie alors que le digne époux de celle-ci, M. de Wolmar, représente un rationalisme sage basé sur les sens. Ainsi, nous dit l'auteur, deux

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modes de perception sont en conflit dans la Nouvelle Heloîse. D'un côté il y a 1' "observing" = le "sensual observing" de Saint Preux (= sensual love) + le "rational observing" de Wolmar et de l'autre il y a donc le "seeing" par quoi il faut entendre la vérité du cœur. Mais si l'auteur étonne en unissant la sensation et le raisonnement sous le terme commun d'"observing", il surprend également par le sens large accordé au mot "seeing". En effet, sous ce terme se résume tout mouvement du cœur, qu'il s'agisse d'une perception immédiate de l'objet présent (Saint Preux face à Julie ou la "pitié" de l'homme primitif), d'une perception médiate par la mémoire ou par l'imagination de l'objet absent (Saint Preux au Valais ou Saint Preux avec le portrait de Julie) ou la vision divine, transcendante et mystique, de Julie sur son lit de mort (p. 51-52).

Après la Nouvelle Héloîse l'auteur étudie "the Rhetoric of Perception" dans YE mile, seconde œuvre de fiction (qui a pourtant plutôt l'air d'un traité pédagogique!) (ch. II: "The Perceptual Circle"). Selon lui, ce livre "carries the rhetoric of La Nouvelle Héloîse one step further by delineating the order in which the perceptual modes should ideally be introduced to a child" (p. 56). Effectivement, Rousseau nous donne ici l'ordre chronologique dans lequel se développent les sens, la raison et la sensibilité (morale et religieuse). Mais l'auteur n'affronte pas le problème fondamental qui se pose à sa "rhétorique de perception" par cette succession qui n'est pas seulement chronologique mais aussi épistémologique et métaphysique dans la pensée de Rousseau. Car il est évident que la succession imposée à Rousseau par l'auteur (seeing - rational observing - sensual observing) est exactement l'inverse de celle exposée par Rousseau dans ïEmïle i Pour éclaircir ce diiemme ii aurait fallu une analyse plus approfondie et précise de la psychologie de Rousseau. L'auteur, tout en reconnaissant l'importance accordée aux sens comme fondement de la connaissance par Rousseau, considère néanmoins le "seeing" (le cœur) comme le mode de perception fondamental dans l'Emile (p. 67-68). Faute d'une analyse conceptuelle, il tombe dans des contradictions par exemple à propos de la notion centrale de "conscience" (le sentiment moral du cœur): "conscience, which the vicar claims to be man's innate, moral instinct and guiding light, can thus be explained in terms of judgment, which is gained through expérience" (p. 70). Et plus loin: "The pleasure principie assisted by judgments does not, in the final analysis, turn out to be their ultimate index for what is generally good, true and just. That index resides in their conscience, which is innate and not acquired through expérience" (p. 71). Une analyse conceptuelle serrée de cette notion aurait permis à l'auteur de préciser la position de Rousseau pour qui la "conscience" n'est au fond rien d'autre que la sensibilité physique innée (amour de soi), sensibilité qui tient en germe tous les sentiments bons ou mauvais de l'homme et dont la réalisation - bonne ou mauvaise - dépend de la nature de l'éducation (cf. ma démonstration dans Revue Romane XIII, 1 (1978), p. 78-79). La même imprécision (erreur) se retrouve chez l'auteur lorsqu'il parle de la connaissance de Dieu dans VEmile: "Man, when présent in nature has only to glance at the surroundings to sensé, feel, and see consequently the "divine author" (p. 77). En effet, plutôt que dans une vision mystique ("seeing"), l'homme selon Rousseau peut connaître l'existence de Dieu rationnellement par deux preuves traditionnelles (depuis St. Thomas d'Aquin): la preuve cosmologique et la preuve finaliste que vient ensuite confirmer le sentiment du cœur (cf. Emile, Garnier-Flammarion, p. 354-359). Donc dans la balance épistémologico-ontologique de limile, 1 accent est nettement mis :>ur ie monde extérieur (sensation-raisonnement) et non sur le "seeing" transcendant. Dans ce qu'il appelle "The Perceptual Circle" (sensation-raison-sentiment) c'est le premier facteur qui occupe la place essentielle et non le troisième comme le prétend l'auteur (p. 80).

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Un troisième chapitre ("Blindness") consacré aux œuvres autobiographiques de Rousseau apporte un nouveau sens aux notions-clefs de "Seeing and Observing" car ce qui fait l'objet des Confessions et des Dialogues c'est I'"obstacle" (avec le terme de J. Starobinski) qui sépare Rousseau des autres hommes. Ainsi par "observing" l'auteur désigne ici le regard oblique ou faussé qui empêche les autres (et lui-même) de le voir tel qu'il est et par "seeing" la "transparence" idéale et impossible entre les hommes. Attribuant dans les Confessions l'obscurité grandissante qui l'enveloppe au fait que les autres ne le voient pas par leurs propres yeux mais par ceux du clan auquel ils appartiennent ou au fait qu'ils projettent sur lui l'image d'eux-mêmes (p. 98), Rousseau, nous dit l'auteur, propose dans les Dialogues une autre forme de "perception" plus proche de sa vérité subjective, à savoir la lecture de ses œuvres. A la différence de la perception immédiate de la présence réelle de Rousseau, la lecture de ses œuvres donne de sa personnalité l'image la plus vraie en révélant son "constant manner of being" (p. 109) dans la diversité de son moi changeant. Comme le dit l'auteur - visiblement influencé dans ce chapitre par la notion Récriture de Jacques Derrida - la vérité chez Rousseau semble se déplacer de 1' "évidence" sensualiste {la perception des sens comme critère de la vérité) à l'évidence de la fiction (l'écriture). On voit comment la notion de perception' un sens de plus en plus large. Ayant d'abord servi à l'auteur pour déterminer des phénomènes aussi divers que l'amour de St. Preux, l'amour du prochain (la pitié), et la vision transcendante de Dieu, le "seeing" signifie dans ce chapitre la compréhension mutuelle des hommes par l'intermédiaire d'une écriture autobiographique!

Dans le quatrième chapitre (" Along thè Byways to thè Self") l'auteur achève son parcours chronologique de l'œuvre de Rousseau par les Rêveries. Il attire justement l'attention sur le fait que Rousseau valorise ici la sensation - antérieurement dépréciée comme moralement dangereuse (dans la Nouvelle HéloTse). Il remarque aussi ajuste titre le rôle essentiel joué par la botanique dans la "Rhétorique de perception" de Rousseau. Déjà la raison à l'œuvre dans la classification de la botanique peut provoquer la rêverie de Rousseau, mais c'est surtout en dépassant celle-ci dans la sensation immédiate de la nature que celui-ci atteint la plénitude du "sentiment de l'existence". Donc, dans la terminologie de l'auteur, ce qu'on voit dans les Rêveries c'est un "rational observing" qui, malgré une certaine capacité de se transformer en "seeing" (rêverie), est délaissé au profit d'un "sensual observing" perçu par Rousseau comme un "seeing" (rêverie) (!). On voit que la terminologie inventée par l'auteur prête à confusion, néanmoins il a le mérite de signaler l'évolution intéressante de la Cinquième à la Septième Promenade: dans cette dernière Rousseau accorde une importance primordiale au monde extérieur comme source directe du "sentiment de l'existence" (p. 138). L'auteur ne semble pas voir que ce que fait Rousseau c'est donc au fond reprendre le sensualisme de YEmile mais en développant le contenu spiritualiste inhérent à la notion même de'sensation'. Une analyse conceptuelle comparative de YEmile et des Rêveries pourrait certainement préciser davantage le sensualisme de Rousseau.

Dans le dernier chapitre (ch. V: "Toward a Poetics of Perception") l'auteur résume en guise de conclusion le résultat de son étude: Rousseau se meut assez librement entre deux modes de "perception": "Seeing and Observing" qui donc maintiennent un équilibre entre eux (p. 139). Alors que ses disciples du siècle suivant exaltaient la sensibilité transcendante (le Romantisme) et que le siècle précédent cultivait la Raison, l'originalité de Rousseau serait de garder le lien avec le monde extérieur (la sensation). Ceci est vrai mais il faut ajouter que cette originalité caractérise tout le XVIIIe siècle dont la "Rhétorique de la perception" est justement la sensation! Non content d'avoir esquissé une "Rhetoric of Perception" de Rousseau,l'auteur

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seau,l'auteurajoute à la fin de son livre qu'il a voulu donner "more of a poetics than a rhetoricstrictly speaking" (p. 142-43) mais il laisse le lecteur sur sa faim quant à savoir ce qu'il entend par là. Aussi le terme "Rhetoric of Perception" sonne curieusement, car justement il ne fait pas une analyse du langage employé par Rousseau pour désigner les diverses approches cognitives du monde.

Quoiqu'il en soit, malgré l'imprécision conceptuelle qui doit permettre à l'auteur de lier des chapitres dont la succession est déterminée par la chronologie des œuvres, cette étude a le mérite incontestable d'attirer l'attention sur un aspect souvent négligé de l'œuvre de Rousseau. Il ne fait aucun doute qu'aucune étude sérieuse de la pensée de Rousseau ne peut se passer d'un examen minutieux de ce qui chez l'auteur se résume par la notion de 'perception'. Son livre présentant l'œuvre de Rousseau dans une optique nouvelle suscite la réflexion.

Le livre ne comporte pas d'index ni de bibliographie.

Nancy